Laura Lozano : « C’est un sujet sur lequel tout le monde a des croyances »

avril 2024

Laura Lozano est depuis 2020 infirmière à la maison médicale le Noyer, dans le quartier Dailly à Schaerbeek. Elle revient sur ce qui a motivé sa participation à la recherche-action. Aborder les questions de consommation et d’addiction par le biais de la promotion de la santé est, pour elle, une manière d’interroger les approches souvent très sanitaires et normées à l’égard des personnes consommatrices.

Propos recueillis par Marinette Mormont

Laura Lozano : « C’est un sujet sur lequel tout le monde a des croyances »

Laura, Le Noyer et les assuétudes

Au sein de notre population, dans le quartier Dailly, on a peu de toxicomanie de drogues injectables, mais énormément d’alcool, de tabac et de cannabis. On a aussi quelques soucis avec les benzos, de même qu’on est en réflexion par rapport au Lyrica (prégabaline). On se pose pas mal de questions par rapport aux ordonnances un peu automatiques, parmi lesquelles il y a souvent des opiacés prescrits de manière un peu inconsidérée. On a l’impression qu’il y a à la fois un manque de prudence de la part des chirurgiens et un manque de connaissances de la population, qui a tendance à faire confiance en se disant : « C’est une prescription médicale, ça ne peut pas faire de mal ». Pas mal de mes collègues sont aussi interpellés par rapport à d’autres formes d’assuétudes, au sucre par exemple, avec des craving liés à l’alimentation.

On s’est rendu compte, dans notre maison médicale, qu’on travaillait beaucoup la problématique des assuétudes en individuel dans les consultations, via des accompagnements de dépendances déjà installées, mais qu’en termes de prévention, on était un peu faiblards, même si des actions avaient déjà été menées autour du tabac et des écrans. Au moment du redémarrage post-covid, on s’est posé cette question : sur quoi se penche-t-on ? Étant donné que notre DEQ (démarche d’évaluation qualitative) était centrée sur la santé mentale, quand la proposition de Prospective Jeunesse est arrivée, on s’est dit que ça rentrait bien dans ce cadre.

Personnellement, je trouve aussi qu’on a souvent tendance à évoquer les questions de consommation d’une manière hyper-sanitaire et qui ne me semble pas avoir d’écho auprès des personnes qui consomment. Cela m’intéressait de voir comment faire de la promo santé qui ne soit ni trop spartiate, ni trop sanitaire, et qui puisse inclure la compréhension de la recherche de plaisir. Ce sont un peu tous ces éléments qui m’ont motivée à prendre part au projet.

« On a souvent tendance à évoquer les questions de consommation d’une manière hyper-sanitaire et qui ne me semble pas avoir d’écho auprès des personnes qui consomment. »

Premiers constats

L’un des premiers constats formulés au terme de la phase exploratoire de la recherche a mis en évidence le fait que, si toutes les maisons médicales participantes proposaient une série d’activités de santé communautaire telles que des ateliers d’apprentissage du vélo, des «cafés-papote», des ateliers de cuisine, des promenades nature… aucune de ces activités n’était identifiée d’emblée comme une action ayant potentiellement un effet préventif direct ou indirect en matière d’assuétudes. En outre, à travers les récits des situations vécues en maisons médicales, il est apparu au fil des sessions que les professionnels s’appuyaient peu – voire pas du tout – sur l’offre d’activités collectives dans leur approche des problèmes d’assuétudes. Or, si les maisons médicales offrent une série d’opportunités de soins globaux intégrés dans le collectif, elles ne s’en saisissent pas nécessairement dans le suivi des patients, à tout le moins dans le cadre des situations rapportées par les participants au groupe de travail.

Un autre constat découlant directement de l’état des lieux des actions de prévention des assuétudes, fut celui de la multiplicité des actions concentrées aux niveaux de la prévention spécifique et curative, sans pour autant que ces actions s’articulent les unes avec les autres dans une stratégie globale et cohérente de prévention des assuétudes.

Enfin, le processus exploratoire a permis de relever un sentiment ambivalent entre l’épuisement et l’enthousiasme ressentis globalement par les professionnels par rapport aux démarches de promotion de la santé. En outre, bien que certaines activités soient développées dans le cadre des objectifs de promotion de la santé au sein des maisons médicales, le concept reste flou lorsqu’il s’agit de s’éloigner des actions de santé communautaire pour, par exemple, prendre en considération les inégalités sociales de santé ou favoriser la participation des patients en amont dans les projets. Le manque de temps des équipes soignantes prises dans l’urgence des soins, l’articulation parfois complexe entre une approche biomédicale centrée sur le symptôme à traiter et la promotion de la santé qui défend une approche globale et la difficulté de mesurer l’impact direct des actions de promotion de la santé ont été maintes fois évoqués dans le cadre de la recherche.

Santé communautaire : attention à la confidentialité

Travailler sur les assuétudes, on le faisait, mais pas avec cette approche de santé communautaire ni en impliquant les publics dans toutes les étapes. De manière plus générale, c’est un point que nous devons améliorer et qui est en évolution : on a quelques ateliers mis en place à l’initiative de patients (cuisine, couture) et qui sont gérés en autonomie. Mais cela reste difficile, et cela l’est encore plus pour ces questions-là. Il y a tout de même ce point de délicatesse à avoir : si tu t’impliques comme patient, tu t’affiches comme consommateur ; c’est plus difficile que de dire : « J’ai des douleurs chroniques ». Organiser des groupes de pair-aidance en assuétudes, c’est donc compliqué dans un endroit où on fait de la médecine de famille. Si tu débarques le mercredi après-midi pour ton “groupe assuétudes” et que ta sœur est là avec ses enfants pour des vaccins, c’est un peu délicat. Dans un lieu spécialisé, c’est plus confidentiel. Dans nos consultations, cette confidentialité est présente, mais dans les activités, c’est plus difficile à mettre en place.

Il y a bien cette idée selon laquelle si tu fais des activités de santé communautaire pour une population générale, comme une activité vélo par exemple, ça fait ricochet et prévention assuétudes. Mais je trouve que le lien de cause à effet reste un peu nébuleux…

« Un sentiment ambivalent entre l’épuisement et l’enthousiasme ressentis globalement par les professionnels par rapport aux démarches de promotion de la santé. »

Rencontres itinérantes, échanges de pratiques

La première année de la recherche, il y a eu cette proposition de faire des rencontres itinérantes où on allait chaque fois dans une des maisons médicales impliquées dans le projet. Cela a été très riche en termes de travail de réseau et de partage de pratiques. C’était aussi instructif de voir, au sein d’une même ville, les différences populationnelles qu’il peut y avoir de quartier à quartier.

Cela a été super intéressant d’avoir un psy dans les échanges et de voir de quelle manière il était impliqué dans les accompagnements au sein de sa maison médicale. Au Noyer, on était en questionnement par rapport au fait d’engager un psy. Depuis, nous avons un psy qui a commencé la semaine passée. Ces échanges ont participé à notre décision.

Autre élément, une des maisons médicales avait mis un focus sur les écrans. C’était le cheval de bataille de l’un des médecins. En consultation, je n’ai pas encore du tout le réflexe de penser à ça. Quand je fais les anamnèses des nouveaux patients, je passe au crible les types d’addictions possibles mais je ne pensais jamais aux écrans. Cela a permis de ramener cette question dans mes points d’attention. Tout cela chemine : ne faudrait-il pas intégrer tout cela de manière un peu plus systématique ?

Des accompagnements plus transversaux

Dans le modèle, une ou deux personnes par maison médicale devaient relayer les éléments de la recherche vers leur équipe. Le fait que ce soit un projet au long cours, sur une année, ça a permis d’accrocher l’équipe petit à petit, sans l’effrayer. Puis d’embrayer pour une deuxième année. Aujourd’hui, cinq travailleurs participent au projet : trois médecins, dont une qui représente la promotion de la santé, une assistante sociale et moi. Notre implication dans cette recherche-action a mis ces questions plus au centre de l’attention au sein de toute l’équipe. Il y a eu des recherches d’information, de formations, et un investissement plus important et de manière plus pluridisciplinaire en consultation. Si une personne est en bagarre avec des problèmes d’addictions, on essaye de mettre en place des accompagnements plus transversaux. Je fais aussi des consultations de sevrage tabac. Et on avait eu, auparavant, une formation de l’équipe sur l’entretien motivationnel, cela a permis de faire un rappel précieux.

« Si quelqu’un consomme et ne demande rien, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? »

Parfois, tu es étonnée de ce qui sort de ta propre bouche

Nous avons travaillé la question des représentations avec des exercices où il fallait défendre des postures. Tout ce travail pour sortir de nos fonctionnements automatiques et questionner nos croyances a été très enrichissant. La seconde année, nous avons donc souhaité prolonger la réflexion via une formation de l’équipe, qui est en cours, avec une attention portée sur ces représentations. C’est fondamental. C’est un sujet sur lequel tout le monde à des opinions, des croyances. Il faut pouvoir défricher cela. Parfois, tu es étonnée de ce que dit ton voisin, parfois tu es étonnée de ce qui sort de ta propre bouche.

Un truc rigolo, c’est de voir les différences entre les générations. Je suis de celle qui a été traumatisée par l’image des ravages de l’héroïne et du sida. Aujourd’hui, il y a un abord plus détendu par rapport à cela, la problématique est moins aiguë. En fonction des générations, on ne se focalise pas sur les mêmes choses. Et ce n’est pas parce qu’on vient du même métier qu’on a les mêmes cadres de référence. Rien que ce travail sur les représentations, c’est déjà beaucoup. Il faut du temps pour métaboliser. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il est plus facile de travailler sur les addictions iatrogènes, comme celles liées aux opiacés ou aux benzos, parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans un contexte culturel, ce sont des produits prescrits par les médecins. Le cannabis, l’alcool, ce sont des liants sociaux. Et l’alcool, il y a une telle normalité dans son usage, cela semble compliqué de s’y attaquer.

On réfléchit aussi à la question de la non-demande, un des éléments autour duquel on tourne beaucoup. Si quelqu’un consomme et ne demande rien, qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Dans les pistes, on questionne pas mal l’anamnèse, avec cette idée qu’il y a un sous-diagnostic de certaines populations. J’ai été à la présentation d’Eurotox sur les habitudes de consommation en Région bruxelloise, il en ressortait que certains publics passent complètement sous les radars. Typiquement, les femmes sont sous-diagnostiquées. Il faut donc questionner ce qui, dans nos représentations, peut faire qu’on passe à côté. À nouveau, on n’est pas vraiment dans de la prévention, mais davantage dans la détection.