Interview de Thomas Orban, médecin généraliste, auteur avec Vincent Liévin de « Alcool, ce qu’on ne vous a jamais dit »
La parution du livre de Thomas Orban, « Alcool – Ce qu’on ne vous a jamais dit », a fourni l’occasion de mettre la question des consommations, et en particulier de la « zone grise », sur la place publique. Cette mise en avant n’a hélas pas suffi à empêcher le détricotage politique de mesures validées par les experts dans le cadre de l’élaboration du Plan alcool.
Prospective Jeunesse : Avez-vous eu l’occasion d’observer une évolution de votre patientèle jeune ?
Thomas Orban : Les moins de 25 ans sont encore très minoritaires, mais bien plus nombreux qu’avant et il y a déjà beaucoup de patients âgés de 25 à 30 ans, qui viennent me consulter. Le fait qu’ils viennent est à la fois une bonne et une mauvaise chose. Bonne parce que ça indique qu’ils cherchent de l’aide et qu’ils en trouvent, mauvaise parce que ça signale des problèmes de souffrance liée à l’alcool (et très souvent à d’autres produits) chez des personnes très jeunes.
J’en profite pour signaler que, début janvier, sortira notre nouvel ouvrage coécrit à nouveau avec Vincent Liévin : « L’alcool sans tabous ». Il sera consacré – et destiné – spécifiquement aux 12-35 ans. Autant le premier, « Alcool, ce qu’on ne vous a jamais dit », constituait une somme de savoir que nous avons essayé de transmettre, autant celui-ci sera plus aéré, comportera de nombreux outils, tests relatifs à la consommation, QR codes renvoyant à des vidéos, etc. Il a été spécifiquement pensé pour – et avec – les jeunes : avant de se lancer dans l’écriture, Vincent Liévin et moi-même avons proposé le squelette, le titre et la couverture à une série de jeunes. Écrire un bouquin sur les jeunes sans les jeunes n’aurait en effet pas eu beaucoup de sens.
P.J. : De manière générale, avez-vous pu observer une évolution dans la composition de votre patientèle ?
T.O. : Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a désormais au moins une moitié de patients qui viennent d’eux-mêmes, sans être envoyés par un médecin ou un autre soignant : ils ont cherché de l’aide parce qu’ils n’allaient pas bien, parfois poussés par l’entourage. C’est sans doute le signe que la sensibilisation est plus présente qu’avant, et la preuve que les gens s’interrogent – ce qui va à l’encontre du cliché extrêmement répandu selon lequel, si ces gens ne vont pas bien, c’est parce qu’ils ne veulent pas aller mieux et qu’ils ne veulent pas s’en sortir. C’est faux : ils cherchent de l’aide et quand ils la trouvent, ils font la démarche. Et ce n’est pas une démarche facile : elle est souvent marquée par la honte et la culpabilité, en particulier chez les femmes. J’ajoute à ce sujet que la proportion de femmes en consultation est également en augmentation.
Dans le même ordre d’idée, il y a également une partie de la patientèle, qui vient plus tôt qu’avant, à un moment où il est plus facile de s’occuper du problème. L’enjeu majeur, c’est d’ailleurs la zone grise : une alcoolodépendance sévère, à peu près n’importe qui peut le diagnostiquer, mais c’est pour l’alcoolodépendance légère ou modérée qu’il y a un véritable enjeu. Et cette zone est grise dans le sens où la nuit, tous les chats sont gris : il s’agit de personnes qui ont un fonctionnement social et professionnel normal. Le commun des mortels, et même hélas de nombreux médecins ne sont pas capables de reconnaître et de diagnostiquer ce type d’alcoolodépendance.
P.J. : Avez-vous pu constater un effet Covid ?
Dans ma clinique, c’est une évidence : beaucoup de patients m’ont rapporté avoir basculé au moment du confinement. Leur consommation est devenue problématique, précisément à un moment où ils avaient beaucoup de mal à trouver de l’aide.
P.J. : Précisément, d’après vous, comment juger la formation des médecins en matière d’alcoolodépendance ?
La qualité de la formation initiale en la matière varie selon les universités, mais les protocoles de prise en charge demeurent très peu connus. Les médecins sont très curieux et intéressés par le sujet, mais le problème, c’est qu’ils sont très démunis : le manque de ressources et de financement est patent. Les consultations tabac sont remboursées – avec certes un nombre croissant de contraintes, mais pas les consultations alcool.
En termes de santé mentale, avoir une aide rapide, efficace et peu coûteuse relève du miracle. Les généralistes sont donc très souvent amenés à tout gérer tout seuls. D’une certaine manière, ils évitent même parfois de poser de questions relatives à l’alcool, parce qu’ils savent qu’ils trouveront peu de solutions disponibles.
En fait, il y a un manque d’engagement sociétal en matière d’alcool. On ne forme pas suffisamment les médecins, on ne leur donne pas suffisamment de soutien. Il y a eu une petite avancée pour les psychologues : les psychologues de première ligne sont remboursés dans différentes situations, dont l’alcool. Mais ça reste beaucoup trop peu.
P.J. : Comment évaluez-vous la réception qu’a reçue votre livre ?
J’ai été positivement surpris : je ne m’attendais pas un accueil aussi favorable, y compris de gens qui ne se considèrent a priori pas comme concernés. Je le dis souvent, on n’a pas besoin d’avoir un problème d’alcool pour avoir un problème avec l’alcool : les problèmes de santé les plus courants en Belgique ne sont pas sans lien avec la consommation d’alcool.
L’aspect non jugeant de ma manière de travailler, qui transparaît dans le livre, a permis d’ouvrir de nombreuses discussions. On sent que quelque chose bouge : je ne suis pas certain que ce livre aurait reçu le même accueil, il y a vingt ans. La sensibilisation avance, trop lentement sans doute, mais elle avance. À titre d’exemple, de plus en plus de gens connaissent les normes de l’OMS en matière de consommation, alors qu’il y a 25 ans, beaucoup de médecins ne les connaissaient pas.
« Ce qu’on fait par rapport à l’alcoolodépendance, on n’oserait jamais le faire en matière de cancer du sein ! »
« 80% de l’alcool acheté en Belgique l’est seulement par 20% des consommateurs. »
P.J. : Quel regard portez-vous sur le Plan alcool que vient de sortir le gouvernement fédéral ?
T.O. : La première chose à dire, c’est qu’il ne s’agit pas d’un plan alcool. Il s’agit d’une construction hypocrite : on manipule les gens en leur faisant croire qu’on fait quelque chose, alors qu’on ne fait rien. C’est encore pire que de ne rien dire et ne rien faire. Le comble, c’est le financement des cliniques alcool pour les jeunes, sur la base d’un projet mené à Anvers. C’est un non-sens : on ne fait rien en matière de prévention, mais on investit dans des politiques de traitement extrêmement coûteuses !
Quelque chose ne fonctionne plus dans notre processus politique : quand on voit la débauche de moyens et de temps passé en réunion pour aboutir à des propositions qui étaient intéressantes et validées par les experts, mais qui ont été détricotées par les partis, en particulier le MR et l’Open VLD, il est difficile de ne pas être dur.
Du côté des mandataires politiques, il y a d’une part une grande méconnaissance du dossier et une crainte d’avancer par rapport à une population qui reste très attachée au lien entre l’alcool et la fête : ils ont peur d’apparaître comme des tristes sires… D’autre part, la valeur dominante de nos sociétés, c’est la finance et pas la santé publique. On favorise donc un secteur économique au détriment de la santé – sans même se soucier des conséquences budgétaires gigantesques de l’alcoolodépendance.
Il faut rappeler que 80% de l’alcool acheté en Belgique l’est seulement par 20% des consommateurs. Continuer à dire qu’on défend le droit des gens à faire la fête est donc un mensonge éhonté. Bien sûr que la majorité de la population a une consommation à moindre risque ou peu nocive, mais la majorité de l’alcool acheté l’est par une partie de la population qui a une consommation à problèmes. Les politiques n’ont donc tout simplement pas fait leur travail de protection de la population.
Les experts ont évidemment mal réagi à ce détricotage, mais il est regrettable qu’il n’y ait pas plus de réactions publiques, quand on voit le nombre de personnes affectées par l’alcoolodépendance – sans même parler de leur entourage. Ce qu’on fait par rapport à l’alcoolodépendance, on n’oserait jamais le faire en matière de cancer du sein !