À Bruxelles, le Plan Social Santé Intégré esquisse les contours d’une réorganisation de l’offre des aides et des soins de première ligne. Celle-ci ambitionne le déploiement d’une approche intégrée articulant davantage les services du social et de la santé, et qui s’inscrit dans une démarche de promotion de la santé. Un programme prometteur dont la mise en œuvre sur le terrain reste un défi.
La réorganisation de la première ligne social-santé et de l’ambulatoire bruxellois est pavée de bonnes intentions. Les professionnel.les des différents secteurs n’ont plus qu’à se rencontrer, faire connaissance les un.es, les autres, s’inscrire dans des dynamiques de réseaux, articuler leurs pratiques respectives, développer des approches intersectorielles, mettre en place des démarches de santé communautaire, faire participer activement les citoyens-usagers au système socio-sanitaire, etc. Si de telles stratégies d’actions sont reconnues comme efficaces pour réduire les inégalités de santé et avoir des effets durables en termes d’équité sociale et de santé1, leur opérationnalisation est parfois loin d’être une sinécure, notamment, parce que leur évaluation a souvent davantage porté sur les effets de ces actions et moins sur la manière dont elles ont été élaborées et mises en œuvre.
Or, ces pratiques ont souvent été initiées et développées dans des conditions particulières (partenariat avec des équipes de recherche, intérêt de professionnel.le.s souhaitant solutionner des difficultés rencontrées dans leur métier, subsidiation supplémentaire pour réaliser un projet pilote, organisation des politiques publiques du pays où les interventions sont mises en place, etc.) qui font que leur reproduction à l’identique présente un caractère « utopique » nécessitant de les adapter à la spécificité du contexte d’intervention2. Sur ce point, le processus de réorganisation de la première ligne bruxelloise risque d’être parsemé d’embûches et de freins, notamment parce qu’il implique des changements structurels importants dans la manière dont est organisé notre système d’aide et de soins ; système davantage caractérisé par une stratification sociale entre les secteurs, un développement segmentaire et différencié des secteurs marqué vraisemblablement, comme chez nos voisins français, par « des divergences entre approches conceptuelles, cultures professionnelles, orientations idéologiques3 ».
« La prise en charge de la santé des personnes précarisées n’est pas qu’une simple question de soins mais couvre toute une série de caractéristiques environnementales et personnelles. »
Au-delà d’une réforme de nos politiques sociales santé, la « révolution » des pratiques, induite par le Plan Social Santé Intégré, implique des changements importants à plusieurs niveaux. Sur le plan des professionnel.les, elle nécessite d’abord, d’avoir conscience que les inégalités résultent, non seulement des caractéristiques socio-économiques des populations précarisées et de leurs conditions de vie mais aussi du fonctionnement même du système de soins et de l’aide à leur égard, de la manière dont, en tant que professionnel.les, nous interagissons avec ces populations et participons, involontairement, à l’accentuation de ces inégalités. Ensuite, elle requiert d’avoir conscience de notre intérêt à investir ensemble ces deux pôles d’action si nous voulons réduire ces inégalités et développer une approche inclusive de la santé bénéficiant à toutes les strates de la population. Enfin, une fois cette conscience acquise, il reste à la traduire en application pratique, à déployer des interventions où la prise en charge de la santé des personnes précarisées n’est pas qu’une simple question de soins mais couvre toute une série de caractéristiques environnementales et personnelles qui vont influer, plus ou moins fortement, sur leur état de santé et leur capacité à l’améliorer : (non) accès aux services et infrastructures de proximité, conditions de logements, place sur le marché du travail, niveau d’instruction, capacité à comprendre l’organisation du système de soins, ressources sociales présentes dans l’entourage, maîtrise des nouvelles technologies, habitudes de vie, etc. Cette prise en charge nécessite donc de pouvoir adapter sa pratique en y intégrant des problématiques qui relèvent d’autres disciplines, en développant des approches intersectorielles et interdisciplinaires, en définissant de nouvelles façons de travailler en marge des pratiques instituées.
« Nous pouvons très bien avoir conscience de la nécessité de changer nos manières d’agir mais nous n’avons pas appris à le faire. »
Si ce changement de paradigme de l’intervention psycho-médico-sociale, en cours depuis plusieurs décennies, fait relativement consensus dans ses principes, son opérationnalisation reste relativement succincte, marginale et précaire, notamment parce qu’elle est fondée sur des principes de coopération et de réciprocité peu en adéquation avec le cloisonnement des formations disciplinaires et des politiques publiques. En d’autres termes, nous pouvons très bien avoir conscience de la nécessité de changer nos manières d’agir mais nous n’avons pas appris à le faire. Pire, notre formatage disciplinaire et sectoriel, nos politiques publiques segmentées, la diversité des cadres législatifs qui régissent les professions libérales, publiques et associatives viennent entraver l’acquisition de ces nouvelles pratiques de coopération interdisciplinaire et intersectorielle nécessaires à l’amélioration de la santé des populations.
Au-delà de ces enjeux contextuels et sociétaux, l’efficience d’un travail entre secteurs implique d’une part, que chaque secteur soit reconnu pour ses connaissances et ses compétences propres, et d’autre part, que les apports respectifs de chaque discipline soient intégrés dans la démarche même des pratiques mises en place.
La survenue de la pandémie de la Covid-19, en mars 2020, illustre bien la difficulté de s’inscrire dans une démarche intersectorielle et interdisciplinaire et représente, à sa manière, une forme de « contre-exemple » de ce qu’est une politique sociale santé intégrée. Évidemment, cette gestion est liée à une situation d’urgence sanitaire, à des mesures d’exception liées à un système de soins au bord de l’implosion et ne doit donc en aucun cas être extrapolée à notre situation actuelle. Au moment où nous avons été touchés par la pandémie, les mesures prises par les pouvoirs publics ont été essentiellement basées un savoir clinique, fondées sur des observations épidémiologiques, donnant la priorité à la dimension physique de la santé. Quant aux experts de la santé mentale, de la santé publique et du social, ils ont été relégués à un second rang4 donnant lieu à un foisonnement inédit de publications et de recherches (cartes blanches, articles, rapports d’expertises académiques, exploitation des données sanitaires, etc.) pour que la voix de ces expertises puisse progressivement se faire entendre. Il s’agissait certes d’une option plus commode pour faire face à une urgence pandémique mais qui était, aussi, porteuse d’un cadre idéologique et normatif, réduisant une crise sanitaire à une question de contrôle d’une maladie, prenant peu en compte les conséquences de cette crise à court, moyen et long terme sur la santé mentale, sociale et physique des personnes, et encore moins celle des plus vulnérables.
Or, ces préoccupations sont au centre des démarches de prévention et de promotion de la santé développées en santé publique. L’expertise qui conduit à la prise de décision politique doit, non seulement, être fondée sur des données scientifiques mais doit aussi respecter les standards de la démarche scientifique et les savoirs développés depuis des années par les acteurs spécialisés. Elle doit, notamment, être pluridisciplinaire et chaque discipline doit être représentée de manière équilibrée, produite en dehors de tout lien d’intérêt et de logiques partisanes5, soumise à des procédures de validation externe et être accessible au public6. Une telle expertise, aurait, dans le contexte de la crise Covid, davantage pu prendre en compte des facteurs cruciaux tels que l’exposition plus importante des populations fragilisées à la maladie (logement exigu où chacun empiète sur l’espace de l’autre, quartier à plus forte densité de populations, plus grande exposition à des problèmes respiratoires dus à la pollution atmosphérique, etc.), l’étendue de l’impact des mesures prises sur le quotidien de ces populations (plus forte probabilité de souffrir de troubles mentaux, arrêt plus fréquent des métiers manuels, déficit de matériel informatique pour la scolarité des enfants, surveillance policière ciblant davantage les quartiers défavorisés, etc.), les effets des déficits de ressources pour gérer la situation (plus faible niveau de littératie pour comprendre les messages de prévention, inaccessibilité aux services d’aides pour faire face aux difficultés rencontrées, perte des mécanismes de solidarité informelle de proximité à cause des confinements, etc.) et, enfin, aux effets éventuels de ce prix inéquitable à payer sur l’alimentation des processus d’exclusion sociale (sensation d’être considéré comme des citoyens de seconde zone, développement d’un sentiment d’inutilité, renforcement de la défiance envers les autorités et les institutions, amplification d’une sensation de discrimination, etc.).
Au vu de l’urgence sanitaire, il est évidemment utopique de penser que l’ensemble de ces conséquences aurait pu être pris en considération. D’un autre côté, elle nous montre aussi les risques inhérents aux mesures dites universelles, qui s’appliquent uniformément à l’ensemble de la population, qui se conçoivent autour d’un citoyen défini comme plus ou moins standard et qui comme toute procédure de standardisation se révèle peu adaptée aux personnes éloignées de ce standard. Elle nous rappelle aussi que toute « expertise » appliquée à des conduites humaines est relative7 et que l’intérêt premier de se confronter aux « expertises » des autres professionnel.les, c’est de pouvoir se décentrer par rapport à nos propres pratiques, avoir une appréhension plus globale de nos bénéficiaires, développer des pratiques innovantes et mieux adaptées à leurs besoins. L’approche épidémiologique a été fort sollicitée au cours de la pandémie et son apport est évidemment indéniable pour mesurer l’évolution d’une maladie ou encore identifier des groupes à risque, mais ne nous est d’aucune aide pour savoir comment intervenir sur ces groupes8. Cette connaissance sur le « comment » est, notamment, produite par la recherche interventionnelle en matière de promotion de la santé, de prévention, d’éducation, d’action sociale.
Sur le plan des actions à l’égard des populations défavorisées, la mise en place d’une approche intersectorielle doit se conjuguer avec la mise en œuvre de dispositifs participatifs auprès des bénéficiaires9. Il s’agit par-là de développer une appréhension plus globale des bénéficiaires pour pouvoir mieux répondre à la complexité de leurs situations et à la diversité de leurs besoins sanitaires, sociaux et personnels. Trop souvent, l’accent est mis sur les différences entre les démarches « curatives » et « émancipatrices » alors que les avancées récentes en matière de prise en charge des populations défavorisées dans le domaine de l’aide et du soin utilisent des techniques d’intervention similaires à celles développées depuis de nombreuses années dans les démarches d’éducation ou de promotion de la santé ; démarches qui, au fil du temps, ont acquis une expérience précieuse pour en assurer la qualité. En somme, les leviers du travail avec les populations fragilisées sont les mêmes (développement des compétences psychosociales, amélioration de l’environnement physique et social, approche communautaire et participative, etc.) mais portent sur un objet différent. Ces liens sont déjà parfaitement intégrés dans les pratiques de promotion de la santé où il s’agit davantage de travailler en amont de la survenue des problèmes de santé alors qu’en matière de soins, ces leviers restent appliqués de manière marginale pour éviter l’aggravation des conséquences des inégalités sur la santé. C’est le cas, notamment, pour les patient.es atteint.es de maladie chronique10 qui ne doivent pas uniquement être soigné.es mais être aussi accompagnés dans la modification de leurs habitudes de vie.
Plus spécifiquement, les bénéficiaires précarisé.es, de par leurs expériences passées, ont souvent des appréhensions à se rendre dans les services qui leur sont destiné.es au sein desquels iels se sentent tantôt jugé.es, tantôt soumis.es à des prescriptions qu’iels ne sont pas en mesure d’appliquer, tantôt en incapacité d’exprimer leurs incompréhensions face à des décisions qui les concernent, tantôt affecté.es par d’autres préoccupations qui sont, à leurs yeux, plus urgentes à régler. Iels requièrent, plus que les autres, de bénéficier du travail d’une équipe pluridisciplinaire, mieux à même de développer des outils d’intervention couvrant les différentes facettes de leurs besoins (ateliers de développement d’aptitudes, thérapie communautaire, pair aidance, suivi psychologique, etc.). Pour les personnes dépendantes aux psychotropes, mettre en place des démarches communautaires pour leur permettre, notamment, de retrouver une utilité sociale, de renforcer leur confiance en soi, d’avoir la capacité de se projeter de manière positive dans l’avenir sont souvent des clés indispensables à la sortie de leur dépendance. Par ailleurs, seul.e le.a bénéficiaire détient cette capacité de partager son vécu, ses craintes, ses conditions de vie, son expérience des services. Iel est avant tout un être humain, capable de faire des choix et qui a le droit d’être respecté.e dans ses choix. Il convient d’intégrer cette connaissance que les patient.es sont les seuls à connaître dans les décisions et actions dont iels bénéficient comme c’est le cas du Montreal model, où le patient atteint d’un cancer « est présent au cours de la réunion interdisciplinaire et participe activement à la prise de décision le concernant. Sa parole est considérée au même titre que celle des autres personnes présentes, le patient peut être accompagné d’un proche ou d’un patient ressource pour pouvoir être plus à même d’exprimer ses choix11 ».
Ce travail d’hybridation professionnelle et d’alliance avec le.a bénéficiaire ne s’improvise pas. Il demande à redéfinir nos manières de travailler et à créer de nouveaux métiers. Il nécessite une série de conditions liées aux compétences professionnelles (capacité à faire évoluer ses pratiques, aptitude à travailler en équipe et à faire confiance aux autres professionnel.les, ouverture d’esprit et capacité de prendre distance à l’égard de ses référents disciplinaires, etc.), à l’organisation de l’articulation des professionnel.les de différents secteurs ? (apprentissage des méthodes de travail des autres disciplines, dépassement des divergences, organisation de la complémentarité des actions, définition d’un cadre de travail commun, etc.), à l’organisation de la participation des bénéficiaires (démarches de consultation, groupes de discussion, comités de bénéficiaires, co-construction de démarches d’amélioration des pratiques, etc.). Sur un plan plus idéologique, l’enjeu dépasse nos logiques sectorielles dans la mesure où il s’inscrit dans une démarche de développement humain, dans l’organisation d’une société plus juste où la démocratie n’est pas, pour les populations précarisées, un simple concept théorique mais doit pouvoir se vivre, s’expérimenter dans les services qui leur sont destinées. Il ne peut se faire sans un engagement fort de toutes les composantes politiques, sectorielles et professionnelles au service des bénéficiaires.
1. Voir N. Wallerstein, B. Duran, J. Oetzel, M. Minkler (Eds.), Community-based particpatory research for health : Advancing social and heath equity (3rd ed.) Jossey-Bass, 2018.
2. Voir M.-R. Guével, M. Porcherie, Articuler les savoirs scientifiques et expérientiels pour réduire les inégalités, in La Santé en Action, 2021, 456 : 12-14 ; et B. Lamboy, Interventions fondées sur les données probantes en prévention et promotion de la santé
: définitions et enjeux, in La Santé en Action, 2021, 456 : 6-8.
3. M. Jaeger, Principes et pratiques d’action sociale. Sens et non-sens de l’intervention sociale. Malakoff, Dunod (coll. Santé Social), 2023.
4. D. Favresse, F. Geurts, La pandémie et les jeunes des quartiers précarisés bruxellois, in L’accompagnement des familles exilées pendant la crise sanitaire (Barras C. et Manço A. (IRFAM), L’Harmattan, 21-43, 2023. Voir aussi : Jaeger M. (2023), op.cit.
5. Un clinicien qui mène des recherches financées par l’industrie pharmacologique ou un représentant d’une association de défense sectorielle ne répondrait pas aux qualités requises de cette expertise.
6. Z. Mansour, F. Chauvin, B. Faliu, L’expertise sanitaire en temps de crise, in La santé en action, 456 : 15-19, 2021.
7. Cette relativité peut se comparer au fonctionnement d’un plateau de télévision couvert par plusieurs caméras périphériques (expertises) ayant chacune leur angle de vue. L’une travaille en plongée, de haut en bas, l’autre en contre-plongée, du bas vers le haut. Une troisième se rapproche « en travelling avant » pour réaliser de gros plans. Une quatrième ouvre le champ visuel par un « travelling arrière ». Chaque caméra offre une image de la situation et, en même temps, aucune ne dispose de l’image universelle (Analogie inspirée du texte de J. Rémy : « La sociologie en évolution », symposium de la Fondation Juan Maragall – Barcelone, 1993).
8. M. Stanton-Jean, Le savant et le politique. La prise de décision en temps de pandémie : que s’est-il passé au Québec (Canada)?, in Droit, Santé et Société, /1, 1 : 63-67, 2020.
9. C. Loignon, S. Dupéré S. et al., Dés-élitiser la recherche pour favoriser l’équité en santé. Les recherches participatives avec des publics en situation de pauvreté en santé publique, in Ethique publique, 20 (2), 2018.
10. Santé Publique, 2015/HS (S1), Maladies chroniques et innovations, 228p.
11. M.-P. Pomey, L. Flora et al., Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé, in Santé Publique, 2015/HS (S1), 41-50.