Les démarches de prévention des mésusages de substances psychoactives sont encore trop peu menées en médecine générale. Comment favoriser davantage ces pratiques ? Points de vue croisés de service Patchwork (service Patchwork), Éric Paquet (Société scientifique de médecine générale, SSMG) et Sylvie Cassiers, Alexandra Al Haffar et Roxane Nikkhah (Résad).
Propos recueillis par Marinette Mormont
Juin 2024, la cellule Alcool de la Société scientifique de médecine générale (SSMG) et le Réseau Alto (mouvement de soutien des soignants dans l’accompagnement de patients présentant des addictions) lançaient une étude sur la prévention des troubles liés à l’usage d’alcool en médecine générale. L’étude, dont les résultats ne sont pas encore connus, vise à identifier les pratiques des médecins généralistes en matière de dépistage de ces troubles (consommations à risques, nocives ou dépendances) et, tout simplement, à savoir si les médecins sont « à l’aise avec la question de la consommation d’alcool de leurs patients et s’ils ont des réponses à leur proposer », explique Éric Paquet, de la cellule alcool de la SSMG.
Deux enquêtes relativement similaires avaient été réalisées auparavant, l’une en 2012 et l’autre en 2018. Elles avaient toutes deux mis en avant le fait que seule la moitié des médecins généralistes posait à leurs patients la question de leur consommation d’alcool et qu’environ la moitié (51 % en 2012, 45 % en 2018) ne se sentait pas à l’aise pour aborder ces questions. « Ça n’a pas vraiment évolué entre les deux enquêtes, commente Éric Paquet. La différence lors de la seconde enquête, c’est que les médecins qui posaient la question à leurs patients avaient davantage de réponses et d’outils par rapport à cette problématique, comme l’intervention brève et l’entretien motivationnel. »
Parmi les autres éléments mis en avant par l’édition de 2018 : le fait que 9% des médecins ne connaissaient alors pas les seuils de consommation recommandés par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et que 46 % n’étaient pas au fait des recommandations du Conseil supérieur de la Santé (CSS). « C’est notamment une des missions de la cellule alcool de la SSMG que de familiariser les médecins généralistes au repérage précoce des mésusages d’alcool et à leur prise en charge, au travers de webinaires, d’ateliers, des Dodécagroupes1 et des Glems2, des ‘Grandes Journées SSMG’, etc. », précise le responsable de la cellule alcool.
Les mêmes constats remontent d’une étude menée à plus petite échelle dans le Brabant wallon : les médecins y sont bien conscients des effets néfastes de la consommation d’alcool, mais seuls 30 % d’entre eux réalisent un dépistage systématique. « L’encodage dans les dossiers se fait de façon très subjective », explicite Thierry Wathelet, ancien médecin généraliste à la maison médicale Espace Santé (Ottignies), aujourd’hui directeur médical du service Patchwork (service spécialisé d’accompagnement et de prévention pour les assuétudes à l’alcool) et coordinateur du réseau assuétudes du Brabant wallon. « Souvent, ce qu’on retrouve dans les dossiers, c’est une croix, deux croix, trois croix. L’encodage dépend d’un soignant à l’autre et est fonction des représentations de chacun. Il faudrait que les prestataires soient suffisamment armés et qu’on mette en place des critères d’encodage clairs. »
Les raisons pour lesquelles les médecins généralistes éprouvent des difficultés à aborder les questions de consommation sont diverses. Manque de temps dans un contexte de pénurie de soignants, manque de formation, inconfort en termes de réponses à proposer, mais aussi caractère « embarrassant » de la problématique : « C’est un sujet touchy, gênant. Quelque part, les médecins attendent que le patient en parle de lui-même, mais quand la question émerge, c’est souvent trop tard », décrypte Thierry Wathelet.
« L’encodage dans les dossiers se fait de façon très subjective. »
Si les médecins généralistes demeurent démunis face aux questions liées à la consommation d’alcool de leurs patients, ils le sont encore davantage face à celle de substances illégales. Les expériences en cabinet médical autour de ces questions ne sont d’ailleurs « pas forcément les meilleures rencontres cliniques et thérapeutiques, que ce soit pour les consommateurs ou les médecins », résument Sylvie Cassiers, Alexandra Al Haffar et Roxane Nikkhah, du Résad, Réseau pluridisciplinaire d’accompagnement et de soutien aux problématiques d’addictions. C’est pour cette raison que le Résad, qui accompagne et forme les soignants de la première ligne de soins non spécialisés sur ces questions, a lancé un projet en partenariat avec Modus-Fiesta, dont l’un des volets est la création d’un outil pour faciliter le dialogue entre médecins généralistes et consommateurs récréatifs. « Modus Fiesta est parti du constat selon lequel ses jobistes (consommateurs de drogues récréatives qui ont suivi une formation dans une dynamique de prévention par les pairs), quand ils avaient un besoin ou un souhait d’accompagnement psycho-médico-social, étaient systématiquement dirigés vers les services à bas seuil d’accès où ils ne se reconnaissaient pas, ne trouvaient pas leur place et desquels ils désertaient. On perdait alors leur trace », retracent les coordinatrices du projet.
Il s’agit donc d’inverser la tendance, en favorisant l’inscription de ces publics consommateurs en demande d’accompagnement psycho-médico-social au sein de la première ligne, en médecine générale ou dans les services d’accueil psycho-médico-sociaux. « L’idée, c’est de pouvoir contourner le système autoroute qui était mis en place jusqu’ici. » Pour mener à bien le projet, des focus groups ont été organisés, rassemblant des consommateurs festifs et des médecins généralistes, afin de recueillir les vécus, expériences et questionnements de chacun autour de la relation patient / médecin. « Nous avons travaillé sur leurs représentations mutuelles afin de pouvoir les faire se rencontrer. »
Ce qui en est ressorti ? Chez les consommateurs, on retrouve la peur du jugement, celle d’être poussé à tout prix vers l’abstinence ou encore la possibilité que le médecin parle de leur consommation à leur famille. Ils ont pointé la nécessité d’instaurer une relation de confiance et de qualité, ainsi que celle de respecter le secret professionnel. « Pas mal de personnes ont moins de 25 ans, dont certains et certaines étaient jusqu’il y a peu chez le médecin traitant de la famille, ce qui peut poser des questions en termes de secret professionnel. » Ils ont aussi émis l’idée d’exposer, dans les salles d’attente, des « signes distinctifs », « qui pourraient permettre de savoir qu’on est dans le bon endroit où s’adresser par rapport à ces questions-là ». De leur côté, les médecins généralistes ont mis en lumière leur manque de formation et de connaissances théoriques. « Il y a tout un travail de réassurance à faire avec elles et eux en leur disant qu’on ne peut pas connaître sur le bout des doigts tous les produits, tous leurs effets et interactions. Finalement, le produit, ce n’est pas vraiment la question. »
De l’ensemble des discussions a émergé l’idée d’une brochure destinée tant aux médecins qu’aux consommateurs festifs. Celle-ci ne se présente pas comme un guide de bonnes pratiques, mais plutôt comme un outil qui suscite le questionnement, la réflexion. Le feuillet rappelle quelques fondamentaux : la majorité des consommations ne sont pas problématiques ; il est préférable de parler davantage d’usage doux ou dur que de drogue douce ou dure ; la peur n’est pas un moteur de changement. Il met l’accent sur les difficultés des patients à évoquer leur consommation, ces barrières étant plus importantes chez les femmes que chez les hommes. La brochure questionne aussi le moment opportun pour évoquer les questions de consommation en consultation (la première rencontre, un check-up, le diagnostic d’un symptôme particulier ?) et renvoie vers des outils3 et coordonnées de structures spécialisées auxquelles se référer. Un volet « confidentialité », « court mais percutant », rappelle enfin les droits des patients et les devoirs du médecin.
En cours de finalisation, la brochure sera diffusée tous azimuts et présentée lors de l’une des soirées thématiques que le Résad organise à l’attention des soignants. « Nous espérons qu’elle sera l’objet de départ de discussions avec les médecins généralistes. Le but, c’est qu’ils soient un peu plus à l’aise de discuter de consommations avec les patients. À nos yeux, cet outil n’a pas forcément pour objectif la prévention de la consommation, mais plutôt d’une consommation qui pourrait déraper, être considérée comme débordante ou qui prend trop de place », précisent les travailleuses du Résad.
« Si les médecins généralistes demeurent démunis face aux questions liées à la consommation d’alcool de leurs patients, ils le sont encore davantage face à celle de substances illégales.. »
Débanaliser ou retarder une consommation, prévenir une consommation à risque, détecter une situation problématique ou de dépendance et en réduire les risques : la prévention se situe à plusieurs étages. « Le médecin généraliste a un rôle à jouer vis-à-vis des consommateurs potentiels, notamment les jeunes, illustre Éric Paquet. Avec une difficulté : les jeunes sont généralement en bonne santé. Ils viennent chez le médecin parfois seulement une fois par an, par exemple pour un certificat de bonne santé en vue d’une pratique sportive. C’est un moment dont les médecins pourraient se saisir pour se renseigner sur la qualité de vie de l’adolescent, à l’école et à la maison, sur la possibilité d’une consommation. C’est potentiellement l’occasion d’informer sur les risques liés à cette consommation. »
Si l’action du médecin généraliste doit concerner chacun des niveaux de (non)consommation, son intervention se concentrera surtout « dans toute la zone au milieu », estime de son côté Thierry Wathelet : « Les gens ne sont pas des saucissons. De la même manière qu’il y a un continuum dans l’entrée dans la maladie, il y a un continuum dans le type de prise en charge qu’on réalise. Et comme un très grand nombre de personnes se situent au début du continuum, c’est là qu’il est intéressant de faire de la prévention. »
« Pour faire de la prévention, il ne suffit pas de poser la question de la consommation, il faut interroger sa fonction, poursuit-il. Cela prend du temps. Il ne s’agit pas uniquement de faire disparaître ce symptôme, mais de faire de la promotion de la santé en travaillant sur la santé comme bien-être physique, mental, social. » Et le directeur médical de Patchwork de faire le lien entre le concept de promotion de la santé, qui prend en compte l’ensemble des déterminants de la santé pour améliorer la santé des populations, et celui de « goal oriented care », les soins selon les objectifs de vie des patients, qui visent à mettre au centre de la relation de soin la qualité de vie de la personne plutôt qu’un objectif prédéfini4. Dans le cas des assuétudes, explique-t-il, il convient de « travailler sur l’environnement et les projets de vie du patient, d’amener ce dernier à réfléchir à sa manière d’aborder sa santé et sa vie dans son ensemble. Je pense que les médecins généralistes sont bien convaincus que la santé doit passer par une promotion de la santé, une hygiène de vie, le fait de faire du sport, etc. Maintenant, est-ce qu’ils intègrent ça dans leurs consultations ? Est-ce qu’ils pensent que c’est leur rôle ? C’est moins évident ».
« Pour faire de la prévention, il ne suffit pas de poser la question de la consommation, il faut interroger sa fonction. »
En raison de son approche globale et son rôle de coordinateur de soins, le médecin généraliste est une personne clé pour accompagner les (potentiels) consommateurs dès le stade de la prévention et du repérage précoce. Pourtant, comme le relève Lou Richelle dans sa thèse de doctorat en médecine générale (ULB), une partie d’entre eux présente encore des attitudes stéréotypées et moralisantes vis-à-vis des personnes consommatrices de substances illicites5. La stigmatisation, déterminant majeur de la santé et des inégalités de santé, retarde la détection, la prise en charge ou tout simplement l’ouverture d’un dialogue sur les questions de consommation. « Un regard stigmatisant, culpabilisant, moralisateur ne fera qu’une seule chose : le patient n’en parlera pas du tout. Or, parfois, il attend, voire espère qu’on lui pose la question », témoigne Thierry Wathelet.
Au-delà des connaissances théoriques transmises en matière d’alcoologie ou d’addictologie, la formation des (futurs) soignants a donc aussi pour fonction de sensibiliser à une problématique toujours empreinte de stéréotypes et de tabous. Le Résad intervient dans un module de formation sur les assuétudes destiné aux assistants en médecine générale de l’ULB. « Ces assistants n’ont aucune connaissance sur les assuétudes, donc on fait de la sensibilisation en espérant que plus tard, ils prendront en charge cette question chez leur patientèle. À partir du moment où on intervient au niveau des formations dans les cursus de médecine générale à l’Université, on agit aussi, indirectement, sur la prévention », soutient Sylvie Cassiers, médecin-directrice du Résad.
1. Le Dodécagroupe est un groupe fermé d’environ 12 médecins se réunissant en moyenne dix fois par an, autour de leur animateur, pour aborder un sujet médical selon une optique essentiellement pratique.
2. Les Glems sont des groupe de pairs, médecins ou pharmaciens biologistes, qui partagent et évaluent de manière critique leurs pratiques médicales (peer review) pour promouvoir la qualité des soins.
3. Par exemple, le « Tableau des mélanges », de Modus Vivendi, qui répertorie les molécules les plus consommées par classes de produits (dépresseurs, stimulants, perturbateurs, analgésiques, dissociatifs, antidépresseurs) et leurs interactions avec les autres produits (https://modusvivendi-be.org/brochure/ tableau-des-melanges/) ; le combi-checker (https:// combi-checker.ch/), qui permet également, en ligne, de vérifier les effets de la combinaison de deux substances, qu’elles soient légales ou pas ; ou encore une fiche ressource développée par le Resad à destination des médecins généralistes.
4. Pour en savoir plus : P. Boeckxstaens, D. Boeykens, J. Macq, P. Vandenbroeck, Goal-oriented care. A shared langage ans co-creative practice for health and social care, Fondation Roi Baudouin, Fonds Dr. Daniël De Coninck, mai 2020. Voir sur le site de la Fondation Roi Baudouin : https://urlz. fr/sYn8.
5. L. Richelle, « Accompagnement et médecine générale », dossier Substances et dépendances, Santé conjuguée n°106, Fédération des
maisons médicales, mars 2024 : https://www. maisonmedicale.org/accompagnement-et- medecine-generale/