En 2014 et 2015, Prospective Jeunesse et Ixelles Prévention se sont associées pour réaliser un projet au sein d’une école secondaire confrontée à des comportements de consommation jugés problématiques. Une situation qui n’a rien d’exceptionnel si ce n’est que l’équipe éducative a fait le choix de la gérer sans avoir recours à la police. Tout au long du projet, l’équipe a invité tous les protagonistes à prendre le recul nécessaire afin de pouvoir mettre en lumière les enjeux institutionnels liés aux problèmes de consommation et entamer un travail de construction du vivre-ensemble impliquant l’ensemble des acteurs, y compris les élèves.
Depuis plusieurs années, différents membres de l’équipe pédagogique nourrissent quelques inquiétudes par rapport aux comportements de consommation des élèves. Manque de concentration, agressivité, fatigue, ébriété, […]. Tels sont les principaux freins à l’apprentissage et à la réussite que le personnel scolaire associe à la consommation d’alcool et de cannabis.
Sollicités par la direction et le Centre PSE, nous avons entrepris d’établir un « état des lieux » reprenant les observations, les expériences et les ressentis des différents acteurs scolaires, de la direction aux élèves en passant par les enseignants, les éducateurs, le personnel technique, le médiateur de la Communauté française, le PMS et le PSE.
Pas moins de onze focus groupes² ont ainsi été organisés sur base d’un canevas d’entretien commun. Débouchant sur nombre de divergences — un élève n’a pas nécessairement la même vision des choses qu’un directeur —, ces entretiens ont toutefois révélé quelques convergences parfois inattendues entre les différents acteurs scolaires.
Floutage et complexité
Premier constat quasi unanime : une consommation devient problématique dès lors qu’elle impacte le comportement de l’élève et, plus globalement, sa scolarité. Une partie significative des acteurs en ont logiquement déduit que de nombreux élèves consomment sans que cela ne pose de problème.
D’autres ont, du reste, évoqué l’état végétatif de certains étudiants, notamment au sortir de leur pause de midi apparemment riches en volutes de canna- bis. Une situation qui complique indéniablement la tâche des professeurs et risque de grever les résultats scolaires des étudiants.
Or, plusieurs acteurs ont exprimé se sentir impuissants face au décrochage scolaire et aux consommations problématiques, phénomènes qu’ils estiment liés à des facteurs socio-économiques et familiaux sur lesquels ils pensent ne pas avoir prise.
Par ailleurs, alors que d’aucuns ont dénoncé une forme de banalisation de la consommation « devenue une habitude à laquelle on ne prête plus attention », d’autres ont mis en cause une forme de diabolisation des consommations jugée contreproductive en ce qu’elle entraverait le développement d’une relation de confiance avec les élèves. Un groupe souligne également l’incohérence des discours adoptés par les enseignants : tandis que certains feraient montre d’une rigidité excessive sur la question, d’autres seraient « trop laxistes », d’où une forme de nébulosité dans le traitement de la problématique.
Ce flou artistique semble ne pas se limiter aux dis- cours. Si une majorité des acteurs estiment que le recours à la police contribuerait, dans la plupart des cas, à rompre la confiance des élèves à l’égard de l’institution scolaire, nombreux sont, en effet, ceux à pointer l’absence de positionnement clair et partagé de la hiérarchie de l’école sur la question des assuétudes. Cette absence de cadre insécurise beaucoup d’acteurs scolaires qui nous ont confié se sentir démunis face à l’absence d’une politique claire de l’école et d’un Règlement d’Ordre Intérieur (ROI) précis et cohérent. Pour certains, le flou législatif en matière de consommation, notamment de cannabis, renforce ce malaise.
Dans un registre plus spécifique, quelques acteurs se sont inquiétés des risques liés à la manipulation de machine sous influence de psychotropes. En effet, le manque de concentration lié à une consommation de psychotropes n’est pas sans danger pour la pratique de certains cours en atelier. Les risques encourus appellent à beaucoup de vigilance.
1. Cet article résume le rapport du projet écrit en 2014 par Alice Dobrynine et Valérie Caprasse du service Ixelles-Prévention et par Alain Lemaitre et Marie-Line Foisy de Pros- pective
2. Le focus groupe est une technique d’étude qualitative qui consiste à rassembler une demi-douzaine d’individus pour com- prendre en profondeur leurs attitudes ou comportements sur un sujet ciblé.
« J’ai l’impression que, dans tous les cas, c’est d’abord au jeune de prendre la décision, ça doit venir de lui-même. »
Extrait de la capsule « Pourquoi le jeune se drogue-t-il ? »
Une prise de recul nécessaire
Outre l’énumération des nuisances ressenties, ces entretiens ont permis aux acteurs de déconstruire quelques-unes de leurs représentations. Certains ont ainsi reconnu les limites manifestes de leur jugement. Un déficit de concentration résulte-t-il d’une utilisation excessive du GSM, de jeux vidéo, d’Inter- net ou de la consommation de psychotropes ? Difficile, voire impossible de trancher. Notons par ail- leurs qu’aucun comportement violent ou déplacé en lien avec des consommations des élèves n’a pu être rapporté par les répondants.
Autre enseignement d’importance : outre le fait de nourrir des inquiétudes en termes de santé et d’apprentissage, les consommations aux alentours de l’école contribuent à donner une image négative de l’établissement.
Des problématiques connexes
Alors que l’objet initial de notre rencontre avait été circonscrit à la question des assuétudes, les entre- tiens ont rapidement fait émerger d’autres problématiques dont notre plan d’action ne pouvait faire l’économie.
Globalement, l’ensemble des acteurs a mis en exergue des problèmes de communication, tant au sein des différentes équipes qu’entre les différents types d’acteurs scolaires, notamment entre les pro- fesseurs et les éducateurs ou entre les élèves et le personnel scolaire. L’un des facteurs explicatifs serait le manque d’espaces d’échange formalisés permettant de favoriser le travail collectif. Se retrouve également pointé le manque de clarté dans la définition des rôles et des missions des éducateurs et du médiateur.
Plusieurs acteurs sont interpellés par le fait que l’école ne dispose pas de locaux adéquats pour accueillir les élèves durant les pauses. Certains regrettent également que les bâtiments ne soient pas plus accueillants. D’aucuns n’hésitent pas à parler de « prison ».
Enfin, au cours des focus groupes menés avec les élèves, ces derniers nous ont confié regretter de ne pas être associés aux prises de décisions les concernant et ne pas se satisfaire du temps de parole qui leur est dévolu lors des conseils de participation, les poussant à déserter ces lieux qui « ne servent à rien ».
Certains ont également relevé ne pas avoir suffisamment, voire jamais, de retour par rapport à leurs demandes, qu’elles soient d’ordre matériel ou organisationnel. À titre d’exemple, ils ont souhaité à plusieurs reprises pouvoir rester à l’intérieur de l’école pendant les pauses, remédier au manque de propreté dans les toilettes ou encore pallier à l’insuffisance et au caractère inadapté du matériel disponible pour les cours techniques. En outre, un point semble particulièrement cristalliser les frustrations des élèves : l’accueil réservé à leurs demandes de voyages scolaires.
Une série de pistes d’action
Au fil des discussions, un certain nombre de pistes d’action ont été suggérées par les acteurs eux- mêmes. Beaucoup d’entre eux ont insisté sur la nécessité de privilégier la discussion avec les élèves aux prises avec des consommations problématiques. Pour la majorité des professionnels, construire une relation de confiance avec l’élève est primordial pour pouvoir amorcer un travail d’aide et d’accompagnement. À cette fin, ils ajoutent qu’il serait bénéfique de favoriser la mise en place de sorties pédagogiques ou de loisirs permettant de faciliter la création de ces relations.
Il apparait également essentiel de travailler sur les représentations des différents acteurs scolaires. En effet, la diabolisation des consommations d’une partie du groupe constituerait un frein à la formulation de réponses constructives. De plus, certains acteurs souhaiteraient bénéficier d’informations scientifiques concernant les consommations de psychotropes, tout en rappelant qu’ils n’ont pas les compétences pour travailler directement avec des jeunes aux prises avec des consommations problématiques. Des formations communes seraient donc, pour eux, un outil à privilégier. Et, en sus de ces formations adressées aux professionnels, ils estiment pertinent de prévoir des modules de sensibilisation et d’information sur les assuétudes à destination des élèves.
Faisant suite au constat d’un cadre flou et sécurisant, une majorité d’acteurs partagent l’idée que l’école doit définir un positionnement clair quant aux réactions à donner aux situations de consommation. Ce positionnement doit être traduit dans un ROI définissant un modus operandi structuré lorsque
l’école est confrontée à des situations de consommation. Pour ce faire, certains professionnels estiment qu’il serait pertinent d’engager une véritable discussion, assortie éventuellement d’un débat avec les élèves.
Mais au-delà de la question des consommations de psychotropes, les acteurs mettent en exergue la nécessité de travailler sur le ROI dans son ensemble, en particulier sur son application. De fait, ils regrettent une absence de cohérence dans son application : il s’appliquerait différemment selon les personnes et objets visés (téléphone, MP3, casquette) tandis que les acteurs amenés à le faire respecter ne seraient pas clairement définis. Ils estiment également que le ROI devrait être communiqué et expliqué aux élèves. En effet, la seule signature du ROI au moment de l’inscription est loin d’en garantir sa lecture et encore moins sa compréhension.
Cette même réflexion a permis de dériver sur l’idée de sanctions constructives évoquée par une série d’acteurs. De fait, selon eux, il serait utile de repenser le système de sanctions pour y inclure une voie davantage réparatrice, en mettant l’élève au service de la collectivité. Ce faisant, il y aurait réparation du dommage d’une part, et valorisation de ses compétences d’autre part.
Une volonté de participation et de dialogue
Tant les professionnels que les élèves sont demandeurs de processus participatifs. Si les premiers visent essentiellement des projets collaboratifs et accrocheurs pour aborder la question des assuétudes, les seconds souhaitent être davantage mis à contribution quant aux décisions qui les concernent. L’attention est également portée sur la nécessité de développer des projets transversaux et collégiaux pour éviter le risque qu’un projet disparaisse lorsque son initiateur quitte l’école.
Alors que les acteurs scolaires rapportent que les consommations se produisent à l’extérieur de l’école, dans l’espace public, plusieurs d’entre eux souhaiteraient la présence de certains acteurs externes sur les temps de midi pour dialoguer avec les jeunes : éducateurs de rue, policiers, gardiens de la paix, agents constatateurs.
Enfin, les acteurs préconisent une réflexion approfondie sur l’occupation des temps de midi et la mise à disposition de locaux pour les élèves. Certains souhaitent que ces pauses puissent être structurées autour d’activités ludiques et sportives gratuites.
Force a été de constater que les acteurs scolaires interrogés avaient une vision relativement claire des différentes problématiques en jeu au sein de l’école et des pistes de solution à y apporter. Certains d’entre eux ne mâchaient d’ailleurs pas leurs mots en affirmant que parler du cannabis permettait aussi d’éviter de parler de ce qui posait réellement problème au sein de l’école.
« Si un jeune fume un joint à l’école, c’est parce qu’il est en manque de quelque chose. Peut-être qu’on lui a retiré quelque chose et qu’il a essayé de combler ce vide par quelque chose d’autre, un joint en l’occurrence. »
Extrait de la capsule « Pourquoi le jeune se drogue-t-il ? »
Et le passage à l’action !
L’ensemble des pistes d’action identifiées par les acteurs scolaires au cours des focus groupes a permis d’entamer la phase d’opérationnalisation, toujours en cours à l’heure d’écrire des lignes. L’enjeu de la mise en œuvre du plan d’action a été, entre autres, de tenir compte des inquiétudes des acteurs, notamment en ce qui concerne le manque de moyens financiers et de temps pour développer ces projets ou encore l’investissement des élèves qui semble faire trop souvent défaut.
Afin d’éviter le découragement qui aurait pu naître d’une prolifération de projets non-aboutis, nous avons souhaité accompagner les acteurs dans un travail de priorisation pour n’en sélectionner que quatre pour une première année : une journée pédagogique de formation pour l’équipe éducative sur le thème des assuétudes ; un projet de clarification des rôles et des missions des acteurs scolaires ; de même que des rôles et des missions des professionnels de la rue ; un mode d’emploi pour les voyages scolaires. Ce dernier projet étant en grande partie porté par les élèves.
L’atout de cet établissement a certainement été d’avoir pu bénéficier d’une direction soutenante qui a permis à ces initiatives de s’inscrire dans le cadre du temps scolaire afin de faciliter l’implication des professionnels de l’école.
Tous ces projets ont également été développés dans le souci d’assurer les processus participatifs des différents acteurs concernés et de respecter le rythme et le degré d’investissement de chacun.
En tant que professionnels de la promotion de la santé, nous n’aurions pas préconisé d’autres pistes que celles qui ont émergé des discussions : agir sur la question des assuétudes dans une école relève avant tout d’un travail de construction du dialogue et de confiance entre les jeunes et les adultes. Comme le soulignent les acteurs scolaires eux- mêmes, la question du cannabis permet de parler de ce qui pose réellement problème.
Au vu de la stratégie mise en place, le recours à la police pour résoudre des problèmes liés aux consommations illicites apparait comme inopérant, voire déplacé. Qui plus est, il a de fortes chances de rompre la confiance établie et de mettre à mal la relation éducative. C’est pourquoi les acteurs de prévention ont coutume d’encourager les établissements scolaires à mettre l’accent sur les formations destinées à l’équipe éducative et sur les initiatives qui visent à impliquer les élèves à tous les niveaux d’action possibles. En effet, la promotion de la santé vise à responsabiliser les jeunes et à développer leur sentiment d’être des interlocuteurs valables au sein de l’institution. Pourquoi transgresser les règles qu’ils ont contribué à établir et mettre à mal l’institution si cette dernière les respecte pleinement par ailleurs ?
« Au début, je pensais que la prévention ne servait à rien. C’était très flou dans ma tête, j’avais l’impression qu’il n’y avait aucune issue. Mais maintenant, j’y vois plus clair. Je vois qu’en fait si, il y a des solutions pour des écoles meilleures. »
Extrait de la capsule « Pourquoi le jeune se drogue-t-il ? »