Le groupe en situation extrême : les premiers pas de La Trace

avril 2023

Dans les années ’80, l’asbl La Trace a innové en proposant à des groupes de toxicomanes des stages de sport extrême. Co-fondateur de l’association, Charles Lejeune revient sur ces débuts tâtonnants.

On déposait les participants à la Gare du Midi, et moi je rentrais à Bositfort.

Le rapport au risque a énormément changé et les exigences bureaucratiques se sont multipliées.

Prospective Jeunesse : Comment est né le projet de La Trace ?

Charles Lejeune : Le projet prend racine à Enaden, centre de crise pour toxicomanes où je travaillais comme assistant social au début des années ‘80, dans le contexte des premières initiatives non carcérales et non hospitalières en matière de traitement des addictions. Une petite unité pour 10 à 12 personnes avait été ouverte rue de l’Astronomie à Saint-Josse, seule commune qui avait été d’accord d’accueillir le projet. C’étaient chaotique et expérimental : les personnes viennent s’y déposer avec tout ce qu’elles sont. Et dans « tout ce qu’elles sont », il y a pour un certain nombre d’entre elles le fait de ne jamais être sorties de Bruxelles. Or, on était quelques-uns dans l’équipe à aimer l’escalade. Avec un collègue médecin, nous est donc venue l’idée d’organiser collectivement des sorties sportives.

Beaucoup de psychanalystes d’Enaden avaient alors une vision assez négative des projets qu’on pouvait développer et n’hésitaient pas à nous traiter de Rambo ! C’est à la fin d’une pause professionnelle, au bout d’un long trajet à vélo en Afrique que j’ai rédigé le projet d’Objectif 4000 – qui allait devenir La Trace. Ce projet a reçu le soutien du CPAS de Boistfort, et puis des postes ACS (Agent contractuel subventionné) qui nous ont permis de pérenniser l’activité.

Et c’est en 1988, au moment où on s’autonomise d’Enaden, qu’en cherchant un nom, on tombe sur le film « La trace » (1983), qui raconte les aventures de Joseph, un colporteur qui quitte son village de haute montagne en plein hiver pour parcourir le Nord enneigé de la péninsule italienne. L’affiche et le titre du film entrent en résonance particulière avec notre projet et le nom s’impose de lui-même.

 

PJ : En quoi consistent les activités proposées par « La Trace » à l’époque ?

On organisait des stages d’escalade, de canyoning, de VTT, des marches en montagne pour des groupes de toxicomanes, à raison de sept ou huit sorties par an. Tous les stages étaient construits autour de la relation et du transfert : à un moment, les participants avaient envie de nous taper dessus parce qu’on représentait trop l’image de l’autorité et du cadre. Mais l’idée fondamentale de ces projets, qui reste encore d’une grande actualité, c’est qu’un toxicomane est avant tout une personne qui peut s’identifier à autre chose que la toxicomanie.

Comme l’expérience était inédite et que, pour ainsi dire, on partait de rien, on a dû redéfinir en permanence le cadre et les principes. C’est notamment toute la tension entre les forces de l’individu et celle du groupe qui étaient sans cesse mises en jeu, avec des risques des deux côtés. On a dû beaucoup expérimenter pour mettre le curseur au bon endroit entre effort individuel et solidarité. Je pense notamment aux difficultés vécues par ceux qui abandonnaient en cours de route les marches en montagne les plus exigeantes. Cet abandon venait ajouter un nouvel échec à un parcours qui en était déjà semé.

Et puis il faut bien reconnaître que l’idéal de vie communautaire qui était le nôtre se trouvait fortement interrogé par les différences de capital culturel entre les animateurs, d’un côté, et les « stagiaires », de l’autre. Pour résumer ces différences en une image, je dirais qu’après la bulle que constituait le stage, on déposait les participants à la Gare du Midi, et moi je rentrais à Bositfort.

PJ : Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontés lors des premières « sorties » ?

Outre celles que j’ai déjà évoquées, les difficultés sont celles que vous pouvez imaginer dans la vie en commun de ce genre de groupe confronté à des expériences inédites. Il y avait des pleurs, des décompensations. Il y a même eu un braquage. Mais au-delà des difficultés pendant le voyage, il y avait peut-être surtout celles qui viennent après En fait, les retours étaient souvent effrayants : on a mis en place une expérience forte et initialement il n’y avait plus grand-chose de prévu pour la suite. On avait parfois le sentiment de lâcher ceux qu’on appelait pas encore des bénéficiaires au bord de la route. Sur le temps long, on s’est rendus compte à quel point le groupe était important et à quel point il était nécessaire de le faire vivre après le stage. Pour le faire, on a commencé à engager des personnes de terrain. À vrai dire, on a fait de la pair-aidance sans le savoir !

PJ : Est-ce que le type de sorties que vous avez organisées serait encore possible aujourd’hui ?

Je ne pense pas : il y avait dans ce projet une forme d’enthousiasme qui nous faisait prendre beaucoup de risques. Or, le rapport au risque a énormément changé et les exigences bureaucratiques se sont multipliées. On a pris beaucoup de risques pour nous-mêmes et pour le groupe : il y a eu des accidents et des dérapages. Aujourd’hui, ces risques paraîtraient sans doute démesurés. D’ailleurs, à l’époque même nous faisions l’objet de critiques à cet égard : il y avait à Saint-Luc des psys qui faisaient de nous des gens qui passions à l’acte ! Mais je pense qu’en cherchant à tâtons, nous avons ouvert une brèche dans la prise en charge des personnes dépendantes – et dans la représentation de ces personnes.

La trace aujourd’hui

Fondée en 1988, la Trace est toujours active aujourd’hui et continue à s’appuyer sur le sport, la nature et l’aventure comme outil d’intervention psychosociale. Aux stages de randonnée d’une semaine, se sont ajoutées des activités hebdomadaires d’escalade et de randonnée, ainsi que des activités de maraîchage à Anderlecht et Haren, en collaboration avec l’asbl Nos oignons.

Plus de renseignements sur le site www.latrace.be.

Un documentaire radio reprend l’histoire de l’association et les différentes étapes de son évolution. Il est accessible à l’écoute sur : t.ly/o9LMm.