« Dans cette IPPJ, je suis gâté, moi, ici ». « Ce que j’aimerais ? Que l’AMO soit ouverte tous les jours, pour pouvoir y venir les jours ». « Le centre d’hébergement, c’est ma deuxième maison, on dirait une autre famille ».
Voilà quelques réactions que nous avons glanées au fil des rencontres et qui montrent combien ces structures prennent une place centrale à un moment donné dans la vie du jeune qui la fréquente. Pour autant, le travail n’y est pas un long fleuve tranquille, et confronte les travailleurs à leurs propres représentations de la famille, de l’adolescence… Par ailleurs, l’Aide à la jeunesse porte en elle la tension d’être entre l’accompagnement et le contrôle de jeunes pudiquement qualifiés de fragilisés. Que leur dire ? Qu’accepter ? A ces questions délicates, auxquelles les réponses seront sans cesse en mouvance, cet article ne pourra pas répondre. En revanche, de nos expériences, nous avons listé quelques points de tension entre jeunes et adultes.
Quand un enfant a un parcours difficile, il arrive que l’institution parentale est jugée défaillante. Mais ce regard est source de violence pour le jeune qui le reçoit. Une travailleuse de Prospective Jeunesse explique : « Certains jeunes vivent des choses compliquées. Ils connaissent leurs parents, ils identifient leurs défauts, leurs erreurs. Mais ils nuancent et, surtout, ils ne veulent pas qu’on les remplace ». Or cette posture tolérante peut être interprétée comme un manque de compréhension ou de recul vis-à-vis des maltraitances parentales par les intervenants sociaux. Les ados que nous rencontrons peuvent se sentir blessés par cette perception. « Ils nous disent : « Je n’ai qu’une mère, qu’un père ; je suis obligé de faire avec, de voir au-delà » », ajoute-t-elle. Dans Paroles de jeunes, un travailleur explique combien l’absentéisme d’une mère et les émotions qu’elle suscitait chez son enfant l’ont touché au point de se mettre à détester la mère… et de se trouver fort dépourvu quand le jeune a proposé comme projet d’organiser une activité avec sa mère. Cette demande, aux antipodes de la colère fréquemment exprimée par le jeune, a été pour l’intervenant un véritable apprentissage, au cours duquel il a dû questionner la contagion des ressentis de l’enfant1.
« On a parfois tendance à prédestiner l’avenir du jeune en fonction des manquements parentaux », insiste encore l’intervenante. Renvoyer aux dysfonctionnements familiaux entraîne différents dommages : la destruction de la figure parentale auprès du jeune ; l’image du jeune lui-même, imparfait car membre d’une famille imparfaite et parti pour reproduire des schémas. « Par ailleurs, ce réductionnisme des problèmes de l’ado à la figure parentale limite la prise en compte d’autres facteurs, comme l’environnement du jeune, son contexte de vie, et ses propres capacités, sa résilience par exemple ».
Une autre intervenante ajoute : « Des jeunes expriment lors des rencontres leur volonté de se débarrasser des étiquettes qu’on leur colle. On a rencontré des jeunes revendiquant fortement qu’on porte un message différent sur leur vécu, mais surtout sur ce qu’ils en font ». Pas facile d’être un jeune catalogué fragilisé quand on veut être un ado normal.
Le secret professionnel partagé peut créer de lourdes tensions. « Quand un jeune se confie à un éducateur, dévoile son intimité, donne sa confiance pour se rendre compte le lendemain que désormais, toute l’équipe est au courant, cela peut engendrer une colère terrible, un sentiment de trahison ». Des sentiments exacerbés si de la pitié est exprimée. « Ils expriment la demande d’avoir un dialogue plus horizontal où les éducateurs reconnaîtront les épreuves traversées et accompagneront le jeune pour faire de son expérience de vie une force. À nouveau, ce besoin de sortir de l’image d’ados fragilisés. Les mêmes comportements seront analysés chez certains ados comme des bêtises liées à l’âge, à la crise d’adolescence ; chez d’autres, comme des répétitions de schémas problématiques. « Intéressons nous à qui il est, là, maintenant, en dépit de ce qu’il a vécu et notamment comment lui se positionne sur son histoire. Avec ses mots, qu’il puisse raconter lui-même son expérience ». L’objectif ? Remettre du sens dans le vécu, permettre de s’approprier son histoire, pour pouvoir développer la capacité à agir.
Les écrans sont souvent le lieu où les adultes projettent leurs peurs vis-à-vis de l’adolescence ; ces peurs transcendent les générations, et on les a tous entendues un jour : les jeunes n’ont plus valeur, ils ne respectent plus rien. Le fameux « C’était mieux avant », appelée la nostalgie structurelle en anthropologie. Si les vices prêtés aux écrans (développement du narcissisme, diminution de la vie sociale, coupure du monde…) inquiètent souvent, ces peurs se décuplent quand ils pourraient atteindre un jeune en difficulté. Pourtant, les jeunes rencontrés en relèvent des vertus : être en contact avec des jeunes hors de l’institution, donner une image positive de soi, être une activité accessible… « Avec 50€ par mois pour mon téléphone, mes transports, mes vêtements, je ne peux pas toujours dire oui quand mes copains me proposent de boire un verre. J’ose pas dire pourquoi, ça me gêne, je trouve une excuse pour rentrer au centre. Mais, au moins, je peux discuter avec eux en ligne ».
Les écrans remplissent aussi une fonction de régulation des tensions en institution . « Quand on est H24 tous ensemble, c’est une porte de sortie, un échappatoire », explique un.e jeune. Par ailleurs, les réseaux sociaux permettent aussi de présenter une autre image de soi que le jeune à problèmes, placé, qui a vécu des choses horribles. Être sur les réseaux, c’est participer à une normalité, se façonner une image… même si on n’a pas l’argent pour la nouvelle paire de chaussures.
Bref, le message envoyé par les jeunes pourrait se résumer par une demande de confiance, de tolérance vis-à-vis de leurs erreurs et une croyance dans leur évolution. « Tout le monde fait des erreurs et apprend. Ces jeunes demandent à être traités comme des personnes capables d’apprendre », décode une travailleuse. Comment transformer cette demande en action professionnelle ? A quel moment lâcher prise et faire confiance ? A quel moment renforcer l’encadrement ? Les émotions sont là, qu’en faire ? Qu’attendre d’une institution ? Les pistes sont nombreuses et connues : travailler les représentations dramatisantes, les lectures des situations ; interroger les peurs, parfois très personnelles, pas toujours conscientes, pour s’en extraire ; mettre à distance le côté émotionnel. Ce travail nécessite de donner un lieu et un moment aux travailleurs pour ce faire. « Toute équipe gagne à être supervisée par un regard extérieur », rappelle Véronique. Ces moments sont également propices à questionner et à définir collectivement les limites de son rôle, les valeurs de sa fonction, la proximité à mettre avec ces jeunes, parfois croisés au quotidien.Parfois plus que le parcours du jeunes, il est important de ramener ses propres émotions en équipe. Une cohésion interne sera inévitablement un atout. « Quand un jeune échappe, l’intervenant se sent fragilisé dans son action. C’est important de remettre aussi de la complexité, de soulager ses épaules du poids de la situation. Les facteurs sociaux et culturels sont importants et nous rappellent que nous ne contrôlons pas tout ».
Enfin, l’effet Pygmalion, dite aussi la prophétie auto-réalisatrice, veut que le regard qu’on porte sur l’autre influence ses comportements. Souligner les avancées plutôt que les erreurs, traiter l’autre comme « on lui souhaite de pouvoir être » permettront aussi de trouver une alliance aux jeunes et aux intervenants.
1.Paroles de jeunes : étude présentée à l’article précédent « Quand mon fils a été envoyé en IPPJ ».
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