Norman Béthune à Bruxelles, Le Vieux Chemin d’Ère à Tournai et Bautista van Schouwen (BVS) à Liège : dans le giron des mouvements militants et progressistes des années 1960 s’ouvraient en 1972 les premières maisons médicales. Aujourd’hui au nombre de 139, les maisons médicales à Bruxelles et associations de santé intégrée (ASI) en Wallonie fournissent des soins de santé primaires de qualité et accessibles à près de 300 000 patients.
Maisons médicales : des soins de première ligne pour toutes et tous
« La création des premières d’entre elles trouve ses sources dans le mouvement contestataire de Mai 68. »
Urbaines ou rurales, petites ou plus importantes, anciennes ou récentes : les maisons médicales et associations de santé intégrée qui parsèment les territoires bruxellois et wallon varient dans leurs structurations et modes d’organisation. Leur modèle repose pourtant sur des jalons communs.
Au plus près des besoins des patients, les maisons médicales dispensent des soins de santé primaires, dont la qualité est définie selon plusieurs critères, traduits en quatre lettres : GICA. Cet acronyme, inventé en 1971 par le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM), désigne des soins globaux (qui tiennent compte des aspects médico-psychosociaux et environnementaux de la santé), intégrés (qui englobent le curatif, le préventif, le palliatif ainsi que la promotion de la santé), continus (qui assurent un suivi des patients à long terme) et accessibles (sur le plan géographique, financier, et au niveau des horaires).
Les équipes des maisons médicales sont pluridisciplinaires. Composées au minimum d’un médecin, d’un kinésithérapeute et/ou d’un infirmier, ainsi que d’un accueillant, elles intègrent aussi souvent des gestionnaires, travailleurs sociaux, psychologues, travailleurs en santé communautaire, diététiciens, etc. Ces équipes travaillent de manière coordonnée selon une approche intégrée de la santé (curatif et préventif), non seulement via l’accompagnement individuel, mais aussi dans une perspective plus collective, de santé publique et de promotion de la santé. Ancrées dans leur quartier ou territoire, les maisons médicales travaillent main dans la main avec le réseau associatif local et organisent des activités de santé communautaires afin de renforcer le pouvoir d’agir des patients sur leur santé et sur l’ensemble des facteurs qui peuvent l’influencer.
Les maisons médicales se présentent donc comme les acteurs d’un modèle de soins qui agit pour le droit à une santé globale pour toutes et tous, pour la réduction des inégalités de santé, et qui place le patient au centre de ses soins. La création des premières d’entre elles trouve ses sources dans le mouvement contestataire de Mai 68. Rejet de l’hospitalocentrisme et du paternalisme médical, idéal communautaire qui s’exprime dans la médecine de groupe face à la structuration d’une médecine générale en une pratique libérale solo, prise en compte des déterminants de la santé : développée comme une alternative au modèle de soins traditionnel, ces pratiques de groupe pluridisciplinaire se font progressivement une place en marge du système.
Au tournant des années quatre-vingt, deux textes fondateurs de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la déclaration de d’Alma-Ata (1978) et la Charte d’Ottawa (1986), viennent appuyer le bien-fondé du modèle. Nées en dehors de tout cadre législatif, ces structures seront alors progressivement reconnues par les autorités régionales.
La crise du Covid va démontrer à quel point le modèle des maisons médicales est pertinent en termes d’organisation territoriale, de prévention, de résilience. « On a constaté, dans cette situation de panique, l’importance de la pluridisciplinarité, du collectif et du lien entre les différents niveaux », expose Fanny Dubois, secrétaire générale de la Fédération. Les maisons médicales ont d’ailleurs été mobilisées par les pouvoirs publics pour venir en renfort des maisons de repos et des centres de dispatching. La collecte de données qui y est menée a aussi permis d’étayer le constat de l’influence des déterminants sociaux sur la contraction du virus. « Nous avons travaillé ces questions avec Sciensano et des universités, et ces savoirs ont pu remonter au niveau politique. Pour avoir cette vision holistique de la santé, il est nécessaire de bien connaître sa patientèle, son environnement et de faire la relation avec son quartier et ses réalités socio-économiques comme les revenus, les conditions de logement, etc. ».
Aujourd’hui, les réformes de la première ligne d’aide et de soin (le Plan social santé intégré en Région bruxelloise et Proxisanté en Wallonie) misent sur la territorialisation pour réorganiser l’offre social-santé de façon transversale et intégrée. Un changement de paradigme qui n’est pas sans rappeler la voie empruntée de longue date par les maisons médicales. Établissement d’un diagnostic territorial, approche populationnelle, partenariats et collaborations avec d’autres acteurs du social-santé, « cette vision intégrée et territoriale oriente les pratiques des maisons médicales depuis toujours, commente Pascaline d’Otreppe, médecin généraliste à la maison médicale ASaSo à Saint-Gilles (Bruxelles) et membre du bureau stratégique de la Fédération des maisons médicales. Ce qui change, c’est qu’elle est désormais inscrite dans les politiques publiques. Cela revient à acter une autre conception et organisation de l’offre social-santé qui ne fonctionnera plus par secteurs ou par maladies. Ces politiques entérinent ainsi la reconnaissance d’un modèle d’organisation des soins qui était déjà défendu dans des publications du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) ou de l’OMS il y a cinquante ans ! ».
À la date de mai 2024, la Fédération des maisons médicales comptait 139 membres : 63 à Bruxelles et 76 en Région wallonne. Elle représente plus de 1500 travailleurs, parmi lesquels plus de 650 médecins généralistes et assistants en médecine générale, la profession la plus représentée. Les maisons médicales soignent près de 300.000 patients, dont une grande proportion de personnes en situation de précarité. En atteste le nombre de patients avec un statut de bénéficiaire de l’intervention majorée (BIM) : 45% contre 23% dans la population générale.
Deux modes de financement différents permettent aux maisons médicales de fonctionner. Le premier, le financement à l’acte, qui concerne 19 maisons médicales membres de la Fédération, rémunère les soignants à la prestation, selon un montant fixé dans la nomenclature Inami. C’est le modèle traditionnel de rémunération des médecins.
Le second, le forfait, a été adopté par 120 maisons médicales. Dans le cadre du financement forfaitaire, le prestataire de soins (médecin, infirmier, kinésithérapeute) reçoit un montant fixe par patient inscrit à la maison médicale. Tandis que le soignant s’engage à offrir des soins de première ligne au patient, celui-ci s’engage à ne consulter que dans la maison médicale dans laquelle il est inscrit. Son organisme assureur verse à la maison médicale une somme mensuelle fixe, quelle que soit sa consommation de soins.
Le forfait est un mode de financement alternatif de la santé « qui s’inscrit dans une logique de ‘promotion de la santé’ plutôt que de ‘gestion des maladies’ », explique Fanny Dubois. Le professionnel de santé qui travaille au forfait a en effet « tout intérêt à maintenir ses patients en bonne santé parce que ça lui fera moins de travail, son revenu n’étant pas lié à sa prestation. À l’inverse, le soignant qui est financé à l’acte dépend de ses prestations. Exprimé de façon caricaturale : il a intérêt à ce qu’il y ait des malades puisque ses revenus en dépendent ».
Le financement au forfait permet donc non seulement une plus grande continuité des soins (le patient s’engage à ne consulter que dans sa maison médicale, sauf exceptions), une plus grande accessibilité (le patient ne doit rien payer ou avancer pour ses soins), plus de solidarité entre les personnes en bonne santé et celles en moins bonne santé (le forfait des uns contribuant à financer les prestations de santé des autres), mais aussi l’intégration de davantage de soins préventifs. Tout cela, sans que le système ne soit plus coûteux pour l’assurance maladie.
De nos jours, les pratiques au forfait ont le vent en poupe. Depuis les années 2010, un nombre croissant de centres de santé adoptent ce mode de financement et prennent le nom de maisons médicales sans n’être affiliés ni à la Fédération ni à son homologue flamand, De Vereniging van Wijkgezondheidscentra. En juin 2023, on dénombrait ainsi en Belgique une totalité 250 maisons médicales au forfait, avec plus de 600.000 patients inscrits. Ce développement comporte des risques de commercialisation du secteur, risques mis en avant par l’Inami, qui a d’ores et déjà épinglé des pratiques problématiques telles que des inscriptions et désinscriptions sans le consentement des patients, une sélection des patients selon leur profil et leurs pathologies (les situations les plus lourdes étant considérées comme moins « rentables ») ou encore des fusions en mégastructures de soins.
« De nos jours, les pratiques au forfait ont le vent en poupe.»
« Il existe autant de manières de décliner l’autogestion que de maisons médicales. »
Bien que l’appellation « maison médicale » ne soit pas protégée, la Fédération a de son côté élaboré une série de critères d’adhésion afin de garantir l’accessibilité et la qualité des soins. Parmi ceux-ci, le travail « en équipe non hiérarchisée » et le fait d’être constitué en une asbl dont l’assemblée générale est majoritairement constituée des travailleurs de l’équipe. Choisi par les fondateurs des premières maisons médicales qui revendiquaient une organisation sans hiérarchie et une répartition égalitaire des revenus, le modèle autogestionnaire assure aussi la pluridisciplinarité et donc une meilleure prise en charge des patients.
Plus qu’un modèle rigide, il est aujourd’hui une philosophie, une culture de travail. Répartition égalitaire des revenus, organes d’administration composés de travailleurs uniquement, participation de patients à l’assemblée générale voire au conseil d’administration, systèmes de délégation de la gestion à une coordination : il existe autant de manières de décliner l’autogestion que de maisons médicales. Nécessitant une forte implication des travailleurs et l’apprentissage du partage du pouvoir, l’autogestion est cependant un modèle à repenser constamment.
1. Lire A. Hendrick, J.-L. Moreau, De A à Z. Histoire(s) du mouvement des maisons médicales, Fédération des maisons médicales, ORAM, janvier 2022, https://www.maisonmedicale.org/wp- content/uploads/2022/02/abecedaire-version- web-20200217.pdf ; et M. Roland, M. Mormont, « 1945-1990 : maisons médicales, semailles et germination », Politique n°101, septembre 2019.
2. Centre de santé intégré puis association de santé intégrée en Wallonie dès 1983 ; maison médicale dans le décret de la Région bruxelloise sur « L’offre de services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé en 2009 ».
3. M. Mormont, « Inégalités de santé : faire le pari des territoires », Alter Échos n° 508, février 2023.