Délégué général aux droits de l’enfant pendant près de quinze ans, Bernard De Vos est sorti de charge le 31 janvier 2023 pour laisser sa place à son successeur, Solayman Laqdim. Dans cet entretien-bilan, il revient sur les enseignements qu’il tire de ses deux mandats, notamment en matière de politique de prévention. Propos recueillis par Edgar Szoc
« Quand on pense que placer un jeune en IPPJ coûte 1000 euros par jour, et que ces 1000 euros, les familles ne les ont pas pour payer le loyer à la fin du mois, ça crie vengeance. »
« Il y a une légèreté dans le traitement de la question des drogues dans les écoles, qui est proprement hallucinante.»
P.J. : Quelles sont les principaux enseignements que vous tirez de vos quatorze années de mandat de Délégué général aux droits de l’enfant ?
Le premier enseignant, c’est très certainement l’importance de la petite enfance. Professionnellement, avant ce mandat de Délégué, j’avais été amené à travailler avec des adolescent.e.s et c’est donc cette tranche d’âge-là à laquelle j’étais le plus sensible. Mais je sors de ces presque quinze ans avec l’obsession de défendre des logiques de prévention aussi précoce que possible, dans tous les domaines, depuis la santé jusqu’à la lutte contre la pauvreté, en passant par l’aide à la jeunesse.
J’ai l’impression que les politiques publiques n’arrêtent pas de tenter de rafistoler des situations douloureuses liées à des dégâts qu’on aurait pu éviter en investissant plus dans la petite enfance. Le bon sens consisterait à mettre un maximum de moyens en amont des difficultés potentielles. Les fameux mille premiers jours de la vie – qui intègrent la phase de grossesse – sont en effet prépondérants, tant en termes d’attachement que d’apprentissages cognitifs. Or, si on regarde le budget des matières personnalisables à la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’investissement dans la petite enfance est particulièrement mal loti par rapport à d’autres phases de l’enfance. Et ce, alors même que de nombreuses études montrent la rentabilité de ces investissements.
L’autre découverte, c’est l’impact énorme de la précarité, de la pauvreté sur les politiques liées à l’enfance et la jeunesse. En aide à la jeunesse, la grande majorité des jeunes aidés provient de familles pauvres. Quand on pense que placer un jeune en IPPJ coûte 1000 euros par jour, et que ces 1000 euros, les familles ne les ont pas pour payer le loyer à la fin du mois, ça crie vengeance. Là encore, il serait beaucoup plus sensé de ne pas attendre que les problèmes s’enkystent et d’adopter une attitude proactive de prévention. J’ai remis deux rapports sur la pauvreté au cours de mes mandats : avec dix ans d’écart, l’évolution est consternante, par exemple en termes de nombre de familles concernées par la médiation de dettes – ce qui se traduit dans des difficultés de payer les frais scolaires des enfants, de leur offrir des loisirs actifs de qualité ou des vacances.
P.J. : Cette faiblesse politique de la prévention, l’avez-vous constatée également en matière de drogues ?
Oui, il n’y a hélas pas de raison que ce sujet échappe à cette tendance générale. Je n’ai jamais eu à me positionner sur un axe répression-réduction des risques : ce n’est pas mon job. Mais j’ai dénoncé à plusieurs reprises sur la question des drogues en milieu scolaire des légèretés d’une telle ampleur que je ne m’attendais pas à les rencontrer. On a parfois l’impression que le sujet est moins envisagé sous l’angle de la santé que du positionnement scolaire : certaines écoles organisent des descentes de police chaque année et s’en servent comme argument promotionnel pour attirer les parents. On en a vu d’autres – et parfois les mêmes – organiser des fouilles systématiques de tous les sacs des élèves… On sait que ces pratiques ne fonctionnent pas, sont totalement contre-productives au niveau pédagogique et que là encore, les écoles sont touchées de manière différente en fonction de leur indice socio-économique.
Je suis persuadé qu’il faut essayer de trouver l’équilibre entre, d’une part, l’amélioration des conditions de vie, qui réduirait les besoins des jeunes de recourir à des produits qui les aident à s’échapper et, d’autre part l’acceptation de cette consommation, non pas comme une fatalité, mais comme une réalité qui a trop longtemps été cachée et qui ne disparaîtra pas. Faisons en sorte de diminuer les événements traumatiques que les jeunes rencontrent tous les jours, ouvrons la parole le plus possible pour permettre que s’expriment les difficultés, et qu’elles soient prises en compte, invitons les jeunes à participer et à être partie prenante de la société : tous ces facteurs combinés permettront certainement de réduire les occurrences de consommation problématique, mais cessons de vivre avec l’horizon d’un monde sans drogue.
Pour en revenir à la situation actuelle, il est théoriquement plus difficile d’exclure des élèves d’une école qu’il y a quinze ans, notamment pour faits de drogue. Mais en réalité, les balises telles que les contrats pédagogiques ou d’accrochage ne constituent très généralement que l’antichambre de l’exclusion. Cette politique d’exclusion va beaucoup trop loin quand on sait que, objectivement, aucune école ne peut dire qu’elle est à l’abri.
Il y a une légèreté dans le traitement de la question des drogues dans les écoles, qui est proprement hallucinante et c’est hélas un phénomène qu’on peut constater sur toutes les questions liées à la santé. La question de l’état des toilettes dans les écoles en est probablement une des illustrations les plus tragiques.
P.J. : Que préconisez-vous pour remédier à cette situation ?
Il y a évidemment un biais dans mes interventions : le job du Délégué, c’est de pointer et de dénoncer les dysfonctionnements institutionnels plus que de saluer les initiatives positives. Mais chaque fois que j’ai pu le faire, j’ai encouragé des projets de développement de compétences, de participation active, d’expression des élèves.
Ce biais mis à part, il faut pouvoir l’affirmer : en matière de prévention et de promotion de la santé dans les écoles, on est très mauvais. Alors, oui, il y a des progrès, mais ils sont incroyablement lents. Or, on réalise que sur des aspects comme la prévention, la santé mentale, les toilettes, quand un projet est élaboré de manière participative, non seulement le point concerné s’améliore, mais le contexte général de l’école s’améliore également.
La sortie du Covid a été particulièrement révélatrice de cette faiblesse de la logique de prévention. Plutôt que de travailler sur les compétences des jeunes à résoudre et à atténuer collectivement, avec un encadrement bienveillant d’adultes, les difficultés auxquelles ils avaient été – et étaient encore – confrontés, on les a laissés à eux-mêmes, et on a rajouté des matières, du stress, de l’obsession de la performance et du résultat. On aurait certainement évité les engorgements des services de pédopsychiatrie qu’on connaît actuellement si on avait adopté une autre logique.
De manière générale, je sors de mon mandat avec une très grande inquiétude relative à l’école. Le taux de décrochage est en augmentation exponentielle et il serait trop facile d’attribuer le phénomène au confinement, qui sert beaucoup trop souvent de bouc émissaire : les chiffres augmentaient déjà très régulièrement au préalable. Ce n’est pas le Covid qui a créé les problèmes de santé mentale, de décrochage et de malaise à l’école : ça a été un accélérateur, mais pas la cause première.
Je suis intimement persuadé que nos petits enfants ne connaîtront plus le modèle scolaire qui existe depuis des générations. Je ne sais pas quelle forme va s’imposer, mais ça ne peut plus durer comme ça. Je crois que dans une ou deux générations on n’aura plus l’ensemble des élèves dans une classe au même moment – on le voit déjà à l’université où la présence en auditoire est devenue l’exception ; on mélangera beaucoup plus des matières d’« intelligence abstraite » avec des formes d’intelligence musicale, culturelle, sportive, etc. À cet égard, le tronc commun, bien nécessaire, arrive déjà avec beaucoup de retard.
P.J. : À titre personnel, quels sont vos projets d’après mandat ?
Il y en a plusieurs, mais il y en a un que je voudrais évoquer ici : j’ai un contrat avec la Renaissance du Livre pour écrire sur l’exercice de l’autorité contemporaine. C’est une question qui m’a toujours passionné. Le vrai défi, pour moi, c’est celui-là : on se rend bien compte que les schémas d’autorité du siècle passé sont devenus inopérants. Les familles sont désormais amenées à bricoler des schémas différents, avec de très grandes inégalités de ressources pour ce faire.