Recherche et pratique ont longtemps été conçues séparément comme si d’un côté, le chercheur, enfermé dans ses « pérégrinations intellectuelles », était incapable de se connecter à la réalité du terrain et d’un autre côté, le praticien, englué dans ses « certitudes pratiques », était inapte à analyser son action. Conception éculée : les professionnels en tant qu’experts de leur pratique sont, de nos jours, de plus en plus souvent sollicités ou impliqués dans des démarches de recherche, notamment parce qu’ils «connaissent souvent bien mieux que les chercheurs les tenants et aboutissants de leur métier et de son environnement1». Ne sont-ils pas les plus aptes à rendre compte des difficultés à construire un partenariat entre le monde scolaire et le monde associatif, des obstacles pour monter des interventions basées sur la participation d’un public précarisé, des problèmes à réaliser des animations dans l’enseignement spécialisé ? Par ailleurs, en se «réappropriant» des outils de la recherche, les pratiques d’intervention ont aussi évolué vers plus de scientificité. C’est le cas, par exemple, des professionnels de l’éducation qui analysent en groupe la gestion de situations de violence juvénile auxquelles ils ont été confrontés, celui d’un organisme de prévention qui réalise une évaluation de ses activités auprès de ses usagers, ou encore celui des Conseils d’Arrondissement de l’Aide à la Jeunesse qui construisent leur plan d’action sur base d’un diagnostic social.
Cette mutation des pratiques couvre un spectre toujours plus large d’intervenants : ceux dont le travail s’organise autour de la méthodologie du projet, ceux dont l’intervention s’inscrit dans une démarche socioconstructiviste², ou encore ceux dont la pratique réflexive fait partie intégrante de l’exercice de la profession. Cette révolution des pratiques, avec ses nouvelles modalités d’intervention, avec ses forces et ses faiblesses, avec ses maladies de jeunesse faites de tâtonnements, de découvertes et d’expérimentations, est aussi au cœur des secteurs de la promotion de la santé, de la prévention et de l’éducation. Pour les professionnels de ces secteurs, elle engendre de nouveaux besoins, pose de nouvelles questions et fait éclore de nouveaux enjeux.
En termes d’apport pratique, l’étude des diverses facettes du champ d’action (pratiques, caractéristiques des bénéficiaires, outils d’intervention, résultats, etc.) constitue, entre autres, un moteur à l’instauration, d’une part, d’actions mieux adaptées aux besoins des bénéficiaires et d’autre part, de pratiques innovantes³. Bref, elle permet d’ajuster plus aisément ses actions aux nouvelles situations rencontrées sur le terrain. Or cette finalité porteuse de sens n’est pas toujours rencontrée par les démarches de prévention et de promotion de la santé. Force est de constater parfois que l’application de techniques scientifiques sur le terrain s’apparente plus à des obligations administratives ou à du «bricolage» qu’à un réel travail d’objectivation et de réorientation créatrice des pratiques. Elle est aussi parfois limitée par une appréhension trop «dogmatique» de ce qui est considéré comme scientifique. C’est le cas si, par exemple, pour construire vos actions, seule l’analyse quantitative des conduites humaines (le tabagisme, les rapports sexuels non protégés, le harcèlement, etc.) trouve grâce à vos yeux. Cette insuffisance provient notamment du fait que cette approche a tendance à traiter les comportements humains comme des phénomènes biologiques alors qu’ils sont habituellement des actes sensés, posés selon des valeurs et des croyances et qu’ils s’inscrivent dans des trajectoires de vie dont la complexité ne peut être restreinte à quelques variables, à des facteurs aisément modifiables.
In fine, le risque de ces « à peu près », de ces manques d’intérêts, de ces déficits de professionnalisme, c’est le non-renouvellement des pratiques et leur inadaptation progressive aux besoins des bénéficiaires, c’est-à-dire tout le contraire de la finalité première d’améliorer les actions. Pour y remédier et faire en sorte que la scientificité des pratiques ne soit pas de l’ordre du discours, il ne suffit pas d’avoir de bons outils de collecte de données. Il faut encore, premièrement, savoir et pouvoir respecter certains principes inhérents à toute procédure de recueil d’informations, deuxièmement, disposer de conditions permettant leur mise en place sur le terrain (compétences, matériels, soutien méthodologique, etc.) ; troisièmement, intégrer les résultats de ces procédures dans l’élaboration des pratiques.
À la différence du professionnel, le chercheur se situe à l’extérieur du champ d’action et cette distance à l’égard des pratiques analysées est une condition sine qua non à l’activité de recherche4. Il en est de même lorsque le praticien endosse un rôle de «chercheur» : il doit être capable de s’extirper de son champ d’action, d’effectuer sa démarche en dehors de tout engagement personnel et militant, de tout enjeu hiérarchique et institutionnel. Cette capacité à adopter un regard critique à l’égard de sa pratique reste particulièrement difficile à respecter pour l’intervenant. C’est encore amplifié s’il fait partie d’un secteur qui défend des valeurs et des idéaux, voire s’il est particulièrement engagé dans un modèle de développement humain (réduction des inégalités sociales, développement communautaire, réduction des risques, autonomisation des usagers, épanouissement personnel, etc.). Dans une démarche de diagnostic, il faut être capable de se positionner en tant que néophyte à l’égard de l’expertise des autres intervenants et des bénéficiaires de ses actions, de douter des principes qui guident son propre engagement professionnel, de sortir des enjeux et intérêts institutionnels5,6, trop souvent au centre des collaborations (inter)sectorielles. Il ne suffit pas, par exemple, en tant qu’acteur de Promotion de la Santé, de préconiser aux acteurs des autres secteurs de questionner leurs représentations sociales si nous sommes inaptes à nous appliquer cette recommandation, si nous éprouvons des difficultés à adopter une posture de réflexivité à l’égard de nos pratiques. Croire, par exemple, que la concertation intersectorielle débouche d’office sur une amélioration des pratiques ou que le regard «crédule» du nouveau collègue ne peut rien nous apporter relèvent aussi de cette gageure.
Ce besoin d’extériorité à l’égard des principes et valeurs professionnelles est particulièrement difficile à opérer dans les pratiques d’auto-évaluation. En effet, «elles obligent [notamment] l’évalué à se regarder, à s’analyser, à fouiller dans ses propres difficultés au risque entre autres d’altérer son image de soi»7, alors que cette posture critique à l’égard de soi en est un des éléments indispensables8. À l’heure où ce type de pratiques se répand, il convient d’abord de s’interroger sur notre capacité à pouvoir nous lancer dans une telle démarche. Une auto-évaluation qui s’apparente à de l’«autocongratulation» ou à un plaidoyer en faveur de la crédibilité d’une action en est habituellement la preuve inverse. Ces deux perceptions sont vraisemblablement le signe d’un manque de regard critique ou, encore, d’une volonté de défendre des intérêts spécifiques. L’intervention parfaite, aussi bonne soit sa qualité, n’existe pas. Elle peut toujours être améliorée.
Le cas du militantisme, même s’il est une richesse par ailleurs, empêche bien souvent, également, cette nécessaire distanciation9. Et de fait, il n’est pas toujours évident pour une animatrice d’un planning familial, si elle est militante féministe par ailleurs, de considérer l’attitude des élèves, parfois provocante (discours homophobe, propos sexistes, gestes obscènes, etc.) autrement que comme le signe de la relation d’inégalité entre les hommes et les femmes. Pourtant, elle est, aussi, pour une part, le fruit de «l’interprétation que les élèves se font du statut social et du rôle» de l’intervenant10, de la recherche de conformité «aux attitudes que les adultes attendent ou craignent d’eux11», de «l’interaction entre élèves mais aussi entre enseignants et élèves12» et ne reflète pas nécessairement leurs opinions.
Il importe donc :
– de se donner les moyens de se décaler et d’adopter une attitude réflexive à l’égard de ses pratiques (comité d’accompagnement, grille d’observation des pratiques, supervision, accompagnement méthodologique, etc.),
– de confronter les résultats de ses observations pratiques aux résultats d’autres recherches (rapports de recherche, données d’observatoire, revue spécialisée, actes de colloque, revue scientifique en ligne, etc.)
– de les soumettre aux regards d’autres professionnels (collègues, partenaires d’autres secteurs, groupe d’échanges de pratiques, etc.).
Il est plus que probable que, face à des difficultés professionnelles, d’autres se soient déjà interrogés ou s’interrogent sur la meilleure manière d’y remédier. Il serait dommage de ne pas en bénéficier pour élaborer ses pratiques. Prenons l’exemple d’une commune qui définit, dans un plan de cohésion sociale, les assuétudes juvéniles comme priorité d’actions. Cette décision se base, notamment, sur le souci de la commune de lutter contre les nuisances dues à l’usage de produits psychotropes, licites et illicites, par des jeunes dans l’espace public et sur l’augmentation des infractions constatées à ce sujet dans la commune. Or cette commune a accru les effectifs policiers se consacrant à cette problématique. Dès lors, cette augmentation des infractions résulte-t-elle d’un accroissement des usages chez les jeunes ou du renforcement policier affecté à ces usages ? Une rapide consultation de la littérature scientifique montre une certaine stabilité des usages juvéniles au cours des 15-20 dernières années, voire une légère diminution. La croissance des statistiques policières relatives aux assuétudes est dans ce cas-ci vraisemblablement davantage le fait du renforcement policier.
Autre exemple. Imaginons que, en tant qu’enseignant, vous constatez que de plus en plus d’élèves brossent vos cours, qu’une partie des autres semblent de plus en plus avachis et expriment de plus en plus leur pénibilité à participer aux apprentissages. Face à ces comportements, vous souhaitez mettre en place des actions visant à redonner aux élèves le goût de l’apprentissage. Est-ce juste un problème d’attrait envers l’apprentissage ? Si tel est le cas, cette attitude des élèves ne devrait-elle pas concerner d’autres cours ? En avez-vous déjà discuté avec vos collègues ? Ont-ils réalisé la même observation ? Et les enseignants d’autres établissements, font-ils les mêmes constats ? Y a-t-il des résultats de recherche qui vont dans le même sens ? Qu’en disent les revues spécialisées en pédagogie, les périodiques destinés aux professionnels, les articles scientifiques accessibles en ligne ? Des actions ont-elles déjà été entreprises dans d’autres établissements scolaires pour dépasser ce type de conduites ? Ces diverses questions méritent le détour parce que les réponses vont vous permettre de vérifier, auprès de vos collègues et d’éléments de la «littérature», si les conduites observées chez vos élèves relèvent, vraisemblablement ou non, d’un déficit d’intérêt à l’égard de l’apprentissage et de la manière la plus pertinente, le cas échéant, d’y remédier.
Le déficit de distanciation est d’autant plus prégnant qu’il est favorisé par des enjeux institutionnels et sectoriels. Ces enjeux tantôt provoquent des allergies à l’encontre de toute démarche d’éventuelle remise en question professionnelle, tantôt en instrumentalisent les résultats afin de défendre des intérêts particuliers. C’est le cas, notamment, lorsque des pouvoirs publics orientent «la recherche à des fins utilitaristes»13, en vue de justifier des politiques définies préalablement. C’est aussi le cas dans le tissu associatif lorsque la «désidérabilité»14 institutionnelle, entre autres, envers le politique empêche une utilisation optimale des données. Ce risque de donner la primauté à une image de qualité plutôt qu’à la qualité des actions se trouve attisé par un contexte de concurrence professionnelle avec à la clé des enjeux financiers et des emplois. Quelques mois après l’état d’urgence, un article de presse15 fait écho de la diminution des chiffres de la criminalité au cours, consécutivement, des 3 dernières années en Belgique et en Europe. La police fédérale y voit l’effet de «la présence accrue des forces de l’ordre dans les rues depuis les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015». Or, la diminution de la criminalité précède cette augmentation policière et cette régression n’est pas spécifique aux pays touchés par les attentats. Loin d’être l’apanage d’un secteur, les raccourcis interprétatifs sont particulièrement tentants pour le service qui essaye de légitimer ses actions auprès du politique et de tirer la couverture à son avantage.
Au-delà d’enjeux purement institutionnels, la spécificité des milieux d’intervention est d’autant plus à prendre en compte que la «standardisation» des interventions, qui ont prouvé leur efficacité, est au cœur des politiques de prévention et d’éducation. Construire des interventions participatives et interactives comme recommandé en matière de prévention des conduites à risque16 est plus aisé dans un système scolaire qui utilise des méthodes pédagogiques actives que dans un système scolaire plus traditionnel. Le manque de considération du milieu d’intervention amène parfois les professionnels à se conformer à des pratiques dénuées de sens, voire à être en total porte-à-faux avec des finalités institutionnelles parfois peu crédibles mais politiquement correctes. Par le foisonnement des dynamiques intersectorielles, il arrive aussi que des professionnels se rencontrent alors qu’ils ne partagent ni un intérêt commun, ni une motivation commune, voire que la concurrence ou l’ignorance entre secteurs soit de mise. La velléité de certains intervenants d’instrumentaliser les «partenaires» peut phagocyter la dynamique. Dans de telles circonstances, il est parfois préférable de ne pas s’épuiser dans une démarche contre-productive, de ne pas, en réaction, se lancer dans une défense d’intérêts institutionnels et sectoriels qui dénaturent le sens même de l’intersectorialité. Cette dernière ne devrait jamais se réduire à une prescription politique. Elle gagne au contraire à exiger certaines conditions avant d’être implantée : volonté d’agir en complémentarité, reconnaissance de la compétence des autres professionnels, accord sur les priorités à résoudre, possibilité de pouvoir compter sur les autres, etc.
L’exercice de la distanciation professionnelle passe aussi par un minimum d’autonomie. Cette liberté doit permettre aux intervenants de pouvoir choisir, dans la boîte à outils professionnelle, les pratiques les mieux adaptées à leurs besoins. Il faut donc aussi veiller à ce que les velléités de standardisation des interventions participent bien au renouvellement des pratiques et, surtout, n’annihilent pas le développement, impulsé par l’analyse, de nouvelles pratiques en réponse aux nouveaux problèmes que rencontrent les intervenants psychosociaux. Cette standardisation doit ainsi participer à la dissémination de pratiques qui ont fait leurs preuves, c’est-à-dire susceptibles d’améliorer leurs projets. Elle doit pouvoir être applicable sur le terrain, ce qui signifie que certaines conditions doivent être remplies (coûts financiers, moyens matériels, compétences professionnelles, aptitudes des bénéficiaires, durée d’intervention, etc.)17.
S’il est important de prôner l’application des bonnes pratiques, cette recommandation ne peut revêtir un caractère intangible. Au contraire, la flexibilité dans l’application doit rester de mise afin que, le cas échéant, l’intervenant puisse se référer à son expertise professionnelle, contourner des prescriptions qui se révéleraient peu adéquates et construire des interventions mieux adaptées à son terrain d’action et aux spécificités de ses bénéficiaires. Une pratique dont l’efficacité a été scientifiquement prouvée ne signifie pas que la pratique soit efficace dans tous les cas. Si, par exemple, la distribution de préservatifs à grande échelle auprès des jeunes à partir de 14 ans, « souvent combinée à des relais délivrant des messages de prévention » augmente l’utilisation des préservatifs18, cela ne veut pas dire que cette distribution ait un tel impact sur tous les jeunes qui en ont bénéficié. En effet, l’efficacité des bonnes pratiques se mesure, habituellement, au moyen de techniques statistiques qui vérifient l’impact des actions auprès d’un ensemble, sur un groupe pris comme une unité et considéré comme un tout «homogène». Or derrière ce groupe, il y a aussi une diversité de personnes (genre, maturité sexuelle et affective, milieu d’origine, etc.) qui réagissent différemment aux actions. Dans les interventions, par exemple, le référent adulte a généralement un impact plus grand sur les adolescentes que sur les adolescents. Des animations réalisées par un ou plusieurs adultes entrent dans ce cas de figure et la mise en place d’actions alternatives (éducation par les pairs, outil de prévention co-construit avec les jeunes, etc.) constitue un moyen de compléter le caractère imparfait inhérent à chaque action. L’utilisation critique des bonnes pratiques suppose évidemment que le professionnel ait une bonne connaissance des bénéficiaires de ses actions (comportements, valeurs, référents, etc.), du milieu d’intervention (école, milieu festif, quartier, etc.) et de l’objet sur lequel il intervient (estime de soi, harcèlement, usage de cannabis, aptitude à communiquer, etc.).
Dans une perspective d’amélioration des pratiques, l’autonomie du professionnel va de pair avec, non seulement, l’intégration de connaissances (conférences, formations, échanges de pratiques, lectures spécialisées, etc.), mais aussi avec leur opérationnalisation. Cette intériorisation est un préalable à l’exercice d’une autonomie réflexive et suppose que le professionnel ait précédemment digéré une diversité d’informations pour les traduire en projet d’actions. Encore faut-il veiller à ce que ces connaissances soient accessibles aux professionnels et produites sous une forme utilisable dans la pratique.
Dans la méthodologie de projet, l’utilisation des données est souvent reléguée en amont et en aval de l’intervention. Cette séparation symbolique entre action et réflexion sur l’action entrave de la sorte les possibilités de réorienter en cours les activités peu pertinentes. Pour accroître la scientificité du projet, il est judicieux de compléter l’analyse de la situation et l’évaluation, par des procédures permettant l’analyse en «continu» des pratiques. Celles-ci, même si elles n’en ont pas la qualification, existent déjà chez bon nombre d’intervenants (débriefing après chaque animation, intervision lors de la réunion d’équipe, fiche de suivi des activités, etc.) et nécessitent une double aptitude de la part du professionnel. Il doit être capable, d’une part, de soulever les incohérences de sa pratique, de la déconstruire en vue de l’analyser et d’autre part, de la réinventer en lui redonnant de la cohérence sur base des constats réalisés. L’exercice de cette double aptitude exige, si nécessaire, une certaine flexibilité du cadre réglementaire. C’est particulièrement vrai pour les professionnels œuvrant en milieu adolescent et devant gérer une situation violente (adolescente qui s’automutile, gifle donnée par un éducateur à un jeune, dégâts matériels aux toilettes d’un centre de loisirs, etc.) . La violence, en se heurtant au cadre institutionnel, exige bien souvent un positionnement différent du professionnel dans la gestion de l’acte. Dans certains cas, un repositionnement institutionnel (modification du règlement, apprentissage de nouvelles pratiques, réalisation d’un nouveau projet pédagogique, etc.)19 permettra ensuite au cadre de retrouver cet aspect sécurisant tant pour les professionnels que pour les bénéficiaires. Ainsi, habituellement, rien n’est prévu dans une institution pour faire face à de l’automutilation et l’expérimentation professionnelle d’une telle situation engendre bien souvent la mise en place de nouvelles normes d’encadrement. Cette dialectique de régénérescence institutionnelle, plus ou moins formalisée, apporte plusieurs bénéfices aux intervenants. Elle leur permet de se sentir reconnus dans leur expertise professionnelle et, surtout, leur évite de se retrouver «en porte-à-faux avec les finalités institutionnelles»20. Dans une démarche de pratique réflexive, il est donc souhaitable que l’institution favorise la prise de distance critique dans l’exercice professionnel via le fonctionnement de l’équipe (soutien hiérarchique, espaces de décompression, travail en équipe, etc.) ou via l’appel à des personnes ou à des ressources externes à l’institution (médiateur scolaire, superviseur d’équipe, tutorat, participation à des journées d’étude, etc.). L’enjeu est non seulement de faciliter «les compétences de réactivité créatrice face à des situations professionnelles jamais totalement rationnelles voire raisonnables»21, mais aussi de donner du sens aux actions mises en place.
En tant que professionnel, il est primordial d’évaluer préalablement ses marges de manœuvre : la pratique réflexive n’est pas toujours appréciée de l’institution parce qu’elle peut remettre en question les actions menées, voire interroger la légitimité de l’institution. Au sein des organismes particulièrement hiérarchisés, elle est habituellement assez faible et, même dans un secteur comme la promotion de la santé encourageant l’autonomie des bénéficiaires, il arrive qu’elle ne soit pas effective et qu’elle favorise l’«anomisation professionnelle»22. Ainsi, il ne suffit pas de pouvoir questionner ses pratiques ! Encore faut-il pouvoir les transformer ou mettre en place les conditions favorables à ce changement via un cadre professionnel capable d’évoluer et de s’adapter.
Un des intérêts de l’intersectorialité réside dans l’enrichissement – en termes de savoir, savoir-faire et savoir-être – de chaque secteur au contact des autres secteurs qui agissent sur un pied d’égalité. Elle constitue un bon moyen, pour l’intervenant, de construire des actions plus globales et légitimées par une diversité d’approches. Par ailleurs, les activités collectives et intersectorielles (concertation, partenariat, etc.) se prêtent aussi particulièrement bien à l’intégration en «continu» d’informations aisément exploitables d’un point de vue pratique. Avec les multiples rencontres et le besoin de s’apprivoiser mutuellement, les occasions ne manquent pas. En outre, les techniques et outils d’animation23 (le Portrait chinois, le brainstorming, le jeu Unanimo, les chapeaux de la réflexion, etc.) sont souvent régis par des principes de participation proches de ceux qui prévalent dans les techniques qualitatives de recherche. Elles sont ainsi d’excellentes opportunités pour développer le savoir pratique dans la mesure où le contenu des échanges entre professionnel(le)s est en soi objectivable. Plutôt que, par exemple, réaliser des procès-verbaux décisionnels donnant une place centrale à l’action, il peut aussi s’avérer utile de veiller à mieux rendre compte de l’exhaustivité des échanges, de pouvoir comprendre le cheminement qui conduit aux décisions, de pouvoir faire ressortir les représentations, les croyances, les valeurs, les présupposés qui structurent les discours des uns et des autres et qui donnent sens au positionnement des interlocuteurs dans les débats. Des procès-verbaux plus exhaustifs permettent de disposer de traces exploitables et donnent lieu à de l’analyse de contenu, voire à la réalisation de procès-verbaux analytiques. Il ne s’agit pas nécessairement de réaliser une analyse détaillée du contenu des discours mais d’utiliser quelques techniques, quelques trucs et astuces de ce type d’analyse : recherche d’analogies et d’oppositions dans les discours, catégorisation des freins à la prise de décision, utilisation d’un modèle d’analyse, etc. Le groupe produit ainsi un savoir propre bénéficiant très facilement d’une procédure de validation interne via l’approbation des procès-verbaux. L’analyse procure au groupe un substrat d’informations qui lui permet, lorsque cela s’avère nécessaire, de réorienter ses actions.
La réalisation systématique d’un débriefing à la fin de chaque rencontre d’un groupe d’usagers est un autre mécanisme couramment mis en place pour évaluer et faire évoluer les activités. C’est aussi un moyen, tant chez les usagers que chez les professionnels, de favoriser l’acquisition d’une prise de distance leur permettant de mieux contrôler leur vécu, d’être davantage acteurs de leur santé. De plus, de telles informations auront l’avantage d’être produites dans le feu de l’action et ne seront pas contaminées par des défauts de mémoire tels qu’ils peuvent apparaître dans une évaluation réalisée en fin de projet. D’autres rencontres intersectorielles sont directement orientées sur la connaissance pratique, telles que l’analyse en groupe des interventions, connaissance qui mériterait, par ailleurs, d’être davantage formalisée et diffusée auprès des autres praticiens.
Pour que des échanges entre professionnels soient analysables, il est souhaitable, comme vu ci-dessus, que les discussions ne soient pas entachées par des intérêts personnels, institutionnels ou sectoriels et reflètent au mieux des rapports égalitaires et sincères entre participants. Ce souci exige le respect de quelques principes, qui régissent un recueil de données24, tels que la répartition des temps de parole entre participants, la création d’un climat de confiance et d’ouverture, l’homogénéité sociale du groupe, la neutralité de l’animateur, etc. Or le respect de ces principes fait parfois défaut chez les praticiens qui n’arrivent pas à les formaliser dans leurs actions. Cette intégration dans la pratique est d’autant plus importante qu’en soi, ce n’est pas tellement la technique de collecte de données choisie (questionnaire, entretiens, tables rondes, etc.) qui est un gage de qualité, mais la manière de l’appliquer. Il s’agit de veiller, entre autres, à contrôler le mieux possible les interférences susceptibles de contaminer l’authenticité des réponses fournies par les personnes interrogées. Un enseignant veut, par exemple, connaître les attentes de ses élèves à l’égard de l’institution scolaire. S’il pose la question telle quelle à ses élèves, il a peu de chances d’obtenir des réponses sincères de la part de tous ses élèves. Certains d’entre eux, en raison des enjeux de réussite scolaire, répondront en fonction de ce qu’ils imaginent que l’enseignant veut entendre. D’autres, dans une logique de conformité sociale, vont s’aligner sur les réponses des autres élèves. Pour éviter de recueillir des attentes involontairement fallacieuses, il est plus judicieux que ce type d’informations soit recueilli par une personne ayant un statut plus «neutre» auprès des élèves : un stagiaire ou un éducateur par exemple. Si ce n’est pas possible, faute de ressource humaine disponible, il peut s’avérer préférable d’opter pour des outils d’expression indirecte en utilisant, par exemple, la méthode du photo-langage sur le thème de « l’école idéale ».
La combinaison de plusieurs méthodes et techniques (le focus group, l’observation participante, le jeu Dixit, etc.) constitue aussi un bon moyen d’améliorer la qualité des informations25. Elle réduit notamment les imperfections et limites inhérentes à chaque technique de collecte. En outre, il est plus pertinent de combiner des techniques qui apportent des informations complémentaires plutôt que de privilégier des informations de même nature. Si, par exemple, 70% des participants à une journée d’étude cochent dans un questionnaire que cette journée a répondu à leurs attentes, la compréhension de cette satisfaction s’appréhende mieux par entretiens (échanges entre les participants, météo clémente, qualité des orateurs, plaisir de s’échapper d’une routine professionnelle, etc.). Il est donc préférable, conformément à l’approche globale, de croiser et compléter des informations obtenues par questionnaire avec d’autres sources de données (réunion d’évaluation avec les animateurs des ateliers, réalisation d’entretiens avec quelques participants, analyse des résultats d’une grille d’observation, etc.), d’autant que les données recueillies par des approches qualitatives s’avèrent plus souvent utiles dans la pratique quotidienne que des données chiffrées. La complémentarité de l’approche quantitative, qui gomme les particularités au profit des régularités, et de l’approche qualitative, qui met en exergue la diversité au détriment des régularités, est indéniable en termes de pratiques. Elle permet de réimplanter la «froideur» chiffrée dans leur réalité humaine. Les 23% de jeunes francophones de 12-20 ans qui boivent de l’alcool au moins de manière hebdomadaire26 représentent en réalité de multiples situations : le garçon de 15 ans qui boit un peu de vin lors du repas familial du dimanche, le jeune de 19 ans qui, tous les jours après l’école, se rend au café et boit quelques bières, l’adolescente de 16 ans qui s’enivre avec ses amis le samedi soir, etc.). Les implications en matière d’intervention sont très différentes pour chacune : prévention par les pairs, sensibilisation parentale, formation des éducateurs, etc.
Savoir sur quoi et sur qui agir est une chose, savoir comment agir en est une autre. Et toutes deux sont indispensables à la mise en place d’une action de qualité. On peut savoir, par exemple, que les personnes socio-économiquement défavorisées sont en moins bonne santé que les autres personnes sans pour autant saisir les mécanismes et processus qui attisent ces inégalités, avec dès lors le risque de les reproduire et non de les réduire : la déconsidération, pas toujours consciente, du personnel soignant à l’égard de certains patients ; la sélection sociale du système scolaire ; l’intériorisation du caractère inéluctable de la situation, etc. Afin de favoriser une connaissance plus exhaustive d’une problématique et mieux maîtriser les tenants et aboutissants des pratiques mises en œuvre, il est judicieux de privilégier la littérature abondement commentée, repositionnant les données produites dans la connaissance scientifique existante, apportant des compléments d’information issus d’autres types de données, privilégiant les recoupements et complémentarités sectoriels et disciplinaires, etc. Sur ce point, une publication, telle que la revue Psychotropes27, confrontant une diversité de regards de scientifiques et/ou de professionnels en est un exemple. Les interventions étant rarement l’apanage d’un seul secteur, il peut également être pertinent de consulter les analyses produites dans d’autres secteurs. La concertation, par exemple, est utilisée dans une multitude d’autres secteurs (aménagement du territoire, intervention sociale, enseignement, etc.) et est l’un des sujets de la revue interdisciplinaire Négociations28.
Les pratiques professionnelles sont en pleine mutation et les défis de ce changement, qui en est encore à ses balbutiements, sont nombreux et multiples. L’inertie professionnelle et institutionnelle, l’atomisation des disciplines scientifiques, l’instrumentalisation erronée des connaissances à des fins institutionnelles et politiques, la mise en concurrence des secteurs de l’intervention sociale, l’acquisition de nouvelles compétences professionnelles, la préservation d’une diversité de pratiques, le développement et l’intégration de nouveaux modes d’action, le déploiement de nouvelles pratiques institutionnelles, la création de nouveaux dispositifs d’accompagnement sont quelques-uns des nombreux enjeux qui déterminent la qualité de cette transformation. Cette révolution des pratiques mettra vraisemblablement du temps à se mettre en place mais, pour les bénéficiaires, elle en vaut vraiment la chandelle.
1. Van Campenhoudt L., Chaumont J.-M., Franssen A., (2005), La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, Paris, Dunod.
2. Il peut s’agir de méthodes d’intervention participative, pédagogies actives, développement communautaire, etc.
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9. Albarello L. (2004), op. cit., 2004
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13. Zarka Y. C., Qui veut prendre le pouvoir sur le savoir ?, entretien de W. Bourton, Le Soir, 16/3/2011.
14. Tendance à donner une image positive de soi, voire une image plus flatteuse que la réalité.
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22. On peut définir l’anomisation professionnelle comme la perte progressive de repères provenant de la discordance entre les objectifs affirmés de la pratique professionnelle et les dispositifs mis en place pour atteindre ces objectifs.
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