Une interview de Jacques Moriau – sociologue au centre de recherche METICES (ULB) et au Conseil Bruxellois de Coordination Sociopolitique – par Caroline Saal.
L’appel à projet modifie très profondément le travail associatif et le secteur associatif, même si ce changement est récent. En premier, il entraîne la précarisation du travail, avec pour risque la diminution de sa qualité. Si vous n’êtes pas sûr de votre financement, s’il est limité dans le temps et dans ses objectifs, vous risquez de ne pas pouvoir engager les bonnes personnes, de ne pas les garder, de ne pas leur faire réaliser correctement leurs missions. Deuxièmement, l’appel à projet bouscule l’identité et les frontières du monde associatif. La culture associative, née dans les années 70, se dissout dans un fonctionnement plus entrepreneurial, où de nouveaux acteurs apparaissent et où la place de la militance a nettement été réduite. Dans le même temps, des acteurs externes au monde associatif viennent réclamer une place dans ces appels à projet. Prenons l’exemple de la ville d’Anvers, l’année passée, qui a octroyé un marché public pour l’accueil des réfugiés à une entreprise de sécurité privée. Cette dernière répondait aux critères des règles européennes concernant les marchés publics, compétences sociales ou non. Le travail associatif, ses missions se fracturent pour laisser rentrer des acteurs qui ont une toute autre raison d’être. Cela modifie de l’intérieur le sens du travail social.
Un autre élément est train de modifier les limites du secteur et ses logiques internes : l’idée portée de plus en plus par certains acteurs du secteur qu’ils doivent trouver à se financer eux-mêmes. Ils ressentent le besoin de pérenniser leur action eux-mêmes, puisque les conditions de financement public ne le leur permettent plus. Ajoutons à cela des frontières de plus en plus floues également entre travail associatif, travail social et secteur humanitaire.
Certaines associations s’y obligent elles-mêmes, même certaines assez puissantes et fortement financées. Une logique de marché, avec des associations qui attirent à elles des financements et d’autres en difficulté, se crée et, avec elle, un secteur qui n’est pas orchestré par un acteur public régi par des principes de démocratie. Il reste de la logique de mandat public la décision de ce qui est important, de ce qu’on doit faire, des moyens pour le faire, mais désormais se font face ceux qui ont les capacités de survivre et ceux qui en ont moins.
En France, des acteurs se regroupent. Le groupe SOS, par exemple, est un énorme acteur du social qui fonctionne avec des méthodes de fusion, d’acquisitions issues du privé. Il acquiert de petites associations en difficulté financière, il génère de l’argent via une série d’activités, et s’en sert pour réorganiser et faire fonctionner de manière rentable des hôpitaux, des crèches, de l’aide à domicile… Il rassemble des milliers de travailleurs. En Belgique aujourd’hui, certains s’inspirent de ce modèle, convaincus que leur seule façon de résister à la diminution de subsides ou à leur conditionnement de plus en plus fort est de générer eux-mêmes un financement qui permet de travailler. Oui, on est parti pour ce genre de choses, sans pour autant que ce soient des missions établies !
Premièrement, ça crée de nouvelles inégalités, en termes de compétences communicationnelles, de connaissances des codes managériaux, de possibilité de rentrer dans les cases. Des déséquilibres existaient déjà. Historiquement, certaines associations se sont imposées par un accès privilégié aux décideurs. Cette proximité est toujours prégnante, notamment dans le secteur de l’éducation permanente, et divise ceux qui veulent perpétuer cette situation et ceux qui veulent peser contre. L’appel à projet va-t-il compenser ces inégalités, en rabattant les cartes, ou va-t-il ajouter de l’inégalité par ailleurs ? Difficile à dire actuellement !
Le deuxième risque se situe dans la rupture avec le raisonnement des années 70, où l’associatif émergeait du terrain lui-même et de ses besoins. Sur base d’un mouvement social, des questions étaient reconnues prioritaires, et financées par le politique. Aujourd’hui, le raisonnement est inverse. Les pouvoirs publics demandent à l’associatif de répondre à leurs préoccupations. Ils ne s’intéressent pas à l’avis du terrain en premier. Un exemple emblématique est celui de l’accueil des migrants : les pouvoirs publics ont décidé de privilégier la voie de centres fermés et n’aident pas les associations à hauteur de ce qu’elles entendraient prendre en charge. Face à l’absence de moyens, le travail social se pérennisera avec peine, et sera privé de peser sur l’agenda politique. Les petits acteurs émergeront difficilement.
Le volet critique du travail social est effectivement en jeu. La logique de l’appel à projet le remet dans les mains du décideur public : c’est lui qui décide ce qu’est le problème, comment le résoudre, les publics cibles, les bonnes actions à mener… Il écarte, au profit d’une politique dite gestionnaire, la possibilité d’une vue panoramique des problèmes sociaux, mais aussi la dimension propositionnelle et militante des associations. Regardez la promotion de la santé : aujourd’hui, les pouvoirs publics préfèrent la réduction des risques à l’identification de causes plus générales. L’associatif est réduit à gérer des problèmes sociaux à la petite semaine et est délaissé comme « fer de lance » d’une transformation sociale, capable de produire une analyse des enjeux sociaux et d’élaborer des façons d’agir pertinentes. L’appel à projet renforce l’impossibilité d’avoir un discours critique, relevée par de nombreux acteurs comme leur principal problème actuel.
Nous manquons de données objectives à ce sujet, mais le nouveau management public, dont découle l’appel à projet, nécessite de rendre des comptes et donc de produire des données administratives. Ce n’est pas forcément plus simple pour les associations. Ces trente dernières années, les décrets prévoyaient un système d’inspection, un contrôle du terrain par un rapport direct. L’inspecteur venait une journée, consultait les documents tandis que le service prenait le temps d’expliquer son travail. Plus récemment, les rapports d’activité, des rapports individuels, produits par chaque service selon ses propres spécificités, étaient privilégiés, mais ils ont eu la réputation de ne pas être lus. Aujourd’hui, le contrôle de l’activité est de plus en plus quantitatif, notamment dans le secteur ambulatoire. La logique va de pair avec celle de l’appel à projet : définir des missions et des règles très strictes, et parallèlement des outils de contrôle. Or les chiffres sont les seuls outils facilement manipulables. Favoriser le quantitatif est aussi un choix de mise en forme de la réalité et de l’activité que l’on a produit sur cette réalité. C’est le choix de la bureaucratisation.
Je ne suis pas certain qu’il y ait une perte de confiance des pouvoirs publics envers l’associatif. En revanche, l’associatif paie, par effet de domino, la première perte de confiance, celle dans les pouvoirs publics. La réaction libérale aux années 70 et les vagues de privatisation des années 80 se justifiaient par l’idée que les pouvoirs publics étaient incapables de gérer correctement. Par ailleurs, l’idée que la gestion de l’argent public nécessite perpétuellement et précisément des explications sur l’utilisation de cet argent s’est progressivement durcie. Étrangement, l’argent privé ne semble pas concerné par ce même souci de contrôle et est resté exempté de toute responsabilisation. Cette dichotomie m’apparaît peu compréhensible, mais c’est un fait. En parallèle, à la même époque, le rôle de l’État s’amoindrit, et la crise de l’État-providence est organisée. L’argent public est moindre : il faut l’utiliser à bon escient. Les associations, bras armés des pouvoirs publics, financés par eux, doivent aussi motiver de façon plus importante leur emploi de l’argent public octroyé. La perte de confiance se distribue en cascade, des pouvoirs publics vers ceux qui reçoivent leurs soutiens.
Le personnel de l’État, aussi bien celui dans les administrations que celui dans les cabinets ministériels, a également changé, idéologiquement et culturellement, entre les années 70 et aujourd’hui. Aujourd’hui, qu’est-ce que le service public représente pour ces personnes ? Quelle idée s’en font-elles ? Le glissement à droite très important de ces 20 ou 30 dernières années nourrit une suspicion autour du label public. Cela dit, je ne suis pas certain qu’en ce qui concerne les opérateurs associatifs, elle soit partagée par la population, excepté lors de scandale comme celui du SAMU social.
La logique bureaucratique est une logique procédurale, qui exige de suivre les procédures, de faire ce que les règles prévoient. Dans les scandales de ces derniers mois, l’argument principal des personnes visées est « on a fait ce qui était prévu ». Peu importe si le procédé était critiquable, tant qu’il a été respecté. Le contrôle ne vise pas à bonifier la prise de décision : il sert à se protéger des erreurs, à se couvrir par des règles. Cette vision se répercute sur les professionnels de l’associatif. Or les réalités du travail social les confrontent à des problèmes demandant d’imaginer des solutions, de faire autrement, de tester, de prendre des risques. Sur quelle base construire une confiance ? Sur des procédures ou sur un jugement global de qualité ?
Tant qu’à présent, les alternatives proviennent essentiellement de la libéralisation, de l’autofinancement. C’est effrayant. Mais il n’y aura pas d’autre alternative possible sans poser la question de la décision politique. J’ai plutôt tendance à croire que la stratégie gagnante est de peser sur le politique, grâce à des alliances internes au secteur, ainsi qu’avec d’autres forces de changements, y compris les usagers. C’est peut-être un peu naïf, mais je pense qu’on doit passer par là.
Autrement dit, dans un premier temps, il faut sans doute essentiellement résister aux modifications de décrets et défendre la liberté subsidiée là où elle existe encore. Il s’agit d’une liberté toute relative, parce que les missions sont de plus en plus finement définies et les financements établis par des indicateurs. L’objectif principal, selon moi, serait de rendre au service public une valeur positive, plutôt que de l’associer spontanément à de la suspicion ou à de l’inefficacité. Je pense qu’il y a vraiment une lutte idéologique à remettre en marche. On a remplacé des administrations qui, effectivement, ne fonctionnaient pas très bien par des services privés qui ne fonctionnent pas bien du tout. Regardez les services bancaires : les agences ferment à 16h, vous faites tout vous-mêmes derrière votre PC… Les services rendus aux clients sont très limités, mais toutes les critiques sont éteintes parce que c’est un secteur privé.
Penser le secteur associatif nécessite de réfléchir à la forme et aux dynamiques internes aux structures étatiques. Le secteur associatif ne se découplera pas de la façon dont l’État est organisé et de la façon dont il fonctionne. Aujourd’hui, le secteur associatif fonctionne avec l’État social actif, pour le dire vite. Dans ce contexte, nous n’aurons pas, je pense, un associatif qui fonctionne comme il fonctionnait dans l’État-providence. Améliorer la reconnaissance du secteur associatif par l’État nécessite de travailler sur le secteur en lui-même comme sur le rôle et le fonctionnement de l’État. Cette bipolarité rend la lutte compliquée, et demande d’identifier des étapes, des stratégies : que peut-on gagner ? Par où commencer ? Comment le faire ?
Tout à fait ! Une première étape rapide et claire est la création de lieux de concertation supérieurs aux a.s.b.l., entre différents secteurs, et la mise en place de stratégies sur la place de l’associatif dans la structure actuelle de l’État. Il faut distinguer cette concertation de celle qui concerne les opérations de terrain. On a besoin de réflexion commune et globale, y compris sur le système d’organisations de l’associatif via tel ou tel texte légal.
Pour le moment, se déroule la réforme de l’ordonnance sur le sans-abrisme COCOM. Un texte est sorti il y a très peu de temps. Il prévoyait de créer une importante structure administrative pour gérer le sans-abrisme en mettant de côté tout le secteur associatif classique, comme les maisons d’accueil. Ce texte a été ajourné grâce au refus du secteur de donner un avis au conseil consultatif concerné . Tant que l’avis n’était pas donné, le texte ne pouvait pas avancer. Le secteur s’est mobilisé, a essayé de créer un rapport de force sur le terrain. Résultat : un nouveau texte est en cours d’écriture. C’est une petite action, assez technique, mais elle démontre qu’une alliance est une stratégie efficace. Et je pense que c’est à multiplier.
C’est un piège si on ne s’en sert pas, et c’est un outil si on s’en sert. Certains conseils consultatifs ont réussi à servir de levier, jouant un rôle actif dans la rédaction des textes, dans la diffusion de pratiques. Cependant, très peu sont vraiment investis, par les acteurs de terrain comme par les politiques. Dans ce cas, ils deviennent une chambre d’entérinement peu utile. Si les acteurs de terrain s’accordent sur des contre-propositions à celles des politiques avant les réunions du conseil consultatif et investissent ces réunions, elles peuvent porter leurs fruits. Nous devons réinvestir ces lieux de concertation, mais avec des stratégies claires à mener, des objectifs déterminés ensemble… Ce fonctionnement demande du temps et de l’organisation, mais nous devons contrecarrer la tendance individualisante, l’atomisation, au profit de positions sectorielles ou intersectorielles fortes. Est-on plus efficace en consacrant du temps à la réflexion et à l’organisation concrète plutôt qu’à des tas de choses qu’on nous demande de faire aussi ? Penser stratégie à long terme est crucial dans nos boulots, notamment pour ne pas se faire imposer son agenda par les demandes publiques, pour déterminer ce qu’on cherche à atteindre.
1. Propos recueillis par Caroline Saal.