Le développement d’outils en ligne en matière d’alcool et de jeux est désormais suffisamment ancien pour évaluer ses résultats. C’est ce que proposent Emilia Bodgdanowicz et François Mertens pour les différents modules que le Pélican a consacrés aux questions de l’alcool et des jeux.
Au niveau mondial, la consommation d’alcool est un facteur étiologique impliqué dans plus de 200 maladies et traumatismes (World Health Organization, 2014). La Belgique est particulièrement concernée puisqu’en 2015, le Centre Fédéral des Soins de Santé (KCE) rapportait qu’un Belge sur 10 (de plus de 15 ans) présentait une consommation problématique d’alcool (Mistiaen et al., 2015).
Que ce soit dans un contexte d’abus d’alcool, de binge drinking ou encore de dépendance, l’information et la prise en charge des personnes est indispensable. Pourtant, seule une minorité de personnes touchées par cette problématique intègre le circuit classique des soins.
En effet, Kohn et al. (2004) ont montré que la consommation excessive d’alcool est la problématique de santé mentale qui présente le « treatment[1] gap » le plus important. Pour l’alcool, celui-ci s’élève à 78,1 % alors qu’il est moindre dans d’autres troubles mentaux comme la dépression (56,3 %) ou le trouble bipolaire (50,2 %). En matière d’alcool, on observe en Belgique un délai moyen de 18 ans entre l’apparition du trouble et le premier traitement reçu par les personnes (Bruffaerts et al., 2007).
Pour les chercheurs du KCE (Mistiaen et al., 2015), ce « treatment gap » serait lié à deux types de facteurs. Les premiers sont propres aux consommateurs. Ils englobent la honte, la peur d’être stigmatisé, le souhait de conserver l’anonymat, ou encore l’ambivalence au changement. Les seconds sont des facteurs contextuels comme l’absence d’une structure spécialisée de proximité, la difficulté à accéder à un centre d’aide en dehors des heures de travail, ou encore la difficulté à se déplacer. Enfin, le délai de prise en charge s’expliquerait aussi par la normalisation de la consommation d’alcool dans notre société actuelle.
« La consommation excessive d’alcool est la problématique de santé mentale qui présente le « treatment gap » le plus important. »
Plus discrète, mais tout aussi lourde de conséquences, la pratique excessive des jeux de hasard et d’argent concernerait 5,2 % de la population belge de plus de 18 ans (Van Rooij et al., 2017). Ils seraient moins de 15 % à faire appel à des services d’aide (Minet et al. 2004). Un « treatment gap » qui inquiète en raison du boom des jeux en ligne, plus à risque d’excès que les jeux hors ligne (J.-M. Costes et al., 2011).
Pour répondre à ces défis, l’aide en ligne est une ressource qui a fait ses preuves (Andersson
et al., 2016 ; Carlbring et al., 2018). Elle est une démarche thérapeutique à part entière, intégrée et complémentaire à la diversité des aides existantes. Cette alternative répond aux nouvelles attentes en matière de soins de santé. En effet, de plus en plus de personnes utilisent internet pour rechercher une information en matière de santé, et /ou pour prendre contact avec un professionnel de la santé[2]. Ce média permet des interventions plus précoces (Hohl et al. 2010) et résorbe l’écart entre la demande de soins en santé mentale et l’offre réellement existante (Lal & Adair, 2014).
Les moyens de communication actuels permettent une variété de possibilités : des applications sur téléphone aux sites internet, du partage d’informations aux programmes incitant au changement de comportement. Certains sont entièrement automatisés (« selfhelp »), d’autres proposent un accompagnement thérapeutique réalisé par email, chat ou vidéoconférence (Hohl et al., 2010). Certains s’adressent à une population non clinique et visent à améliorer la santé mentale et le bien-être général (Bakker et al., 2016) ; d’autres encore ciblent une problématique et un public plus spécifiques comme, par exemple, la prise en charge des assuétudes.
Une grande partie de ces initiatives s’appuient sur les modèles et les outils issus des thérapies comportementales et cognitives (Andersson, 2016). Certaines sont intégrées à des thérapies classiques en face à face, tandis que d’autres sont entièrement délivrées par Internet. Elles permettent d’élargir l’éventail des possibilités, de créer de nouvelles façons d’aider, d’accompagner et/ou d’informer, tout en partageant certaines caractéristiques avec les approches classiques. Différentes études et méta-analyses (pour une revue complète, voir Andersson, 2016) ont cherché à comparer les interventions en ligne aux interventions classiques. Elles concluent toutes sur les nombreux avantages des interventions en ligne : la diffusion d’une information à grande échelle (psychoéducation), la possibilité d’approcher un public qui ne se présente pas (encore) dans les centres d’aide classiques grâce à sa flexibilité (lieu, horaire), sa facilité d’accès (ne nécessitant qu’un ordinateur et une connexion), et une limitation des coûts (pas de déplacements par exemple). En outre, les résultats mettent en évidence qu’une alliance thérapeutique forte et satisfaisante est possible lors d’interventions en ligne et qu’un contact thérapeutique minimum (une fois par semaine) permet d’améliorer l’adhésion au traitement et l’efficacité de l’intervention. Cependant, l’aide en ligne n’a ni la vocation de remplacer les approches traditionnelles en face à face, ni de répondre à toutes les situations.
Tant pour la consommation d’alcool que pour le jeu, plusieurs études cliniques randomisées (Schaub et al., 2018 ; Cunningham, 2012 ; Blankers et al., 2011 ; Postel et al., 2010 ; Cunningham et al., 2009 ; Riper et al., 2008) et plusieurs méta-analyses (Van der Maas et al., 2019 ; Giroux et al., 2017 ; Sundström et al., 2017 ; Riper et al., 2011 ; Rooke et al., 2010 ; White et al., 2010) ont mis en évidence l’intérêt des interventions en ligne.
« L’objectif est d’offrir une alternative complémentaire au circuit des soins classiques. »
Face à tous ces constats, deux sites ont été mis à disposition des francophones de Belgique. En 2012 www.aide-alcool.be et en 2013 joueurs.aide-en-ligne.be. Ces sites internet proposent un support d’informations et de soins. Leur approche s’intègre dans un continuum de prévention – soins – réduction des risques. Ils reposent sur un modèle « stepped-care » dans lequel chaque intervention est adaptée aux besoins de santé des bénéficiaires. En fonction de l’étape du processus de changement dans laquelle la personne se trouve (Prochaska et Di Clemente, 1983), chacun.e peut trouver l’aide qui lui correspond. La progression est graduelle, allant des interventions plus légères (s’informer ou évaluer sa consommation) aux interventions plus complexes (programme d’aide au changement en ligne, en autonomie ou avec un psychologue).
Basé sur l’autonomie et la participation active (empowerment), cet accompagnement en ligne vise l’amélioration de la qualité de vie. Il permet, en mettant l’accent sur les ressources et compétences personnelles de l’individu, de restaurer sa capacité de prise de décision et de contrôle de sa propre vie. Par ailleurs, l’objectif est d’offrir une alternative complémentaire au circuit des soins classiques. Il s’adresse aux personnes dont la motivation au changement est fragile et qui ne se situent pas encore dans une démarche active de soins. Concrètement, elles peuvent s’informer et être aidées au sein de leur communauté de vie, depuis un lieu rassurant (chez elles, le plus souvent) et au moment où elles en ont besoin. Cela leur permet d’apprivoiser petit à petit toutes les étapes du changement et d’avancer pas à pas vers celui-ci.
Les deux sites s’adressent à toute personne : à la recherche d’informations relatives à la consommation d’alcool ou à la problématique du jeu, que ce soit pour soi ou pour un proche ; à la recherche de tests en ligne d’évaluation de la consommation et de la motivation au changement ; et/ou qui désire s’inscrire au programme d’aide en ligne. Ces sites ont été construits sur la base des modèles de prise en charge cognitivo-comportementale des assuétudes, et utilisent les outils de l’approche motivationnelle. L’accompagnement associe des consultations en ligne à la possibilité de compléter de manière autonome des outils d’aide à la prise de décision (suivi de la consommation quotidienne, balance décisionnelle, analyse des situations à risque, plan d’action, etc.) et de prévention de la rechute. Le suivi psychologique est réalisé toujours avec le même psychologue, une fois par semaine pendant 50 à 60 minutes, sur rendez-vous, et uniquement par écrit (« chat » sans micro ni caméra) pendant 3 mois.
« Le public qui demande de l’aide est majoritairement féminin. »
Depuis sa mise en ligne en 2012, le site www.aide-alcool.be prouve son importance. Annuellement nous observons une moyenne de 900 000 visites du site, 35 000 tests d’AUDIT réalisés (test d’évaluation de la consommation d’alcool de l’Organisation mondiale de la Santé), 1200 inscriptions au programme de Selfhelp, 500 inscriptions au programme accompagné d’un psychologue et environ 1200 entretiens psychologiques par chats.
Le public qui demande de l’aide est également identifiable. Il s’agit d’une majorité de femmes, d’un public de tout âge (de 18 ans à 75 ans), 50 % d’entre eux ont un diplôme d’études supérieures, 70 % travaillent toujours et 50 % n’ont jamais abordé leur problématique de consommation d’alcool avec un professionnel. Cela prouve la complémentarité de cet outil : le site permet effectivement de toucher un public peu présent dans nos centres de soins spécialisés.
Enfin, nos résultats indiquent qu’après 12 semaines, les personnes qui ont bénéficié d’une aide en ligne spécialisée, via des sessions de chat sur rendez-vous, ont modifié leurs habitudes de consommation et ressentent moins de problèmes de santé liés à l’alcool. Ces résultats sont en concordance avec ceux d’autres équipes qui utilisent l’aide en ligne dans ce domaine (pour une revue, voir Sundström et al. 2017). Pris dans leur ensemble, les bénéficiaires du programme ont réduit de manière significative leur consommation. Dès les 6 premières semaines d’accompagnement, des changements significatifs sont objectivés et se maintiennent jusqu’au terme des 12 semaines. Nos résultats nous permettent également de constater qu’il est possible d’établir une relation thérapeutique satisfaisante lors d’interventions basées sur internet, comme cela a pu être mis en évidence auparavant dans d’autres études à ce sujet (Ferwerda et al., 2015 ; Hohl et al., 2010 ; Knaevelsrud & Maercker, 2007 ; Cook & Doyle, 2002 ).
ANDERSSON, G., « Internet-delivered Psychological Treatments », Annual Review of Clinical Psychology, vol. 12, 2016
BAKKER, D. et al., Mental Health Smartphone Apps: Review and Evidence-Based Recommendations for Future Developments », Journal of Medical Internet Research, 3(1), 2016
BLANKERS, M., « Economic Evaluation of Internet-Based Interventions for Harmful Alcohol Use Alongside a Pragmatic Randomized Controlled Trial », Journal of Medical Internet Research, 14(5), 2012
BRUFFAERTS, R., « Delays in seeking treatment for mental disorders in the Belgian general population », Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, vol. 42, 2007
CALBRING, P., « Internet-based vs. Face-to-face Cognitive Behavior Therapy for Psychiatric and Somatic Disorders: an Updated Systematic Review and Meta-analysis », Cognitive Behaviour Therapy, 47(1), 2018
COOK, J.E. et DOYLE, C., « Working Alliance in Online Therapy as Compared to Face-to-Face Therapy : Preliminary Results », Cyberpsychology and Behavior, 5(2), 2002
COSTES, J.-M., et.al., « Les pratiques de jeux d’argent sur Internet en France en 2017 », Les notes de l’observatoire des jeux, n°9, 2018
CUNNINGHAM, J.A. et al., « A randomized controlled trial of an internet-based intervention for alcohol abusers », Addiction, 104(1), 2009
CUNNINGHAM, J.A., « Comparison of Two Internet-Based Interventions for Problem Drinkers: Randomized Controlled Trial », Journal of Medical Internet Research, 14(4), 2012
FERWERDA, B. et al., « Predicting Personality Traits with Instagram Pictures », Empire 15 : 3rd Workshop on Emotions and Personality in Personalized Systems, 2015
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HOHL, E. et al., « Caractéristiques et évidences empiriques des traitements psychologiques basés sur Internet », Journal de théorie comportementale et cognitive, 20(1), 2010
KNAEVELSRUD, C., et MAERCKER, A., « Internet-based treatment for PTSD reduces distress and facilitates the development of a strong therapeutic alliance: a randomized controlled clinical trial », BMC Psychiatry, 7(13), 2007
LAL, S. et ADAIR, C.A. « E-Mental Health: A Rapid Review of the Literature », Psychiatry Online, 2014
MINET, S. et. al., Du Plaisir du jeu à la souffrance du jeu : une enquête sur le jeu et la dépendance au jeu, Bruxelles, Fondation Rodin, 2004
MISTIAEN, P., Reduction of the treatment gap for problematic alcohol use in Belgium, Bruxelles, KCE, 2015
POSTEL, M.A., « Effectiveness of a Web-based Intervention for Problem Drinkers and Reasons for Dropout: Randomized Controlled Trial », Journal of Medical Internet Research, 12(4), 2012
PROCHASKA, J.O. et Di Clemente C.C., « Stages and processes of self-change of smoking: Toward an integrative model of change », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 51(3), 1983
RIPER, H. et al., « Web-based Self-help for Problem Drinkers: a Pragmatic Randomized Trial », Addiction, 103(2), 2008
RIPER, H. et al., « Effectiveness of E-Self-help Interventions for Curbing Adult Problem-Drinking : A Meta-Analysis », Journal of Medical Internet Research, 13(2), 2011
ROOKE, S. et. al., « Computer‐delivered Interventions for Alcohol and Tobacco Use: a meta‐analysis », Addiction, 105(8), 2010
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World Health Organization, Global Status Report on Alcohol and Health, World Health Organization, 2014