L’autodévoilement contre la stigmatisation

octobre 2022

Jean-Sébastien Fallu est docteur en psychologie et professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal. Lors d’un colloque scientifique de 2019, il a décidé de « s’autodévoiler » comme personne consommatrice de drogue. Il a réitéré cette « révélation » dans la revue « Libertés » en 2022. Cet entretien offre l’occasion d’opérer un retour sur cet autodévoilement et sur le caractère fondamental de la stigmatisation en matière de santé publique. Propos recueillis par Edgar Szoc

« Ce qui est capital, c’est de comprendre que la stigmatisation constitue un déterminant social de santé. »

« On commence seulement à voir au théâtre ou dans les séries télévisées des personnages qui consomment du cannabis, sans que cet élément constitue une pierre angulaire ou même un élément de l’intrigue. »

Prospective Jeunesse : Quelle a été la goutte d’eau qui vous a incité à cet autodévoilement ?

Il y a eu plusieurs gouttes ! Mais la plus importante, c’est sans doute la prise de conscience des effets délétères de la stigmatisation des personnes consommatrices de drogues. Réaliser à quel point plusieurs des problèmes (manque de financement, d’écoute, de considération, d’appui populaire et politique) constatés par les associations et les structures qui travaillent dans le domaine découlaient foncièrement de la stigmatisation des personnes consommatrices. C’est un élément qui m’a frappé lors de cette conférence de 2019 – qui suivait d’ailleurs de six mois une autre conférence, sur la réduction des risques, lors de laquelle Carl Hart avait lancé une « injonction » à sortir du placard.
On parle de plus en plus de l’importance des représentations sociales pour le changement social. Les personnes appartenant à différentes minorités ne se sentent ni représentées ni incluses. Cette question des représentations sociales est problématique en général, mais dans le cas des personnes consommatrices de drogues, elle l’est éminemment : tout ce qu’on a comme représentation dans l’espace public et médiatique, c’est la déchéance, la dépendance, la pathologie, la déficience morale alors même qu’on sait que la réalité est infiniment plus diverse. La consommation concerne toutes les catégories sociales !
Dans ma vie personnelle et professionnelle, j’ai également compris à quel point cette stigmatisation était répandue, nocive et délétère et qu’elle constituait même un déterminant social de santé – pas seulement pour les personnes consommatrices de drogues. Cette stigmatisation nuit même aux intentions positives ou bienveillantes – la volonté de changer les comportements – qui coexistent avec elle. Et puis, j’arrive maintenant à 18 ans de carrière comme professeur : je suis nommé et je sentais que ma crédibilité était suffisamment établie pour qu’on ne puisse pas me discréditer sur cette seule base. Je n’aurais sans doute pas fait la même chose il y a 10 ans et encore moins en début de carrière.

P.J. : Souhaitiez-vous initier un mouvement quand vous avez effectué cette « sortie du placard » ?

La réponse est oui et non. Non, car à l’exception des professeurs d’université, la situation reste extrêmement délicate pour beaucoup des professions que j’évoque dans l’article que j’ai écrit sur le sujet pour la revue Libertés : juges, mandataires politiques, avocat.es, agent.es de police et même dans beaucoup d’entreprises privées. Oui, car j’aurais espéré que d’autres professeurs d’université le fassent, notamment parce qu’en matière de recherche, je suis agacé par la séparation entre personnes chercheuses et personnes consommatrices, alors même qu’on sait qu’il y a dans la recherche de nombreuses personnes qui sont également consommatrices. Il y a eu quelques petits signes dans ce sens mais certainement pas une vague, à laquelle je ne m’attendais d’ailleurs pas.

P.J. : Quelles ont été les réactions à cet autodévoilement ?

Dans la très grande majorité des cas, elles ont été très positives, bien au-delà de ce que j’avais anticipé – non seulement en termes quantitatifs, mais également qualitatifs, notamment de la part d’étudiant.es. Même sur les réseaux sociaux, qui ne sont pas caractérisés par leur bienveillance, il n’y a quasiment pas eu de commentaires négatifs. J’ai également reçu beaucoup d’invitations à donner des conférences sur le dévoilement et la stigmatisation, ce qui constitue une pratique relativement nouvelle pour moi.
Mon premier coming out avait entraîné énormément de réponses positives mais dans un cercle encore relativement restreint qui était celui de mes réseaux sociaux. Après la parution de l’article dans Libertés, j’ai été interrogé par un quotidien à gros tirage (La Presse). L’information est alors sortie de ce cercle restreint, mais les commentaires sont restés très largement positifs. Le journaliste qui a publié l’article m’a transmis les réactions qu’il a reçues – et qui sont très largement positives.
Sur le plan très personnel, ma mère, qui n’ignorait rien de ce qui figurait dans l’article, n’a plus pu vivre dans le tabou et cacher cette réalité à ses ami.es et à la famille.

P.J. : Ce dévoilement a-t-il nui à votre crédibilité scientifique ?

Je le ressens peu : les recherches montrent clairement que la pénalisation est une voie nocive. Les faits sont de mon côté. Certes, je plaide pour ma chapelle, mais c’est une chapelle très étendue, surtout si l’on inclut les personnes qui consomment de l’alcool. C’est pour cette raison que ma démarche s’inscrit dans une perspective de « Diversité, équité, inclusion » : je prétends tout simplement avoir le droit d’exister.
Quant à la question du manque d’objectivité, les gens étudient rarement un sujet de manière complètement détachée : nous avons toujours une posture idéologique. J’ai des collègues anti-drogues qui étudient les méfaits de la drogue. La même critique pourrait s’adresser à eux. Enfin, il va de soi que je fais la différence entre mes opinions et mes recherches.

P.J. : Pour en venir à la question de la stigmatisation, en quoi le caractère légal ou illégal de la substance est-il déterminant en la matière ?

La stigmatisation consiste à apposer une étiquette, à stéréotyper des personnes en fonction des normes juridiques et morales de la société. De facto, en interdisant des substances, on stigmatise les personnes qui en consomment. Il y a bien évidemment des comportements illégaux qui sont tolérés socialement (comme les excès de vitesse), mais il faut voir que la pénalisation des drogues s’inscrit en outre dans des décennies de propagande et de désinformation sur le sujet.
Ce qui est capital, c’est de comprendre que la stigmatisation constitue un déterminant social de santé. Des travaux l’ont montré depuis une dizaine d’années. L’étude pionnière est celle de Hazenbruler et al. , « Stigma as a Fundamental Cause of Population Health Inequalities », dans l’American Journal of Public Health. Les auteurs arrivent à cette conclusion que la stigmatisation constitue un déterminant social de santé en fonction de trois critères : la stigmatisation influence plusieurs facteurs de risque chez un nombre substantiel de personnes ; elle limite ensuite l’accès aux ressources qui peuvent être utilisées pour réduire les risques ou minimiser les conséquences de la maladie ; elle est enfin fortement reliée aux inégalités de santé à travers le temps et l’espace.
Les auteurs vont même jusqu’à déclarer que la stigmatisation devrait être ciblée en priorité par rapport aux inégalités de santé dans la mesure où si on n’intervient qu’au niveau des mécanismes (accès aux soins, accès au logement, etc.), le déterminant social qu’est la stigmatisation trouvera d’autres canaux pour agir et mener à de l’exclusion, de la discrimination, du stress, et donc des inégalités de santé. C’est un domaine qui est encore à approfondir, mais les premiers résultats sont particulièrement impressionnants.
Ces résultats concernent bien entendu toutes les sources de stigmatisation et pas seulement la question de la consommation de drogue, mais des études plus spécifiques, ne portant que sur la stigmatisation des personnes consommatrices de drogue, ont montré des impacts très clairs sur l’accès aux soins de santé et aux services sociaux, via une forme d’autostigmatisation, mais aussi par le refus de soins et d’aide de la part de ces mêmes services. C’est d’ailleurs le premier argument qui a été mis en avant par la Colombie britannique pour mener sa politique de décriminalisation.

P.J. : L’autodévoilement constitue une réponse individuelle à cette problématique de stigmatisation. Que peut-on envisager en termes de réponses collectives ?

Ces pistes sont interdépendantes : il y a bien évidemment la question du langage, à la fois l’utilisation de termes non stigmatisants et ne traduisant pas des jugements de valeur, mais aussi sur le fond quant aux dangers de la consommation. Il y a évidemment aussi un enjeu d’éducation au sens très large, depuis l’école jusqu’aux campagnes médiatiques en matière d’information sur les drogues. Cet élément est évidemment lié à celui des politiques menées sur le fond : prohibition ou réglementation.
La question de la représentation est également centrale : on commence seulement à voir au théâtre ou dans les séries télévisées des personnages qui consomment du cannabis, sans que cet élément constitue une pierre angulaire ou même un élément de l’intrigue : ce n’est qu’une caractéristique du personnage parmi d’autres.
Il faut également rappeler que cadrer la dépendance sous l’angle exclusif de la santé ne participe pas nécessairement à la déstigmatisation : cela entraîne une forme de permanence et de fatalisme, qui peut augmenter la stigmatisation plutôt que de considérer le phénomène comme potentiellement changeant. C’est peut-être une étape nécessaire ou un passage obligé, mais elle ne doit pas constituer l’horizon : que le contrôle soit judiciaire, carcéral ou médical, il demeure paternaliste ! C’est un fait, la majorité des personnes qui consomment ne sont pas malades : dans cette mesure-là, le passage de la criminalisation à la pathologisation ne peut constituer l’aboutissement du processus.
Ceci dit, je tiens à préciser que ma perspective ne consiste pas à glorifier l’usage, mais à le normaliser dans une perspective de « Diversité, équité, inclusion » et je ne me prétends évidemment pas représenter toutes les personnes utilisatrices de drogue.