La relecture d’une étude classique de psychologie sociale donne l’occasion de mettre en évidence les dangers de la pensée en vase clos, quand bien même ce vase se voudrait celui de la science. C’est précisément en travaillant à sa porosité et à sa « résonance » qu’un groupe se mettra en condition de comprendre le monde qui l’entoure.
Dans les années 1950, de nombreuses manifestations insolites étaient repérées dans le ciel américain, émanant d’après certaines rumeurs d’extraterrestres porteurs de messages. Les médias en étaient friands. En 1954, une « ménagère » de Chicago, comme l’appelle la presse, affirmait que les extraterrestres l’avaient informée d’une fin du monde imminente, fixée au 21 décembre de la même année. Seuls les élus allaient être mis à l’abri, jusqu’à leur envol vers un autre monde.
En octobre 1954, son groupe ne compte qu’une poignée d’adeptes. Renforcé par une campagne de prosélytisme prudent pour éviter les moqueries, il finit par compter une trentaine de personnes, parmi lesquelles des partisans convaincus de vivre les derniers jours du monde, des indécis et des curieux. Léon Festinger1, qui s’intéressait depuis longtemps au phénomène, apprend l’existence de ce petit groupe. Il y voit une aubaine, l’occasion d’appliquer sa théorie de la dissonance cognitive, tension qui se manifeste lorsque nous sommes livrés à des processus mentaux contradictoires. Une équipe de chercheurs infiltre le groupe sous son autorité. Pour Marian Keech et le Dr Armstrong,2 têtes de proue du mouvement, ces « agents doubles » sont de loyaux fidèles. En toute clandestinité, les chercheurs récoltent des données pendant deux mois avant et un mois après la date de la prédiction, pour observer in vivo le fonctionnement de ses membres et le désarroi qui allait forcément se produire au lendemain du jour qui devait être le dernier.
« J’ai dû faire un long voyage, j’ai abandonné à peu près tout. J’ai brisé tous les liens, j’ai brûlé tous les ponts, j’ai tourné le dos au monde, alors je ne peux pas me permettre de douter : je dois croire, il n’y a pas d’autre vérité ». Cette phrase, qui ouvre la préface écrite par Gérald Bronner dans l’édition de 2022, traduit l’angoisse du Dr Armstrong, attendant fiévreusement que la prédiction se réalise. Les croyances n’étant pas bâties sur des faits, les faits ne pouvaient pas les ruiner3. Au lendemain du jour indiqué, les adeptes auraient dû se rendre à l’évidence : la prédiction était fausse. Mais tous n’abandonnent pas leurs croyances, ce qui aurait impliqué de renoncer à une partie d’eux-mêmes. Il leur était plus confortable de penser que les prières avaient permis de remettre la fin du monde à une date ultérieure ou que la prédiction s’était bel et bien produite mais d’une façon inattendue, n’importe quel événement insolite pouvant l’argumenter. Certains membres ne donnent plus aucun signe de vie, d’autres au contraire s’organisent pour « répandre la bonne parole » en dépit de tout ce qui était venu la contredire. Se sentant persécutés, leur conviction d’être dans le vrai en a été décuplée. La haine déployée prouvait a contrario qu’ils avaient raison, rappelant d’une certaine façon les persécutions dont souffraient les chrétiens aux premiers siècles de notre ère.
« La vision moralisante reçue en héritage nous imprègne et, même si elle est mise en débat par un questionnement plus complexe, elle peut réapparaître incidemment. »
Jeanne Favret-Saada4 critique l’expérience de Festinger en insistant sur le biais introduit par l’équipe des chercheurs qui, s’étant fait passer pour des fidèles au moyen de subterfuges (prétendre avoir eu une apparition d’extraterrestres, ou un rêve prémonitoire), avaient donné au phénomène une ampleur ou une direction qu’il n’aurait peut-être pas eue. Elle relève que Festinger analysait les croyances des fidèles en se servant de l’arsenal théorique qu’il dénonce. « Ce récit d’une prophétie qui échoue est enchâssé dans le métarécit d’une prédiction scientifique qui réussit, et (…) le lecteur est prié d’avaler ce dispositif rhétorique à double détente » (p. 19). Elle remarque que, dans l’écrit de Festinger, si les membres du groupe étaient désignés par des noms, les chercheurs infiltrés n’en avaient pas, « sans doute parce qu’ils incarnent l’idéale impersonnalité de la science » (ibid.), laissant croire qu’ils détenaient le savoir et la raison, appartenant à la race « des savants, pour qui les règles de la morale ordinaire sont suspendues au profit d’une valeur ultime, l’accroissement du savoir » (p. 20).
Et de parler de « cynisme scientifique » de la part de Festinger envers les chercheurs, à qui était offerte la possibilité d’une « initiation » qu’ils pourraient reproduire plus tard, lorsqu’ils deviendraient professeurs à leur tour. Contre toute attente, la publication n’a pas remporté un succès immédiat. Il fut notamment reproché aux auteurs d’avoir omis de demander aux principaux intéressés l’autorisation de publier les résultats de l’enquête. Si des remerciements sont adressés à chacun des membres de l’équipe scientifique, les adeptes sont ignorés. Festinger observe ces derniers comme s’ils étaient des rats de laboratoire. Dix ans plus tard, pourtant, le texte allait devenir célèbre, peut-être parce que, selon Jeanne Favret-Saada, il marque pour le monde scientifique le début d’une ère où la spécificité du sujet disparaît, et aussi parce que l’ouvrage est très vivant, qu’il présente d’une façon pédagogique comment la science peut s’articuler à l’actualité.
Enfermements psychiatriques, familles et réputations salies, railleries… Ces effets sur le groupe ont été attribués à la cause irrationnelle qui était défendue, et non à l’expérience scientifique qui l’avait infiltré et ridiculisé. La déconstruction de ce qui légitimait le groupe avait été pour quelque chose dans celle des personnes. Totalement acquis au mouvement ou hésitants, les croyants étaient insérés dans un tissu social qui satisfaisait leur besoin d’appartenance. Il leur faisait sentir l’importance d’être des « élus ». Jeanne Favret-Saada remarque que, pour Festinger, le contexte social dans lequel évoluait la société américaine n’est pas pris en compte dans l’explication du phénomène. Pourtant, il évoque la guerre froide, la peur de la bombe atomique, la guerre de Corée, le maccarthysme, mais sans en tirer des conclusions qui auraient pu préserver l’intégrité psychique des personnes. Celles-ci n’étaient pas seulement déraisonnables ou naïves, elles avaient trouvé quelque chose qui les soudait pour contrer la peur ambiante. Pour Festinger, hors du bocal où ils étaient enfermés, il n’existait rien. La première phrase de son ouvrage, « L’homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos », donne le ton d’entrée de jeu. Il aurait pu écrire que tous, nous pouvons être dupes, croire en des théories fumeuses, intégrant les partisans de Marian Keech dans une humanité faillible dont il reconnaîtrait faire partie. Or c’est tout l’inverse. Il ne se rend pas compte qu’avec toute son équipe, il s’enferme lui aussi dans un bocal.
L’article de Jeanne Favret-Saada offre une mise en abyme qui rappelle le combat mené contre les stéréotypes, représentations habituelles, moralisatrices et répressives, portées sur des objets considérés comme dangereux, par exemple les drogues, ou des comportements jugés inadéquats, en lien avec leur consommation. Les adeptes de ce prêt-à-penser (les « naïfs ») et les défenseurs d’une approche libérée des scories du passé (les « éclairés ») ne prennent pourtant pas place dans deux cases étanches. « Naïfs » et « éclairés » ont en commun l’appui d’un groupe au-dessus de tout soupçon, qu’il s’agisse de la société en général avec son histoire millénaire pour les uns, ou du monde scientifique et des professionnels militants pour les autres. La vision moralisante reçue en héritage nous imprègne et, même si elle est mise en débat par un questionnement plus complexe, elle peut réapparaître incidemment5. La vision commune n’est pas fausse, elle est corroborée par de nombreux faits qui font le lit des arguments en défaveur des drogues. Son tort, comme celui de tous les stéréotypes, « ce n’est pas qu’il dépose entre notre regard et la réalité un voile d’ignorance qui nous priverait de tout accès au réel, c’est qu’il nous empêche de concevoir qu’il pourrait en être autrement6 ».
Les « éclairés » ont adopté un argumentaire fondé justement sur cet « autrement », élaboré vers la fin du siècle passé sans parvenir à supplanter une vision répressive qui, depuis quelques années, regagne même en vigueur. Complexifier l’approche des consommations, présenter l’articulation entre le produit, le contexte et la personne, mettre en débat un savoir commun qui ne doute pas, tout ceci est aussi ardu que nécessaire. Mais une absence de reconnaissance, l’ouvrage qu’il faut constamment remettre sur le métier, les messages qui ne passent pas, qui passent difficilement ou pour un temps limité, toutes ces contraintes peuvent alimenter un sentiment de persécution ou une illusion de supériorité analogue sà ceux des fidèles cherchant à convaincre que la fin du monde est proche. Et, comme l’équipe de Festinger, la certitude d’être dans le vrai empêche de voir au-delà de ce qu’ils cherchent à prouver. Les stéréotypes du passé sont remplacés par d’autres, de facture plus moderne ou plus aimable, qui comme les premiers semblent impossibles à prendre en défaut. D’où un dialogue de sourds.
Le terrain est sensible, les faux pas toujours possibles. La patience peut être mise à rude épreuve. En cas de mésentente, la tentation est grande d’affirmer que le public « n’est pas prêt à recevoir notre parole » alors que c’est justement de préparer le terrain qu’il s’agit, et non de forcer le passage. La pédagogie peut être défaillante, trop abrupte, en tout cas inadaptée, braquant l’interlocuteur au lieu de rendre le débat possible. Se plaindre du public est une façon de rejouer la scène des ufologues désemparés qui campent sur leurs positions.
Penser en vase clos expose à un endoctrinement. « Timeo hominem unius libri », « Je crains l’homme d’un seul livre », écrivait Thomas d’Aquin. Cette crainte s’adresse à tous ceux qui croient détenir la vérité, portant en eux la vision fantasmée d’appartenir à une entité intellectuellement auto-suffisante. Ce retranchement, voulu ou plus ou moins inconscient, blinde contre un extérieur jugé inférieur ou menaçant. Dans un « mouvement de séduction réciproque7 », les membres d’un tel groupe cultivent l’illusion d’être un modèle d’authenticité ou de fraternité, sans voir qu’un processus mortifère se met en place. Si les tentatives de remise en cause sont déjouées, si rien ne se crée, le groupe se ferme et s’étiole. Or tous, nous avons besoin d’altérité pour nous construire. Penser par soi-même ne veut jamais dire penser tout seul. Et penser avec d’autres compagnons du même bocal et uniquement avec eux revient à penser tout seul. En référence au mythe de la caverne, si les prisonniers organisaient un brainstorming pour co-construire un référentiel de ce qui est vrai, peut-être parviendraient-ils à former un groupe plus soudé, plus aimant, finalement heureux de porter des chaînes, mais leur compréhension du monde extérieur n’évoluerait pas d’un iota. Ils resteraient aussi ignorants, amoureux peut-être de leur ignorance. Les groupes doivent rester poreux pour être capables d’entrer en résonance8. Hartmut Rosa compare la résonance au processus d’endormissement : plus nous voulons dormir, moins nous y parvenons. Le sommeil, comme la résonance ou comme le changement, ne s’obtient ni par la volonté ni par la raison. Un public « indisponible », selon une autre formule du philosophe9, c’est-à-dire qui résiste, qui n’est pas malléable, est à voir comme une chance et non comme un obstacle. Ce public, même difficile, peut entrer en résonance au moment où l’on s’y attend le moins. Et, lorsque le phénomène se produit, nous ne savons pas dans quel sens va se déployer le changement. Festinger et son équipe savaient où ils allaient, ce qu’ils allaient trouver. Ils n’étaient pas dans une démarche d’enquête, ouverte à l’inattendu, mais dans une démarche de procès pour illustrer la pertinence d’une théorie déjà élaborée. Ils ont analysé un public disponible, les chercheurs infiltrés ne sont pas entrés en « résonance » avec les adeptes, ce qui suppose de la réciprocité, mais se sont fait leur écho auprès de Festinger. L’enjeu n’était pas de tisser une relation avec eux, mais d’en faire des cobayes.
Lorsque les groupes permettent une certaine porosité, celui qui entre en résonance avec l’autre reste en lien même si l’autre bouscule ou agace. Il s’agit non pas de viser la maîtrise et la soumission, mais de reconnaître que l’autre résiste, ce qui ne veut pas dire qu’il ait forcément tort. Cette résistance rend capable de supporter un sentiment d’incomplétude, de vide, et d’abandonner toute volonté colonisatrice, même si celle-ci se cache sous une cordialité de bon aloi. Elle exige de s’ouvrir à un horizon qui n’est pas forcément celui que l’on poursuit. Et sans chercher à changer le monde, on peut alors commencer à le changer.
1 FESTINGER L., RIECKEN H. W., SCHACHTER S., L’échec d’une prophétie, Paris, PUF, 19561 trad. fr. 1993, 2022.
2 Festinger et ses collègues ont modifié les noms et les lieux où se sont déroulés les évènements. Marian Keech, la « ménagère », s’appelle en fait Dorothy Martin, le Dr Armstrong s’appelle Charles Laughead.
3 Ibid., préface de Moscovici dans l’édition de 1993.
4 FAVRET-SAADA J., « Lire L’Échec d’une prophétie », Raisons politiques, vol. 48, n° 4, 2012, p. 13-32.
5 Dans mon article du numéro 100 de cette revue, j’ai eu recours dans mon titre à l’adjectif « illicite » au lieu d’« illégal », apportant sans le vouloir une connotation morale politiquement incorrecte à mon propos. Merci à Jean-Sébastien Fallu de me l’avoir signalé.
6 RAMOND D., LAGORGETTE D., Lutter contre les stéréotypes, Paris, PUF, 2023, p. 12.
7 ENRIQUEZ E., « Le travail de la mort dans les institutions », in R. KAËS (dir.), L’institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris, Dunod, 2003, p. 62-94.
8 ROSA H., Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018.
9 ROSA H., Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020.