Les cryptomarchés : nouvel eldorado ou simple niche ?

octobre 2020

Enquête

Suscitant de nombreux fantasmes, l’univers de la vente de drogues en ligne sur le dark web[1] avait jusqu’ici fait l’objet de peu d’études susceptibles de confirmer ou de déconstruire lesdits fantasmes pour ce qui concerne le marché belge. Ce manque est désormais comblé par la sortie du rapport « De la ruelle au web. Les acheteurs et vendeurs belges sur les cryptomarchés de la drogue[2] » commandité par la Politique scientifique fédérale. L’équipe interdisciplinaire Cryptodrug, qui rassemble l’Université de Gand et l’UCL y a cartographié l’implication belge dans le commerce de drogues illicites sur des sites de vente en ligne qui se situent dans des zones anonymes d’internet. Le mode de fonctionnement de ces « cryptomarchés » peut être comparés à eBay ou Amazon, si ce n’est qu’ils permettent également le commerce de biens illégaux dont les drogues illicites constituent la catégorie principale et que le paiement ne s’y effectue pas en devises « traditionnelles » mais en cryptomonnaies.

Pour étudier un phénomène par nature discret, L’équipe interdisciplinaire (Cryptodrugs) rassemblant l’UCL et de l’Université de Gand a procédé en plusieurs étapes. Tout d’abord une étude des vendeurs expédiant depuis la Belgique : les données ont été récupérées sur les trois plus gros site marchands belges  Dream  Market, Wall  Street  Market et Empire Market par un processus de « webscraping[3] » pendant une période de cinq mois. La deuxième étape s’est, elle, concentrée sur le profil des acheteurs présents sur ces sites, via des questionnaires en ligne et des entretiens semi-directifs.

Si ces marchés sont en croissance, ils ne représenteraient encore qu’1% du marché mondial des drogues et le marché belge ne représenterait lui-même qu’1% de ce 1%, soit, d’après une enquête de l’OEDT (Observatoire européen des drogues et des toxicomanies) en 2018, un volume d’échange d’«à peine » un million d’euros. En termes de produits proposés, les vendeurs belges proposent une gamme complète avec une relative spécialisation des drogues de synthèse.

Pas de marché mondialisé

Un des premiers résultats de l’étude consiste en l’invalidation de l’hypothèse d’un commerce mondialisé des drogues : l’enquête montre en effet plutôt une tendance à la régionalisation. Les vendeurs situés en Belgique expédient essentiellement dans les pays de l’UE, avec certaines restrictions explicites (visant notamment les Pays-Bas et les pays anglo-saxons).

En outre, la grande majorité des transactions concernent de faibles volumes : sur les sites étudiés, 90% des transactions effectuées par des vendeurs basés en Belgique se situaient sous la barre des 200 euros et aucune ne dépassait les 1000. En ce qui concerne le budget que les acheteurs interrogés consacrent à ces achats en ligne, la part la plus importante se situe entre 10 et 250 euros au cours des douze mois précédant l’entretien. La moitié des répondants ont toutefois dépensé plus de 250 euros et 20% plus de 1000 euros.

Quant au profil des acheteurs, la recherche Cryptodrugs confirme des études internationales précédentes : il s’agit essentiellement d’hommes de moins de trente ans qui ont un emploi ou sont encore aux études et sont majoritairement poly-usagers. L’élargissement de la gamme de produits constitue d’ailleurs une des motivations à l’achat sur les crypto-marchés. D’après les entretiens réalisés, il semble que l’accès à ces marchés ne se traduise pas par une augmentation de la fréquence de consommation mais plutôt par une diversification des produits consommés. Cette diversification est d’ailleurs loin d’être marginale puisqu’en moyenne, à partir de leur premier achat sur un cryptomarché, les personnes interrogées ont utilisé 2,65 produits qu’elles n’avaient jamais utilisés auparavant. L’étendue de l’offre – et notamment la disponibilité de produits difficiles à trouver hors ligne tels que le 2C-b ou le LSD – semble d’ailleurs constituer une des principales motivations à l’achat sur les crypto marchés.

Une plateforme comme une autre ?

Au moment de choisir parmi les nombreux vendeurs présents sur les cryptomarchés, les acheteurs interrogés adoptent un comportement assez similaire à celui de n’importe quel usager de plateforme numérique : les critères qui vont déterminer leur sélection sont le nombre de transactions réalisées « positivement » par le vendeur ; son score global de réputation ; et enfin le contenu des évaluations. La proximité géographique, le caractère « professionnel » de la description des produits et la spécialisation semblent également constituer des caractéristiques appréciées.

La découverte des cryptomarchés s’est généralement effectuée dans un cadre « hors ligne », principalement via des amis ou connaissance : c’est donc bien, en majorité, la « vie réelle » qui amène à la fréquentation de ce « web caché » plutôt qu’une fréquentation habituelle de l’internet « émergé ». Le retour que les utilisateurs font de leurs expériences d’achat sur le darw web est largement positif (voir l’interview de Sacha Piron dans le présent numéro pour plus de précision quant à la notion de « qualité » qui est mise en avant), ce que les auteurs du rapport résument comme suit : « La  gamme  et  la  disponibilité  des  produits  poussent  les  acheteurs  vers  les  cryptomarchés, l’offre, la qualité et le prix les y maintiennent ». En matière de risques, les acheteurs invoquent trois dimensions : celle liée à l’action des vendeurs de cryptomarchés (possibilités d’arnaques), celle liée au comportement des administrateurs de cryptomarchés (fermeture subite) et celle liée à l’activité de la police criminelle. Les répondants considèrent toutefois cette dernière comme minime.

Et l’avenir ?

L’estimation des volumes échangés sur les cryptomarchés n’a cessé d’augmenter depuis leur création (le premier, Silk Road a été lancé en 2011 et fermé par la justice américaine en 2013). Cette croissance est-elle destinée à se poursuivre ? Les auteurs ne répondent évidemment pas directement à cette question générale mais ils constatent toutefois que les éléments qui pourraient entraver le développement futur des cryptomarchés – les chocs de marché tels que les fermetures frauduleuses (« exit scam ») ou les actions policières à grande échelle – semblent avoir peu d’impact sur les comportement des acheteurs. Parmi les acheteurs interrogés, une proportion de 80% a d’ailleurs indiqué avoir l’intention de continuer à effectuer des achats sur les cryptomarchés à l’avenir. Et les auteurs de conclure que « l’effet dissuasif des atteintes au marché semble limité car l’écosystème du cryptomarché est résistant aux chocs, grâce notamment à une reprise rapide et à de nouveaux développements ».

 

[1] Le dark web, Internet clandestin ou encore Internet sombre est le contenu de réseaux qui utilisent l’internet public mais sont seulement accessibles via des logiciels, des configurations ou des protocoles spécifiques. L’expression recouvre plusieurs réseaux et protocoles différents, qui ne sont pas nécessairement interopérables. Les identifiants et la localisation des utilisateurs n’y sont pas traçables, ce qui protège l’identité des usagers et garantit l’anonymat. Le contenu des dark webs est divers mais souvent illégal.

[2] Le rapport complet n’est accessible qu’en anglais : http://www.belspo.be/belspo/fedra/DR/CRYPTODRUG_FinRep.pdf. Un résumé en est toutefois disponible en français : http://www.belspo.be/belspo/fedra/DR/CRYPTODRUG_summ_fr.pdf.

[3] Technique d’extraction du contenu d’un site web via un script ou un programme : une partie du contenu d’un site est téléchargé et introduit dans des bases de données. À partir de ces données, il est possible de réaliser une analyse longitudinale du contenu de ces plateformes.