Interview de Christian Falone et Céline Janssens – responsables du projet Samarc’Ondes – par Caroline Saal.
Samarc’Ondes est une dynamique axée sur l’expression radiophonique. L’objectif est d’aller vers le jeune et de lui permettre de parler le plus librement possible. Historiquement, alors que des membres de Samarcande s’impliquaient dans l’accompagnement de jeunes à leur sortie de l’IPPJ, la volonté est née de mieux connaître cette petite fraction « extra-ordinaire » de la jeunesse, et l’intérieur de ces institutions fermées. L’équipe constatait – une réalité toujours prégnante aujourd’hui – l’absence, dans les médias traditionnels, d’espaces de qualité pour déployer les points de vue exprimés par les adolescents, leurs ressentis dans toute leur complexité. L’équipe décide alors de créer un format long, une heure, de page blanche. « Nous voulions capter une radiographie de la jeunesse. Nous voulions aussi approcher les jeunes de tous les milieux, y compris les institutions fermées », explique Céline. Christian ajoute : « Et leur bouger les étiquettes qui leur collent au dos, selon leurs parcours. Nous rencontrons des ados, qui ont des aspirations communes à tous les ados ».
Parmi les nombreux interviewés, des jeunes délinquants. Christian explique : « On n’est pas là pour excuser, mais pour reconnaître l’adolescence chez ces jeunes-là. Dans leur environnement, dans leurs parcours, il y a des accidents, mais c’est pas l’important, ça n’est pas ça que nous allons rencontrer. Les actes délinquants ne définissent pas la personne. Nous « montrons à entendre » quelque chose de moins stigmatisant, de plus large, de plus ouvert que ces actes qu’ils ont produits. Leurs questionnements sur le monde reflètent les nôtres. On est sur le même bateau ». Une richesse souvent inconnue : « Les jeunes sont en demande de débats philosophiques, de sujets de société, ils cherchent le sens des choses. Or ils sont peu crédibilisés dans ce rôle-là. Pourtant, ils ont leur place dans le dialogue démocratique ».
Les entretiens collectifs : se forger des opinions ensemble
Pendant les entretiens collectifs, Céline a le cerveau en éveil. « Je pense à la technique, à la dynamique de groupe, à rebondir… A la fin de l’heure, je suis vidée ! », raconte-t-elle. À la demande d’écoles ou d’associations, Samarc’Ondes accueille dans ses locaux, autour de son kit d’animation collective, fait de casques et de micros. « Pour décadenasser et libérer la parole, nous cassons le cadre scolaire : c’est chez nous, sans cotation, sans évaluation… et sans les adultes ».
Trois rencontres sont nécessaires :
1. Explication du cadre et identification des thématiques
« Chacun peut s’exprimer, mails il n’y a pas d’obligation. Nous serons attentifs, bien sûr, au fonctionnement du groupe. Quand les thématiques restent superficielles, consensuelles, on creuse, on en sélectionne plusieurs, on débat de l’angle d’approche ». Parfois, Céline amène des thématiques qui s’intègrent dans le projet communautaire, mais les jeunes définissent le contenu.
2. Préparation de l’émission
« On brainstorme, on note les opinions, on fait un mindmapping. » Céline prépare une feuille de conduite.
3. Enregistrement, en faux direct
Les jeunes prennent le micro, s’interpellent, se nuancent. Céline veille à s’effacer, mais reste attentive, ses pistes de rebond toutes prêtes au besoin. Certains groupes prennent facilement, d’autres seront aidés grâce à la matière récoltée lors ds premières séances. Quand les 5 micros ne suffisent pas à donner la parole au groupe, les jeunes échangent de place après 30 minutes. Un micro pour le public reste disponible en permanence.
« On leur apprend à pouvoir s’exprimer, mais on travaille aussi la compréhension de la parole publique, distincte de la parole privée. On réfléchit à ce qu’on dit à la radio », explique Céline. Pas tant le langage (gros mots admis), que la responsabilité qu’engage une parole publique : « En privé, on peut dire des choses en l’air, qu’on ne pense pas. Dire certaines choses en public implique d’assumer », complète-t-elle. Spontanément, les jeunes tempèrent leur langage. Ils se prennent au jeu.
Les sujets trash comme les opinions extrêmes arrivent parfois sur la table. Les deux animateurs radio ont choisi de décoder et de nourrir les interactions entre les jeunes. « Au moins, quand une parole est exprimée, elle est dite et mise en discussion. Si on censure, si on refuse certains propos, le jeune continuera de les penser mais ne se confrontera pas aux avis différents, aux effets que provoque sa parole », plaident Céline et Christian. « C’est une relation éducative avant tout. A travers le rap, c’est parfois trash. Mais leur langage, c’est aussi leur franc parler », explique Christian. Céline ajoute : « Ce qui est chouette dans les sessions collectives, c’est que se construisent les opinions. Leurs interactions, leurs oppositions les nourrissent. Si les jeunes laissent passer des propos que nous estimons devoir être mis en débat, nous le faisons ».
Qu’est-ce qu’une AMO ?
L’Aide en Milieu Ouvert (AMO) est un service de l’Aide à la Jeunesse, qui propose un soutien non mandaté et non contraignant, contrairement aux autres structures du secteur. Le jeune vient uniquement s’il le demande. L’AMO reste indépendante, en ce sens qu’elle ne rend aucun compte aux autres parties de l’Aide à la Jeunesse et ne participe pas au secret professionnel partagé. Elle a trois missions : le suivi individuel (psychosocial mais pas thérapeutique), les activités collectives, et l’action communautaire (travailler sur l’environnement du jeune – école, quartier, commune, société).
À Samarcande, une permanence est tenue tous les après-midi. Elle développe de nombreux partenariats avec les écoles avoisinantes ou d’autres structures présentes sur le terrain communal, comme les centres culturels ou la fête de quartier.
Depuis 12 ans, Christian et le camion de Samarc’Ondes, aménagé en studio, franchissent les grilles des IPPJ pour proposer aux jeunes qui y séjournent le même exercice, en entretien individuel cette fois. Christian présente le projet, et les jeunes intéressés s’inscrivent. « Chaque semaine, j’ai deux inscriptions. La première séance servira à préparer l’entretien, la seconde à l’enregistrer ». Ici aussi, ni évaluation, ni jugement. « On parle « pour rien », et ce « pour rien » fait tout », insiste Christian, qui évoque un processus de page blanche. « Beaucoup de jeunes ont entendu qu’ils n’étaient pas capables de s’exprimer. Leurs éducs me glissent parfois « Bonne chance, lui, il est débile, tu vas pas savoir lui tirer trois mots ». Ces jeunes ont aussi entendu qu’ils n’étaient pas bons à l’école. Je dois aller contre ces représentations, cette idée d’incapacité. Je leur dis qu’on va parler de leur vie, je leur demande de me donner quelques éléments dont ils aimeraient parler. Quelle que soit leur disposition et leur intelligence, ils seront dans le bon en parlant d’eux ».
La sauce prend chaque année. Pour les travailleurs de Samarcande, c’est parce que le dispositif mobile, qui propose une parole libre et une activité en autonomie, est aux antipodes de ces institutions fermées. La camionnette franchissant les grandes grilles de la mini-prison pour jeunes de Braine-le-Château reste une image symbolique forte pour l’équipe. « En IPPJ, il a fallu défendre notre cadre, montrer notre crédibilité, mais la confiance s’est vite installée », se rappelle Christian. Dans ces services, toute parole et tout acte du jeune sont utilisés, même le contenu des entretiens psychologiques. Samarcande s’est assuré que les enregistrements, anonymisés, échappent à ce contrôle : ils sont parfois diffusés après la sortie. Le jeune reçoit toujours le CD, et reste libre de le faire écoute à ses pairs ou à l’équipe encadrante, en vue d’entamer un dialogue notamment.
Les objectifs sont très clairs pour Christian et Céline : créer un lieu d’expression safe, une bulle d’air, « un nuage blanc » dirait Christian, une parole pour amorcer un dialogue, concret avec les parents ou les encadrants, plus large avec la société. La parole des jeunes sera salutaire. « Lors des entretiens, jamais les jeunes délinquants ne se complaisent dans cette identité. Ils réfléchissent, ils nuancent, ils vont parler du sens de leurs actes ». Nombre de jeunes abordent des sujets lourds : drogues, auto-mutilation, tentatives de suicide, prostitution.
« Ce projet s’adapte à tous les jeunes, mais nos dispositions à nous sont importantes », précisent-ils. « Toute cette relation éducative est fixée dans une audiothèque, dans une radio. On a une responsabilité par rapport à ça » : quand un jeune a pour souhait de passer un message à sa famille et veut revenir sur ce qu’il a subi en son sein, les travailleurs réfléchissent à ouvrir un dialogue constructif, par une parole qui pourra se prolonger, et non mettre un coup d’arrêt à la relation. « Nous ne voulons pas créer un drame, un trouble, par la réactivation de souvenirs difficiles, mais une respiration, une expression libre. Nous ne nous engageons pas dans des sujets dont on ignore si on va pouvoir rebondir. Notre exigence, c’est que le jeune rejoigne la collectivité et qu’on puisse vivre ensemble ».
Quand les émotions sont vives, que les noms d’oiseaux fusent, les travailleurs creusent : « on acte qu’il y a de la colère. On cherche à la comprendre, à ramener l’humain, l’élément qui permettra de rendre la discussion constructive ».
Quitte à parfois utiliser des entourloupes. « Interroger un jeune agresseur sexuel, ça peut être parler de tout sauf de l’agression, éviter d’ouvrir cette porte. Nous ne sommes pas des psys », explique Christian.
Mais ce qui heurte le plus souvent les animateurs de le Samarc’Ondes, ce ne sont pas les propos des jeunes mais leurs expériences de vie. Les IPPJ n’accueillent qu’une petite partie des jeunes, souvent ignorée, beaucoup écartée. « Ce qu’ils décrivent, les frigos vides, manger toujours pareils, les mamans qui n’ont pas d’argent, les vols de viande pour offrir à maman… c’est une réalité, c’est indispensable de diffuser cette radiographie. Ils ont dû se débrouiller, trouver de l’argent d’une manière ou d’une autre. Ils ressentent l’impression d’être très expérimentés. Ce sont des adolescents extra-ordinaires. Ils vont parler du monde dans lequel on vit et, face à leurs témoignages, on doit faire croire que ça en vaut la peine, malgré le contexte général, pas rassurant ». Comment ? En puisant dans le dialogue, par des mots, des réassurances. « On peut dire au jeune qu’on est démuni par rapport à sa situation. On peut montrer sa fragilité. Rien que donner une valeur à la parole de quelqu’un, c’est déjà beaucoup, ça redonne du sens. On peut réagir juste pour mettre en confiance, plus que pour trouver la solution », assure Christian.
Outre donner la parole, Samarcande cherche à la porter le plus possible, au-delà de l’entourage de l’AMO et de ses partenaires. Les entretiens de Samarc’Ondes se trouvent en ligne, mais se diffusent aussi à travers les ondes (radio campus, radio panik, run fm, you fm). Samarcande diffuse également en colloque : « C’est aussi dans les endroits où des décisions sont prises, où il y a des experts, que cette parole doit être entendue. C’est presque magique de diffuser cette parole, qui vient apporter un plus à ces discussions entre adultes », expliquent Céline et Christian. Cette matière a également pour vocation de servir lors des formations des travailleurs sociaux, de nourrir les manières d’écouter, et d’interroger les représentations qu’ils ont, de trouver des manières de poursuivre la relation quand les jeunes déposent des choses qui se heurtent à leurs valeurs. Christian prend souvent l’exemple d’une jeune fille de 14 ans, qui sort beaucoup, se prostitue et ne comprend pas pourquoi sa mère n’accepte pas. « C’est sa réalité de vie à un moment donné. Elle est dans ce choix et ça m’apprend sur la société. Je me sens responsable d’elle, de sa manière abrupte de vivre. Elle n’est pas isolée, elle est un miroir de notre société. Elle m’apporte à réfléchir sur cette société qui ressemble à ce qu’elle dit ».
La banlieue du 20h
Jeune journaliste, Jimmy fait ses débuts au service des faits divers du journal télévisé. On l’envoie couvrir la banlieue : il découvre alors comment on fabrique l’information sur ces quartiers populaires. Tiré d’une enquête sociologique menée par le scénariste, cette BD nous montre comment, entre les volontés éditoriales, les contraintes du format, les stéréotypes sécuritaires, les bons sentiments et les marronniers de la presse, le jeune journaliste s’adapte, quitte à y brader ses valeurs journalistiques.
Sociorama propose des contenus pédagogiques pour les enseignants qui souhaiteraient présenter cette BD en classe.
Scénario : Jérôme Berthaut
Dessin : Helkarava
Casterman, collection Sociorama, 2016.
Envie d’écouter Samarc’Ondes ? C’est ici : http://www.samarcande.be/?page=samarcondes