Depuis quatre ans, Nathan Walzer est psychologue conventionné de première ligne à la maison médicale Le Goéland, à Linkebeek. Il y reçoit des ados, des adultes et des personnes âgées, principalement pour des problématiques liées au stress, à l’anxiété mais aussi aux dépendances. Les problématiques d’addiction, il y avait déjà été confronté à plusieurs reprises durant son parcours professionnel : un stage en alcoologie à Saint-Luc, un autre en milieu résidentiel, un projet de recherche en addictologie à l’UCL. Quand il entend parler du projet de recherche-action autour de la prévention des assuétudes en maison médicale, il monte à bord avec enthousiasme et soutenu par son équipe. Il témoigne de sa participation au projet.
Propos recueillis par Marinette Mormont
Au regard d’autres maisons médicales, la problématique des assuétudes est moins prégnante ici au Goéland. Mais elle se pose de toute façon. On a des patients consommateurs, même si cela reste peu visible. En consultation, des choses sont déposées ; les infirmières qui passent à domicile observent des choses, les kinés aussi. Tous les jours, on rencontre des personnes touchées par ces « problématiques ». Chaque travailleur y est confronté tôt ou tard, de près ou de loin, que ce soit avec ou sans substances (écrans, sucre, comportements alimentaires).
Je mets des guillemets à « problématique » parce que c’est un des enjeux des maisons médicales, de la première ligne et du groupe de recherche-action : accompagner la personne avant que ça ne devienne problématique. Or, on ne réfléchit peut-être pas suffisamment à ces questions : quand est-ce que ça devient un problème ? Que pense-t-on d’un patient qui consomme ? Qu’offre-t-on comme réponses aux besoins en lien avec cette problématique ? Que fait-on si ce n’est pas encore une problématique mais qu’on veut éviter que ça en devienne une ? Jusqu’à présent, il n’y a pas de projet bien clair dans notre maison médicale. On n’avait pas, et on n’a toujours pas de vision commune, globale. Je participe aux réunions MKI (médecins-kinés-infirmières), où on échange autour de cas cliniques. On peut discuter de ces thématiques, mais il n’y a pas vraiment de façon élaborée de répondre aux besoins qui y sont liés. On sera amenés à formaliser cela et la participation à ce groupe de travail a déjà fait bouger certaines choses.
« Est-ce qu’on fait de la promotion à la santé ? Est-ce que ce ne sont pas des mesures de façade ? »
On participe aux grandes campagnes de prévention, comme la Tournée minérale. On aborde donc aussi ces sujets de cette manière-là. Mais est-ce qu’on le fait bien ? Est-ce que cela a du sens ? Est-ce qu’on fait de la promotion à la santé ? Est-ce que ce ne sont pas des mesures de façade ? On met des affiches, et on a fait notre boulot…
L’idée, avec ce groupe de travail, c’était de faire un état des lieux de nos actions, de ce qu’on fait bien (parce qu’on fait aussi plein de choses super bien) ou moins bien.
On a travaillé à partir de la pyramide de la prévention pour voir où se situaient nos pratiques. On a tendance à beaucoup alimenter le degré supérieur de la pyramide, donc les actions très centrées sur la problématique. Par exemple, j’anime depuis deux ans un “groupe tabac”. Si on y réfléchit, il s’adresse à des personnes qui fument depuis trente ans, qui ont 50-60 ans, on n’est pas vraiment dans la prévention. On est davantage dans des mesures curatives, c’est-à-dire qu’on essaye de s’occuper du problème une fois qu’il est très installé. Bien sûr, on réalise aussi des actions qui se situent plus bas dans la pyramide, par exemple des activités de marche, yoga, sophrologie, gym douce. Là, on est plus dans de la prévention primaire. On a donc réalisé cet état des lieux, cet inventaire de nos actions, puis on s’est penché sur la question de l’évaluation en promotion de la santé. Après avoir travaillé à partir de ces deux grilles de lecture, des questions fondamentales se sont posées : quel est notre rôle en termes de prévention des assuétudes ? Jusqu’où veut-on aller ? Quelles sont nos ressources et nos limites ?
J’ai parfois donné l’exemple de cette patiente que je suis en consultation et qui consomme de l’alcool, un peu trop selon elle, et qui me dit : « Moi, quand je vais au jour de marche, et bien ce jour-là, je consomme beaucoup moins et beaucoup plus tard. » Avec des activités comme la marche, on est effectivement sur des propositions en lien avec le bien-être de la communauté de patients. On ne parle pas d’alcool, on ne répond pas à une problématique directement en lien avec l’alcool, mais cela augmente la capacité de sortir de l’isolement, d’être en lien, de bouger, et pour des personnes qui sont dans la problématique, cela peut être un facteur protecteur. Pouvoir faire ce lien, c’est déjà un peu démêler la question. Ce qui avait attiré mon attention, c’est que plus on se situe dans des mesures préventives, moins le niveau de spécialisation en assuétudes est requis. C’est là-dessus qu’on a, en première ligne, un beau rôle à jouer. C’est une manière, aussi, de se décentrer du produit. Voir ce qui, dans notre action globale, répond aux enjeux de l’accompagnement des personnes (potentiellement) consommatrices, cela fait vraiment partie des objectifs de cette recherche-action.
« Plus on se situe dans des mesures préventives, moins le niveau de spécialisation en assuétudes est requis. »
La première année, on était vraiment dans de la réflexion. Pour la seconde année, nous avons choisi une action à construire et implémenter. Nous avons formé une sorte de délégation de quatre acceptée par l’équipe qui est accompagnée par Prospective Jeunesse une fois par mois. On a choisi l’action Tournée minérale, ou plutôt la campagne alcool. L’idée c’est de voir si on fait autre chose à partir de là, par exemple en ne restant pas uniquement cantonnés à cette idée d’abstinence pendant un mois, mais peut-être en menant aussi d’autres actions dans le courant de l’année. On est en train de réfléchir autour de ça. Mais on doit d’abord s’occuper de l’équipe, augmenter notre niveau de connaissances et nous construire une vision globale : peut-on implémenter des mesures si nous ne sommes pas tous plus ou moins d’accord sur le rôle qu’on veut jouer et les ressources qu’on veut y mettre ?
L’idée, c’était de faire régulièrement des allers-retours avec l’équipe. Ce n’était pas évident au début : le temps est très limité, même avec une équipe ouverte et motivée. Puis il y a eu une journée de synthèse en novembre dernier à laquelle j’ai emmené quatre de mes collègues ; trois d’entre elles ont intégré le projet. Aujourd’hui, l’équipe est tout juste en train de concevoir qu’on s’engage dans la réflexion et l’action. L’action est déjà en marche puisqu’on en discute. Mais c’est un peu tôt pour en tirer des conclusions. Cela doit infuser. L’autre fois, je passe avec mon sandwich : à la suite d’une réunion, on avait laissé aux murs des affiches avec des messages de prévention alcool. Il y en avait une, qu’on considérait comme bonne, dont le message fait savoir qu’il est moins dangereux de boire une fois qu’on a l’estomac rempli. C’est une manière d’aborder les choses sous un angle de prévention des risques. Cela a interpellé un de mes collègues médecins. Je comprends que cela puisse susciter une interrogation, qu’on n’adhère pas tout à fait à l’idée. Ce n’est pas tant la réponse mais le questionnement en équipe qui importe, afin de trouver comment on veut faire les choses ensemble.
Je pense qu’une des limites, ou en tout cas quelque chose qui ne me semble pas si évident, c’est la question des effets : si on décide qu’on va investir ces ressources-là, comment pourra-t-on en percevoir les bénéfices ? À ce sujet-là, je suis en questionnement et je pense que mon équipe pourrait l’être aussi. Quelque part, j’adhère beaucoup à ces idées et en même temps, j’ai un esprit scientifique ayant besoin de preuves. L’idée, ce n’est pas forcément de voir qu’on est passé de 30 à 15% de consommateurs, c’est beaucoup plus subtil et indirect : il s’agit plutôt de voir comment on peut augmenter la qualité de vie de nos patients. Le travail à partir du guide d’évaluation en promo santé sera utile : on part des assuétudes mais avec des outils beaucoup plus transversaux, qui pourront être utilisés pour d’autres thématiques, elles-mêmes inévitablement en lien avec les assuétudes. Cela répond à des enjeux de santé globale. La boucle est bouclée…