Depuis juillet 2018, Le Forum – Bruxelles contre les inégalités travaille activement à la question des jeunes dits « en errance ». Cette thématique a émergé en 2016 suite au forum ouvert « Nos futurs » (1) consacré à la précarité des jeunes bruxellois et à la préoccupation des acteurs de terrain quant aux jeunes les plus fragilisés. Le projet « Jeunes en errance » est actuellement mené en partenariat avec six associations issues des secteurs de l’aide aux personnes en situation de sans-abrisme, de la santé mentale et de l’Aide à la Jeunesse (2).
L’errance recouvre de nombreuses réalités, les profils des jeunes sont très diversifiés et il n’est pas simple d’élaborer une définition qui puisse englober toutes les réalités. Le Forum et ses partenaires se sont néanmoins accordés sur une description du public concerné : les jeunes en errance sont des jeunes âgés de 16 à 25 ans sans-abri (3) ou à risque de le devenir en raison, entre autres, de ruptures familiales ou institutionnelles. Comme l’écrit François Chobeaux, ces jeunes « […] ne sont pas tous « sans domicile » au sens strict, mais sont dans des perpétuels allers-retours, entre leur chambre chez les parents, les accueils chez des copains, l’hébergement social, les passages possibles en squat. (4)» Ces jeunes vivent donc une instabilité liée au logement qui impacte divers aspects de leur vie : vie de famille, scolarité, formation, amitiés, obtention d’aides sociales, santé (physique et mentale), etc.
Cette situation d’errance et de (risque de) sans-abrisme est à mettre en relation avec les notions de transitions problématiques et de désaffiliation. Ces jeunes rencontrent souvent différentes difficultés les obligeant à passer de service d’aide en service d’aide pour généralement trouver une réponse inadéquate à leurs besoins. À ces difficultés de transition entre services et secteurs s’ajoute pour un nombre important d’entre eux le passage à la majorité. Celui-ci génère des ruptures et décrochages supplémentaires. Ce parcours de désaffiliation sociale mène généralement les jeunes à une situation de non-recours à leurs droits sociaux et d’exclusion sociale.
Il est assez difficile de le déterminer le nombre de jeunes en errance à Bruxelles car il n’existe pas de données précises. Seuls des croisements de chiffres permettent de se faire une idée du nombre, probablement bien loin de la réalité puisque de nombreux jeunes sont en situation de non-recours et passent donc sous le radar.
En 2018, Rachid Madrane, alors Ministre de l’Aide à la Jeunesse, comptait 130 jeunes dits « incasables » en FWB, c’est-à-dire des jeunes au croisement des secteurs de l’Aide à la Jeunesse, de la Santé Mentale et du Handicap et dont la prise en charge était complexe et le parcours parsemé de ruptures (fugues et exclusions familiales et institutionnelles (5) . Si on prend les statistiques de nos différents partenaires, on peut tabler sur environ 80 mineurs en errance à Bruxelles. S’ajoutent les chiffres de la Strada pour les jeunes sans-abri de 18 à 24 ans (6).
D’après les chiffres de 2014 (publiés en 2017), 27% des femmes sans-abri et 15% des hommes sans-abri ont moins de 25 ans. Cela représente environ 254 jeunes femmes et 160 jeunes hommes. Il s’agit bien évidemment uniquement des personnes qui vont à la rencontre des associations et institutions d’aide et de soin.
Actuellement, les travailleurs et travailleuses attestent d’une augmentation de ce public jeune, notamment dans les services pour personnes en situation de sans-abrisme. En 2018, le Samu Social a accueilli 1635 jeunes entre 18 et 26 ans pour au moins une nuit d’hébergement, soit 22,2% de son effectif total (7) .
Le travail entamé par Le Forum et ses partenaires part d’un constat inquiétant : pour les jeunes extrêmement fragilisés que sont les jeunes en errance, il n’y a pas de solution durable qui puisse répondre à leurs difficultés et besoins. Les acteurs de terrain sont contraints de faire du « bricolage », d’accoler des solutions assez précaires les unes ou autres pour permettre aux jeunes de ne pas être complètement seuls et à la rue. Cette fragilité est évidemment épuisante pour les jeunes et les équipes qui les accompagnent, et génère beaucoup de frustrations.
Ce constat a été validé tant par les professionnels de différents secteurs que par les jeunes eux-mêmes (8). Un réel sentiment d’impuissance se fait sentir chez toutes les personnes concernées directement ou indirectement par ces situations d’errance. Les jeunes disent ne pas trouver de services adaptés à leurs besoins et leurs spécificités tandis que les professionnels se sentent démunis face à la complexité des situations. Une nouvelle réponse semble devoir être construite…
Face aux situations d’errance des jeunes et au sentiment d’impuissance qui règne, il semble urgent d’entreprendre un travail au niveau structurel. Le Forum et ses partenaires ont donc décidé de tourner leurs réflexions vers un objectif clair : mettre fin au sans-abrisme des jeunes.
Pour y parvenir, une des actions que ces acteurs entreprennent est la création d’un lieu d’accueil de jour intersectoriel et bas-seuil pour les jeunes de 16 à 25 ans en situation de (risque de) sans-abrisme. À ce stade, les porteurs du projet s’activent à la construction administrative, financière et pédagogique de ce lieu. Celui-ci aura trois pôles d’activités : lieu d’ancrage, lieu de réseau, lieu d’analyse participative. Les jeunes qui le désirent pourront trouver une réponse à leurs besoins primaires et une prise en charge à travers un réseau de partenaires. De plus, la volonté est d’offrir des opportunités d’épanouissement aux jeunes à travers des activités artistiques, sportives, culturelles, etc. Le personnel de ce lieu ainsi que les partenaires se donneront pour mission de s’outiller et d’outiller d’autres acteurs pour accueillir au mieux la demande ou(non-demande) des jeunes.
Ce lieu pourra en effet être l’incarnation de la vision des porteurs du projet « Jeunes en errance » et travailler structurellement à la fin du sans-abrisme des jeunes à travers deux axes majeurs : le travail en réseau et l’écoute de la parole des jeunes.
Dès le départ, le projet s’est voulu intersectoriel en mêlant acteurs de l’Aide à la Jeunesse, de la Santé Mentale, de la lutte contre le sans-abrisme et de la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales mais les secteurs du social et de la santé ne peuvent seuls mettre fin au sans-abrisme des jeunes, cela demande l’implication de la société toute entière.
Il existe donc une volonté de s’allier à diverses personnes en raison du rôle qu’elles peuvent jouer dans cette perspective. Certaines alliances sont déjà effectives, d’autres sont naissantes, d’autres encore restent à construire.
Les décideurs politiques ainsi que les personnes à la tête d’associations ou d’institutions sont des partenaires essentiels.
Mettre fin au sans-abrisme des jeunes demande de penser des politiques publiques à la hauteur de cet objectif. Comme l’explicatif l’explique la FEANTSA (Fédération Européenne d’Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abris) dans une brochure de 2010:
Il est donc essentiel que les décideurs politiques prennent les mesures essentielles pour améliorer les nécessaires à l’amélioration des conditions de vie des jeunes.
En contact constant avec le public des jeunes en errance, les travailleurs de terrain ont une connaissance très fine des obstacles et difficultés rencontrées par les jeunes et les équipes dans les processus de désaffiliation et de réaffiliation. De plus, ils sont les premiers concernés pour adopter les postures professionnelles et les actions nécessaires pour des suivis individuels porteurs de sens pour eux et les jeunes.
Au niveau structurel, l’opinion publique a le pouvoir d’influencer les décisions politiques. Une mobilisation des citoyens autour des questions liées au sans-abrisme des jeunes peut avoir un impact non-négligeable sur ce phénomène.
À un niveau plus opérationnel, la présence dans un lieu accueillant des jeunes en difficulté de personnes n’étant pas des travailleurs sociaux est essentielle pour permettre la reconstruction d’un réseau autour du jeune. Ce réseau « informel » a pour avantage d’offrir plus d’opportunités d’épanouissement à un jeune que ne le peut un réseau strictement professionnel : art, sport, culture, bricolage, etc. sont autant d’activités que des jeunes et des bénévoles pourront proposer au sein du lieu.
Un constat frappant lié à la problématique des jeunes en errance est le peu de recherches académiques sur le sujet en Belgique francophone. Pourtant, une connaissance plus précise en termes de parcours des jeunes en errance permettrait une meilleure prise de décision au niveau politique et au niveau du terrain pour réellement mettre fin au sans-abrisme des jeunes. L’enjeu majeur pour le corps académique de se pencher sur cette question est d’offrir des pistes pour la mise en place d’une réelle politique de prévention de l’errance et de sortie durable du sans-abrisme.
Les jeunes confrontés à l’errance ainsi que leur famille possèdent une expertise nécessaire à la fin du sans-abrisme des jeunes. Les difficultés rencontrées à différents niveaux (personnel, institutionnel, sociétal) sont parfois inconnues ou mal interprétées par les autres protagonistes. Travailler en collaboration avec des personnes ayant une expertise de vécu présente donc l’avantage de mieux saisir les réalités vécues mais également de voir émerger des propositions inédites.
Le Forum et ses partenaires sont actuellement actifs autour de la parole des jeunes.
Le Forum et ses partenaires sont actuellement actifs autour de la parole des jeunes. Depuis le début du projet, il y a une réelle volonté de prendre en compte ce que les jeunes expriment en termes de besoins. Pour satisfaire à cet objectif, une première salve de rencontres a eu lieu avec une cinquantaine de jeunes afin qu’ils puissent s’exprimer sur les difficultés qu’ils ont rencontrées, leurs besoins, leurs attentes et leurs envies. Cela a permis l’identification de différents leviers d’action. L’un d’entre eux est la prise en compte par les personnes concernées de ce que les jeunes ont à dire.
La plupart des jeunes expliquent que, dans leurs rencontres avec des institutions ou services d’aide, ils ne se sont pas sentis écoutés. Leur parole semblait avoir peu de valeur pour les adultes qui étaient censés les accompagner, ce qui a généralement entrainé une inadéquation entre leurs besoins et l’aide qui leur était proposée. Il y a donc eu un éloignement (volontaire ou non) par rapport aux structures les entourant, générant de l’errance.
L’identification par les jeunes des causes et des conséquences de l’errance ainsi que des pistes d’action envisageables est une source d’une richesse inestimable. Le Forum et ses partenaires souhaitent valoriser cette expertise et surtout la faire remonter auprès des décideurs politiques et de la société civile. Cependant, la volonté n’est pas d’écouter les jeunes pour aller redire avec des mots d’adultes, de travailleurs ce qu’ils ont dit mais de leur offrir une réelle opportunité d’être entendus, de devenir visibles et d’avoir une tribune pour porter leurs revendications.
La problématique de l’errance des jeunes est de plus en plus prégnante des secteurs de l’aide et du soin sur le territoire bruxellois. Les acteurs de terrain sont confrontés à de plus en plus de difficultés quant au travail avec ces jeunes puisqu’ils semblent être de plus en plus nombreux tandis que les solutions sont insuffisantes et, dans certains cas, inopérantes à long terme.
Interpellé par divers acteurs de terrain, Le Forum a entrepris de réfléchir à la construction d’une nouvelle réponse en partenariat avec des structures concernées. L’enjeu majeur est maintenant de fédérer un très grand nombre d’acteurs autour de cette question et de les convaincre que la fin du sans-abrisme des jeunes est possible. Les ressources nécessaires sont présentes mais disséminées à travers le territoire, les associations et les personnes. En s’alliant, il est possible d’agir et d’opérer des changements structurels.
Parmi toutes ces personnes, une attention particulière doit être portée aux jeunes et à leur parole. Leurs capacités d’analyse et de réflexion sur leur propre vécu et sur les failles du système apportent un éclairage supplémentaire et complémentaire aux analyses faites par d’autres acteurs, notamment les travailleurs sociaux.
En associant toutes les personnes concernées, il est possible de trouver des solutions durables pour chaque jeune, de prévenir l’errance et de mettre fin au sans-abrisme des jeunes.