Dès ses débuts dans la vie, l’être parlant est divisé entre deux façons de se satisfaire, deux modes de « jouissance ».
La première dépend de la présence d’un objet réel et se modèle sur les premiers besoins du nouveau-né : il faut à ce dernier un objet réel – le lait – qui doit lui être apporté par un premier autre secourable, habituellement la mère.
La seconde voie est d’emblée limitée – et en cela toujours quelque peu décevante –, car elle passe par le langage et dépend donc d’un système symbolique qui s’imposera comme tiers : l’objet n’y est en ce cas plus un objet réel, il n’est plus qu’un semblant d’objet. Or, cette seconde modalité doit finir par l’emporter sur la première. C’est même le destin obligé de l’être parlant, lequel devra se contenter de cette satisfaction langagière, toujours en deçà de la satisfaction totale supposée perdue.
« La prévalence de la satisfaction limitée sur la satisfaction complète ne fait plus l’objet de l’assentiment collectif »
« Il lui devient alors insupportable que l’objet réel puisse venir à manquer. »
Mais comment se met en place cette prévalence ? On a l’habitude de penser que trois facteurs, le père, la mère et le sujet, suffisent, mais il nous faut ajouter un quatrième facteur. Premier facteur, la perte de la satisfaction symbiotique mère-enfant, ensuite la façon dont le tiers – le plus souvent paternel – contribue à faire accepter cette perte à l’enfant, enfin la manière dont l’enfant va consentir à ce que cette perte s’inscrive dans son psychisme ; mais il faut ajouter un quatrième facteur, la manière dont « l’autorité collective » – le social – soutient ce trajet, car c’est cet appui qui viendra donner – ou pas – sa légitimité à celui ou celle qui énoncera cette contrainte.
Dans les cas où la perte ne s’inscrit pas suffisamment, voire ne s’inscrit pas du tout, le sujet restera tributaire de l’exigence, qui peut aller jusqu’au ravage, d’une satisfaction sans limite. Ce seront alors des alternances de rapprochement et d’éloignement par rapport à l’objet réel de satisfaction qui vont organiser son existence, dès lors marquée par l’instabilité, les scénarios concrets étant en l’occurrence très diversifiés. C’est bien sûr ce que l’on devine à l’œuvre chez le toxicomane, mais c’est aussi ce que l’on peut supposer chez l’abandonnique ou même l’état limite.
La fonction structurante de l’interdit de l’inceste, comme interdit de maintenir la relation symbiotique entre mère et enfant, s’instaure donc au sein même du milieu familial et est à corréler avec la perte de la jouissance saturante qui doit s’inscrire chez tout sujet pour que parler en son nom propre lui soit possible. Dans le monde d’hier, c’était la mère qui assurait ce qu’il fallait de présence pour parer à l’immaturité du début de la vie, et c’était à la charge du père de fixer les limites à l’enfant – et à la mère. Amour sans condition de la part de la mère, amour sous condition de la part du père, cette polarité aidant l’enfant à en passer par la parole, en acceptant la modalité de satisfaction où jamais l’objet ne le comblerait entièrement. Mais aujourd’hui, cette différenciation des rôles a perdu sa légitimité suite au déclin du patriarcat, mais aussi avec l’incitation de plus en plus prégnante à jouir de l’objet de consommation produit par le néolibéralisme. Ce n’est alors plus que l’amour sans condition qui est resté au programme.
Même si l’on peut soutenir qu’il revient désormais à chacun des deux parents de faire accepter à l’enfant l’amour sous condition, il arrive de plus en plus fréquemment que, déterminés par cette nouvelle organisation sociale, les parents d’aujourd’hui manquent à cette tâche. S’ensuit « la disparition de l’évidence de l’être-parent[1] ». Comme ceux-ci ne trouvent plus dans le discours social ambiant ce qui donne sa légitimité à leur intervention, l’enfant peut échapper à la contrainte de perdre qui le constitue comme sujet désirant ; il croit même avoir « le droit » de rechercher une satisfaction sans limite. Il lui devient alors insupportable que l’objet réel puisse venir à manquer. Tel est l’archétype des divers comportements d’addiction, ou d’autres symptômes comme, par exemple, celui de l’obésité où la force pulsionnelle a pu échapper à ce que parler exige : elle est alors inévitablement reportée sur le corps, ce report « court-circuitant » littéralement la fonction tierce du langage.
La différence d’avec le monde d’hier, c’est que la prévalence de la satisfaction limitée sur la satisfaction complète ne fait plus l’objet de l’assentiment collectif. La première est récusée, au nom de ce qu’elle participe de l’organisation symbolique de l’ancien monde et la seconde est incitée à rester active, voire invitée à devenir prévalente, aidée en cela implicitement par tout ce que permettent aujourd’hui la technologie et le numérique.
Mais alors, la possibilité de soutenir un désir s’en trouve affaiblie, sinon même devenue hors de portée. Voilà pourquoi, dans notre société contemporaine, on doit constater que la dimension « incestueuse » de la relation mère-enfant perdure plus facilement qu’hier. Rappelons que par-là, nous ne visons pas un quelconque passage à l’acte sexuel, mais un certain type de proximité, de symbiose, de collage, que je nommerai « inceste psychologique » qui fera d’emblée objection à la perte qu’exige la mise en place du désir.
Ainsi sommes-nous souvent amenés à devoir aujourd’hui reconnaitre un tel vœu là où il est à l’œuvre, c’est-à-dire un peu partout : dans le fait que la temporalité n’a plus sa place, dans le refus de tolérer la distanciation entre la mère et l’enfant, dans la volonté d’éviter ce qu’implique la condition d’être-de-parole, dans l’exigence d’obtenir toujours une réponse saturante, dans la nécessité de donner une solution à tout problème, dans l’urgence aujourd’hui revendiquée à tour de bras, dans l’exigence de réponse immédiate, dans le tout tout de suite généralisé…
Manière de dire que l’exigence d’immédiateté que l’on rencontre de plus en plus souvent en clinique n’est qu’une des facettes de la façon dont l’inceste se trouve aujourd’hui favorisé. Et c’est ce même inceste qui fera objection à ce que se développe la temporalité. On comprend ainsi également l’habituelle distinction que l’on fait lorsqu’on avance : la mère c’est l’espace, le père, c’est le temps.
S’il fallait ici évoquer les pistes possibles pour contribuer à aider ceux qui le souhaitent à redonner un peu de place à la temporalité, il n’y aura qu’à penser comment dans le transfert un sujet peut réhabiliter ce fonctionnement du temps. C’est en prenant appui sur cet Autre qu’il rencontre qu’un sujet peut redonner sa place juste à la distance qui lui a toujours paru impossible à soutenir, à la perte qu’il a toujours pu éviter d’inscrire en lui.
Terminons ce (trop) rapide survol de la question en ajoutant que le fonctionnement néolibéral de notre société se charge à tout instant de promouvoir et de rendre accessible cet objet dont je viens de rappeler qu’il s’agit de consentir à sa perte. Ceci fonctionne donc – on ne peut que le constater – à l’encontre de ce qui s’avère nécessaire pour faire accéder un sujet au désir. C’est ainsi plutôt l’antidote à ce dernier qui est valorisé via la consommation débridée prônée par notre discours sociétal et ceci n’aide aucunement tous ceux – qu’ils soient parents, éducateurs, enseignants, soignants … – qui ont la charge de soutenir ce trajet pour ceux qui s’adressent à eux.
C’est néanmoins bien en se constituant lieu d’adresse pour l’addicté que celui-ci peut retrouver le chemin de son désir.
[1] GADEAU L., La parentalité désorientée, mal du XXIème siècle, Yapaka.be, 2021, p. 21.