Édito : la consommation qui vient

octobre 2022

En octobre 1996, sortait le premier numéro de ce qui s’appelait alors les Cahiers de Prospective Jeunesse, avec un dossier consacré aux « pratiques judiciaires en matière de consommation de produits illicites ». Que d’encre a coulé sous les ponts : nonante-neuf numéros et plus de six cents articles plus tard, vous tenez en main le centième numéro de Drogues, Santé, Prévention, qui demeure la seule revue consacrée aux questions de prévention et d’assuétude en Belgique francophone et pourrait à bon droit traiter de la même question que le premier de ces cent numéros, avec des conclusions vraisemblablement toujours aussi cinglantes qu’à l’époque.

Nous ne voulions toutefois pas faire de cet anniversaire un moment d’autocélébration ou de retour historique. Au contraire, nous avons souhaité l’ancrer fermement dans l’avenir. Pour ce faire, nous avons décidé de nous saisir de l’occasion offerte par la parution en 2022, aux Éditions du Seuil, de La société qui vient. Sous la direction de Didier Fassin, cette somme de savoir, qui réunit pas moins de 64 chapitres et autant de signatures prestigieuses, examine les grandes tendances susceptibles de façonner le monde de demain sur des sujets aussi divers que la mobilité, la démocratie, la mondialisation, la santé, etc. Ni état des lieux ni exercice de futurologie, le livre voudrait constituer une interrogation critique sur notre temps pour anticiper la société qui vient.

Dans cette interrogation, la question de la consommation de produits psychotropes ne fait pas l’objet d’une entrée spécifique. Qu’à cela ne tienne : l’ambition du présent numéro est de tenter d’ébaucher ce qu’auraient pu être les lignes de force d’un chapitre « Drogues » de La société qui vient.

Pour ce faire, nous avons choisi de donner la parole en priorité aux pratiques de terrain pour visibiliser les tendances qu’on peut y observer. Celles-ci sont contrastées : du côté positif, évoquons la prise en compte beaucoup plus importante qu’auparavant des dimensions de genre, comme en témoigne l’article consacré au film Le cri des coquelicots de l’asbl Dune ; la créativité infinie du travail social avec les personnes usagères – et notamment l’émergence d’un travail social clandestin –, dont témoigne Kris Meurant (Transit) ; des pratiques novatrices comme celle de l’autodévoilement effectué par Jean-Sébastien Fallu pour apporter une réponse individuelle concrète à la stigmatisation qui pèse encore de manière extrêmement douloureuse sur les personnes consommatrices ; les pistes évoquées par Christine Barras pour appréhender de manière constructive la question épineuse des consommations au travail.

Du côté négatif, le plateau n’est pas moins lourd : la faiblesse insigne des politiques scolaires de prévention et de promotion de la santé dénoncée par Bernard De Vos, qui se refuse à mettre sur le dos du Covid l’aggravation des difficultés de santé mentale chez les jeunes ; la saturation des services d’aide aux personnes usagères, qui rend de plus en plus épuisant le travail desdits services ; et, de manière générale, l’exacerbation de la violence sociale qui pèse en particulier sur les secteurs de l’aide aux personnes.

Se dégage au total l’image polarisée de secteurs (prévention des assuétudes et aide aux personnes consommatrices) à la fois créatifs, réactifs et innovants travaillant dans un contexte qui leur est de plus en plus hostile et ayant à affronter des situations de plus en plus inextricables.

Nous vous donnons rendez-vous dans vingt-cinq ans pour fêter le numéro 200 de Drogues, Santé, Prévention, et tous les trois mois d’ici là.