Suite à sa participation attentive à la conférence « École-Police-Drogues » organisée par la CREPB, Jean a souhaité nous livrer un témoignage relatant son sentiment amer face à une expérience douloureuse de l’école, en totale contradiction avec l’idée d’une école apprenante et épanouissante.
Idées préconçues
Durant cette conférence, j’ai entendu parler de « l’école comme d’un lieu de développement et de socialisation ».
De nombreuses réflexions reposaient entièrement sur cette idée comme s’il s’agissait d’une chape de béton inébranlable.
On ne jugeait pas nécessaire de l’affirmer. On la présupposait vraie, et cela avec un aplomb qui m’a mis mal à l’aise.
Bien sûr, il existe des individus pour qui l’école a été une expérience constructive.
C’est d’ailleurs parmi eux que sont recrutés, à l’âge adulte, les professionnels chargés de reprendre les rennes de l’enseignement public et ces derniers défendront naturellement un modèle qui leur a convenu.
L’apprentissage de la vie par d’autres chemins que l’école
Pour moi cependant, il est important de garder à l’esprit le fait que l’enseignement obligatoire n’est qu’une réalité récente et que, pour certains, l’école buissonnière a été un réel tremplin vers une vie épanouissante.
Ernest Solvay, atteint de pleurésie, a dû renoncer à l’université pour rejoindre l’usine à gaz de son oncle où il découvrit plus tard le procédé permettant de produire de manière industrielle le carbonate de sodium. Zénobe Gramme, médiocre étudiant, préfère la menuiserie à l’université : la manipulation des volumes, la mesure des longueurs, des largeurs et des épaisseurs, le profil des différents tenons et mortaises permettant l’emboîtement des pièces de bois… Sans doute toutes ces notions devaient-elles encore faire leur chemin dans l’esprit du jeune homme pour affermir sa représentation des choses. Jusqu’à le conduire un jour à l’élaboration de la dynamo. Le développement individuel est une faculté naturelle. L’arbre n’a pas attendu le jardinier pour savoir pousser.
L’école parfois néfaste
D’ailleurs, pour d’autres, il semble même préférable d’éviter l’école. Sur son site www.biancopel.be, Véronique, mère de trois enfants, explique les raisons qui l’ont conduite à faire le choix de l’enseignement à domicile : ses deux filles aînées avaient beaucoup de difficultés à l’école alors qu’elles manifestaient une grande curiosité et une grande intelligence à la maison. Quant au plus jeune, il se mit, dès ses premiers jours d’école, à pleurer, à être agressif et à faire pipi au lit… Ces événements ont amené la mère à prendre en charge son éducation. Six mois ont suffi à l’enfant pour retrouver le rire et la curiosité d’apprendre. Progressivement, il est devenu très autonome et a su gérer lui-même son propre apprentissage.
L’attention de sa mère, avec le respect que cela comporte, l’a rendu lui-même plus respectueux des autres et quelques activités parascolaires gratifiantes lui ont permis de retrouver sa sociabilité.
Et puis il y a cette anecdote que je retiens d’un séjour dans une ferme bio où était organisée une récolte manuelle de pomme de terre. J’y ai croisé à cette occasion un adolescent de seize ou dix-sept ans particulièrement serviable et travailleur. Il se consacrait aux diverses tâches de la ferme avec beaucoup d’application. La raison de son séjour m’a été donnée par l’éducateur social qui l’accompagnait : le jeune garçon avait fait un « sale coup » dans son école professionnelle de Schaerbeek, une histoire apparemment liée à la drogue. Il devait normalement partir en maison de correction mais l’éducateur avait réussi à convaincre le juge de l’envoyer à la campagne.
Je ne sais pas ce qu’est devenu ce jeune homme, mais je ne peux m’empêcher de me former cette image d’un adolescent retournant à l’école, renouant avec ses contacts et retombant en quelques jours dans ses habitudes dilettantes, allant fumer des pétards ou dealer de la coke dans les chiottes, peut- être par simple défi à l’institution.
Aucun cas de figure ne se ressemble. Il y a d’une part, l’institution scolaire avec ses programmes plus ou moins standardisés et sa discipline plus ou moins stricte. Il y a d’autre part, l’enfant avec ses aptitudes et sa personnalité, le tout formant un ensemble unique et cohérent. Et il y a aussi les parents avec leur histoire, leur aptitude à l’empathie ou leur subordination aux valeurs dominantes de la société comme, par exemple, le fait que l’enfant aille à l’école pour y obtenir de bons points.
J’aimerais vous faire comprendre à quel point le mélange de ces trois ingrédients peut parfois produire un cocktail destructeur.
Pour ma part, il n’est pas un aspect du programme scolaire ni un aspect de la vie à l’école qui n’aient fini par engendrer chez moi une réelle phobie.
Expérience personnelle
Et puis, pour aller au delà de simples suppositions et de considérations d’ordre général, il me reste mon expérience personnelle au cours de laquelle l’école s’est révélée strictement néfaste.
Je suis né dans une famille de classe moyenne catholique laborieuse et réactionnaire. Le monde m’a toujours été présenté comme une chose statique et hiérarchisée. Les intrigues politiques et la lutte des classes étaient exemptes du tableau qui m’était dépeint. Je faisais donc partie de ces gens qui peuvent lire un article de journal dix fois de suite sans rien y comprendre.
Pour faire un virage de 180°, il m’a fallu, à l’âge adulte, une immersion dans la vie communautaire, le monde des squats et la confrontation aux politiques qui en découlent.
Si je prends les cours de math par exemple, je dirais que, dans la balance assez équilibrée entre mes aptitudes et mes lacunes, se trouvait une grande aisance à visualiser le monde en trois dimensions : dessiner en perspective ou reproduire un tableau ont été pour moi des activités naturelles et innées.
Mon esprit penchait spontanément vers une saisie concrète et arithmétique de l’espace. Chance qui tourne à la malchance lorsque l’école s’empare de ce bel univers eidétique qu’est la géométrie pour en faire l’objet de démonstration discursive et algébrique, choquant mon sens de l’esthétique.
Aujourd’hui, je me découvre une passion tardive pour la logique, la programmation et l’algorithmique.
Pourtant, quand je jette un regard un arrière, je m’aperçois que je fais malheureusement partie de cette frange importante de la population traumatisée des cours de math.
La grammaire et l’orthographe du français sont des matières qu’on aborde forcément un jour de notre vie, tant la langue maternelle et la littérature sont des outils essentiels et des amis précieux.
Pourtant, un esprit impatient, se focalisant sur l’idée plus que sur la forme, trouvera pénible de ratiociner sur l’orthographe des mots, autant qu’un enfant, apprenant à marcher, se mettrait en danger s’il tentait de s’expliquer chacun de ses mouvements.
Une personne de mes connaissances à l’esprit particulièrement rationnel et ayant embrassé la carrière de chercheur possède cependant une orthographe catastrophique : douze années d’école primaire et secondaire n’y auront rien changé. Manifestement, même chez les élèves brillants, certains enseignements ne parviennent pas à atteindre l’alchimie profonde de l’intelligence. Quant à moi, je suis sorti de mes stériles années d’études avec une haine tenace envers l’orthographe. Même les livres, à la manière dont ils m’ont été présentés, ont fini par éveiller en moi une authentique répulsion. Pourquoi faire lire « Le Rouge et le Noir » à un ado de seize ans qui, la tête dans les étoiles, n’a pas la sensibilité adulte nécessaire pour comprendre ce qu’est « la bourgeoisie provinciale » ou « l’aristocratie de salon ».
En faisant entrer l’enfant dans la pyramide du savoir par la mauvaise porte, on en vient parfois à l’écrabouiller sous une montagne de livres, de symboles compliqués et d’informations inopportunes. Ne vaudrait-il pas mieux laisser l’individu se diriger lui- même vers les savoirs dont il a besoin au gré de son développement individuel ?
Il m’a fallu l’âge adulte et le rayonnement immortel d’un Victor Hugo pour redécouvrir la force des mots… Et me remettre à lire Stendhal. À force de lecture, l’orthographe, d’ailleurs, s’est relevée être un faux problème.
Les cours de langue enfin, et les supports « Assimil », dans lesquels des profs, certes pleins de bonne volonté, mais mauvais acteurs malgré eux, récitent des dialogues pétris d’intrigues consensuelles. Dans la posture inconfortable où me mettait l’école, tout cela me semblait affreusement futile.
Rester assis sur un banc et participer aux séances de discussion interactive en anglais prenait une tournure absurde et contribuait seulement à m’embrouiller l’esprit. Comme un capitaine de bateau contraint de terminer une partie de cartes alors que son navire prend l’eau, être obligé de jouer à un jeu qui n’amuse pas peut vite devenir un tourment. Brian is my friend, my tailor is rich… Pendant des années, ces petites phrases prononcées avec un sourire emprunté ont sonné faux dans ma tête, comme le bien-être Ikea.
Un espace retranché
Ainsi de l’école dans son ensemble, il me reste l’image d’un artifice, d’une virtualité, d’un espace retranché du reste de l’univers. Tout un encadrement privant l’humain d’un ingrédient essentiel à la vie, passage initiatique obligé: celui d’être confronté au monde. Tous les volatiles sautent un jour dans le vide pour se rendre compte que l’air est là pour les porter.
Au contraire, ces activités scolaires effectuées pour elles-mêmes plutôt que dans le but d’une réalisation concrète ont fini par me devenir insupportables. Travail vain m’empêchant d’améliorer mon sort. Progressivement le parcours scolaire m’a semblé interminable et l’âge adulte un eldorado inaccessible. Au final, comme un appel ultime lancé à la société, c’est la logique même d’encadrement que j’ai fini par refuser en bloc car je la percevais comme une non-reconnaissance de mon statut d’être humain.
La seule réponse que j’ai obtenue en retour fut ce rituel scolaire sans fin, ce train incessant de matières à assimiler, de devoirs, de punitions et de remontrances délivrées par des hommes-machines sûrs de savoir ce qui est bon ou non pour les autres. Confiscation du temps et privation d’expérience personnelle qui font que, dans mon esprit, aucune vision claire et authentique n’arrivait à germer. Les profs, cependant, soucieux d’éveiller un sens critique et une certaine distance vis-à-vis des opinions, faisaient tomber sur nous une pluie de théories qui se disent et se contredisent : l’homme descend de Dieu, et Descartes le prouve !
Mais non, l’homme descend du singe, et Darwin le prouve! Le capital est le moteur de la société ! Mais non, le capital en est la pierre tombale !… Soupe relativiste sans conséquence réelle sur l’existence.
J’en suis arrivé à ne plus m’en remettre qu’à la petite part de vérité qui sommeille en chacun de nous.
Peur des idées, peur du chaos
Par ce témoignage, je souhaite faire comprendre aux professionnels de l’éducation à quel point l’école peut devenir un cadre stérile et sans issue, voire même, un environnement destructeur.
Seize ans est un âge où l’on construit sa vie d’homme. L’intelligence pousse plus qu’à n’importe quel autre moment de la vie.
Pour ma part, je me suis enfermé dans un monde idéaliste et combinatoire qui prétendait se dresser contre la société entière. Livré à moi même dans un univers hostile, brûlant d’énergie mais mal aiguillé, j’ai été comme une formule 1 démarrant sur des chapeaux de roue et terminant sa course dans une série d’affreuses embardées.
À force de ne pas pouvoir me construire, j’ai commencé à me déconstruire : la réflexivité, faculté naissante dans mon jeune esprit d’adolescent, s’est emparée de toutes mes pensées afin d’y trouver une valeur sûre, une pierre angulaire. Philosophe naïf et impatient, je suis alors entré dans un cycle infernal de remise en question, comme dans une suite interminable de chutes libres où invariablement, toutes les branches auxquelles je tentais de m’agripper, se brisaient sous le poids de mes cogitations éperdues. Épilepsie conceptuelle semblable à celle vécue par M.B. dans « Le joueur d’échec » de Stefan Zweig. Pendant plusieurs mois, ma jeune intelligence encore mal formée, à force de se recroqueviller sur elle-même, a sombré dans le chaos.
Car toute virtuelle qu’ait été cette mésaventure, les conséquences en ont été bien réelles. Comme une histoire d’amour entre la vie et moi-même qui se serait mal terminée. C’est la perspective même d’une issue heureuse dans mes réflexions et mes rêveries qui s’est étiolée : glisser de la pensée à la sensation, tel que le fait Archimède dans son bain ou Newton sous un pommier et brusquement, la peur du chaos se dresse devant moi… À présent, j’ai peur des idées.
Regarder un paysage ou écouter l’écho d’une vallée et immédiatement, se sont des barrières de sécurité qui se forment dans ma tête… J’ai peur de l’univers.
Comme un estomac paralysé par l’indigestion, comme des fondations trop fragiles pour supporter le poids d’un bâtiment, comme un navire chavirant sous son frète. Structure qui se rompt…
J’ai perdu ma bonne intelligence avec le monde.
Cécité des profs et fin de la petite histoire
Il y a une logique en toute chose, les enseignants qui m’entouraient n’ont perçu que très confusément ce qui m’arrivait. Face au déclin progressif de mon appétit intellectuel, ils ont été confortés dans le juge- ment qu’ils s’étaient forgés au regard de mes résultats scolaires et ont envisagé une redirection vers l’enseignement technique ou professionnel. Établissement qui ne m’a pas mieux convenu. Il aura donc fallu plus de cinq années passées au lycée et quatre expulsions pour conclure qu’on ne savait rien faire de moi. Instinct de survie, je me suis enfui de l’école. Décision prise envers et contre tous les conseils qui m’étaient prodigués. C’est ce qui m’a sauvé.
Adulte tentant de reconstruire ma vie sur un trou d’obus, j’ai appartenu pendant de nombreuses années à cette frange de la société que les médias rangent avec bienveillance dans le grand pot pour- ri des défavorisés, des chômeurs et des handicapés. J’y ai côtoyé de nombreuses personnes que l’école n’a pas laissées indemnes mais qui, après une labo- rieuse période de reconstruction, semblent pouvoir se contenter d’une simple ablation de leur enfance pour pouvoir, enfin, vivre leur vie d’adulte.
« Je trouve que l’école nous formate, mais ce n’est pas négatif, c’est pour nous apprendre la vie plus tard. C’est comme à l’université ou quand tu auras du boulot: il faut faire ce que le patron demande donc tu dois t’y habituer. »
« Il faudrait que les profs ne soient pas trop sévères ou stricts mais surtout qu’ils soient justes, compréhensibles et compréhensifs. »
« Non, je pense qu’on n’est plus libre du tout. On ne pense même plus par nous-mêmes. On a tous des schémas de pensées liés à notre éducation et aussi à l’école, à ce qu’on voit dehors, aux médias, etc. Tout ça c’est un grand tout. Au final, c’est « tais-toi, obéis, fais comme tout le monde ». Ça ne t’apprend pas à développer une réelle personnalité, ça t’apprend juste à t’adapter à ce système pourri. Moi c’est comme ça que je vois l’école. »
Extraits de la capsule « L’école, un instrument de formatage ?»