Une interview de Catherine Markstein – médecin et fondatrice du réseau Femmes et Santé – par Caroline Saal.
Nous étions deux femmes médecins, Mimi Szyper et moi, et notre réflexion s’est développée en parallèle à un ras-le-bol du paternalisme hospitalier. Le milieu hospitalier est un microcosme très fort hiérarchisé, peu démocratique, voire autoritaire. Tout en bas, se trouvent les patients. Viennent les infirmières, puis les médecins. En haut, il y a les chefs de service, qui sont très majoritairement des hommes. Mimi et moi voulions sortir de ce microcosme, travailler à un projet qui corresponde plus à nos valeurs. J’avais 49 ans, je travaillais dans un service de soins palliatifs. Dans ce domaine, la personne est beaucoup plus au centre du processus de soins, c’était déjà une petite révolution à l’hôpital. J’ai beaucoup souffert cependant des résistances et des projections très péjoratives sur notre travail. Accompagner des personnes atteintes d’une maladie incurable était perçu par certains comme de la charité de bonnes sœurs. Ce dénigrement de notre travail était vraiment vexant et très lourd. Les soins palliatifs, le traitement de la douleur ne sont pas une sous-catégorie de la médecine mais un domaine très développé. Il faut le prendre très au sérieux. Contrairement au cliché, la médecine n’est pas que la guérison. Elle n’est pas toujours possible. Longtemps la pratique médicale a négligé les autres voies. Le soulagement, l’accompagnement, la perspective d’affaiblir la douleur, de diminuer des symptômes entravant la qualité de vie des malades, sont des piliers de la pratique médicale.
Dans les années 70’, en Europe, en Amérique latine et aux États-Unis, naît un mouvement contestataire, qui s’inscrit dans le mouvement de libération des femmes, Le mouvement pour la santé des femmes. L’autodétermination, la valorisation des compétences, des pratiques et des connaissances propres des femmes étaient au cœur. Ce mouvement privilégiait une culture de transmission horizontale à un enseignement vertical. Il nous avait marquées. Nous en ressentions des influences dans notre pratique, dans notre rencontre avec l’autre personne. Nous étions autour de la cinquantaine et nous nous intéressions à la surmédicalisation des cycles de vie. Cette période est appelée communément la ménopause. Ce terme est lié à sa médicalisation : je n’utilise plus jamais ce mot qui évoque un arrêt, un stop, une fin. Or il s’agit juste de nos dernières règles. Ca ne regarde personne. Nous étions révoltées de cette surmédicalisation.
Nous avons décidé de mettre en place des groupes de femmes, pour qu’elles puissent donner leur réponse par rapport à cette surmédicalisation. Comment vivent-elles les choses ? Que représente cette période pour elles ? C’est une adaptation tout à fait physiologique du corps, une période un peu chaotique, mais c’est une transition stimulante, la recherche d’un nouvel équilibre. Toute la vie est faite de changements physiologiques : l’adolescence, la grossesse, l’allaitement… Médicaliser, donner des médicaments, dont certains se sont avérés extrêmement dangereux, ressemble à gaver les femmes en menaçant les récalcitrantes : « si vous ne faites pas ça, vous n’êtes plus une « vraie » femme ». Beaucoup de médecins et de firmes pharmaceutiques lient toujours ces changements physiologiques à une sorte de maladie déficitaire. Une transition physiologique n’est pas une maladie. Entre outre, la traiter comme telle vulnérabilise les femmes. Elles sont dépossédées de la confiance dans leur corps, du savoir concernant ses changements. Plutôt que de remplir l’espace avec des prétendues informations, très construites sur ce que doit être un corps de femme, sa vie, sa sexualité, nous avons choisi de nous taire et de donner la parole aux participantes. Nous faisions de l’input de temps à autre, mais pas celle des firmes pharmaceutiques ni des médias féminins. Nous déconstruisions les manipulations aux visées commerciales, nous expliquions les changements hormonaux. Par leurs échanges, les participantes répondaient à leurs propres inquiétudes : « Vais-je encore être séduisante ? Comment mon corps va-t-il changer ? »
Dans nos groupes de femmes, elles se réappropriaient ces savoirs facilement puis la parole s’ouvrait sur cette période pas facile, mais importante pour la construction d’une nouvelle identité. De sexualité, d’amour, de travail, nous déviions sur des sujets politiques : la violence reflétée dans les médias, la pollution, le bruit, le monde scolaire… Progressivement, ces femmes de 50 ans se sont dit qu’elles n’allaient pas rester entre elles. Elles observaient ce que les gynécologues disaient à leurs filles, elles voulaient partager leur réappropriation de leurs corps avec de plus jeunes générations. Et ça, c’est la belle histoire de Femmes et Santé. Dans le groupe intergénérationnel, il y avait des jeunes femmes qui proposaient d’autres activités : un groupe de contraception hormonale, un groupe sur l’hygiène menstruelle, un groupe sur l’auto-examen gynécologique, etc. Je voulais sortir de la médecine préventive terriblement basée sur la peur, de fausses promesss ainsi que sur l’idéologie du risque zéro, et proposer aux femmes la promotion de la santé : comment garder mes seins, mon corps, mon périnée, en bonne santé ? Sont apparus les ateliers créatifs de la santé. Ensuite, le ministère nous a donné la mission de créer une plateforme, de plaidoyers, de revendications. La naissance de Femmes & Santé date de l’automne 2004. Or il faut une renaissance du mouvement de la Santé des femmes, qui tienne tête à cette médecine des appareils, à la biomédecine qui veut contrôler et dominer notre corps et nos cycles de vie pour des raisons économiques.
Tout à fait ! On a peur et on nous fait peur. Nous croyons, nous apprenons à croire que, dès le départ, notre corps est fragile, potentiellement malade, imparfait face aux critères de beauté, invalide à certains moments. Inadapté ! Malheureusement, en Europe, cette représentation se transmet souvent de mère en fille.
Effectivement, la santé est souvent présentée comme un ensemble de prescriptions à suivre pour ne pas tomber malade. Nous avons fonctionné par le travail en réseau. Dès le départ, Femmes et Santé a travaillé avec les grandes associations de femmes, surtout Vie féminine et les Femmes Prévoyantes Socialistes, mais aussi avec des plannings, avec certaines maisons médicales. Nous avons présenté notre approche à des maisons de quartiers, à des associations. Nous nous sommes intégrées, nous avons créé les contacts.
Nous avons aussi créé collectivement un référentiel expliquant nos ateliers1, pour que les femmes puissent l’utiliser en autogestion totale, sans spécialiste, sans expert. Nous voulions qu’avant le recours à la consultation médicale, les femmes, organisées entre elles, se sollicitent, s’échangent des informations, des idées, fonctionnent en réseau. Il y a des très belles expériences de ce type, des groupes existant depuis 20 ou 30 ans. Les femmes issues du Maghreb ont fort développé cet échange. C’est très fort, c’est extraordinaire, il faut absolument valoriser et travailler ça. Cette valorisation est très difficile, parce qu’en action communautaire, la première prescription est l’apprentissage du français langue étrangère pour ces femmes. Oui, ça contribue à leur émancipation, mais il ne faut pas le faire en dévalorisant leurs apports et leurs connaissances. Il ne faut pas mettre un couvercle sur leur approche.
En donnant le pouvoir d’agir ! Ce n’est pas une question individuelle, c’est une question collective. Tout le référentiel d’auto-santé est construit pour augmenter la confiance en soi, mais aussi pour partager avec les autres. C’est l’empowerment le plus basique. Le groupe est là pour échanger. Une personne exprime un ressenti et, immédiatement, quelqu’un dans le groupe va réagir en miroir : « moi aussi, ça m’arrive ». Se sentir reconnu et compris est le fondement de toute thérapeutique. Toute femme a des connaissances, même si nous en sommes déjà très coupées. Nos mères, nos grand-mères nous ont transmis des choses. Si on rassemble tous ces apports, il ya un grand bol de savoirs qui se crée, se compose dans chaque groupe. Bien sûr, quand on est malade, on va chez le médecin. Il est là pour ça. Mais nous devons nous réapproprier notre santé. Elle nous appartient.
Premièrement, je pense aux discriminations en action communautaire, par rapport aux savoirs et aux compétences des femmes. Certains véhiculent des préjugés que les femmes originaires du Maghreb veulent échapper au contrôle médical en appliquant des remèdes. La société occidentale n’a plus l’habitude de cette santé : ici, tout est contrôlé et l’enfant doit être vu souvent. Il y a des statistiques, des protocoles, et si l’enfant ne correspond plus à ces protocoles, alors on va l’examiner, le traiter … Certaines femmes veulent échapper à cette surmédicalisation, et la non-connaissance du français les fragilise, les expose plus à la prescription médicale. On ne fait pas venir un traducteur ou une traductrice, le médecin se fait un jugement complètement subjectif, et la femme ne peut pas placer un mot. Dans une pratique médicale vraiment participative, démocratique, inclusive, la parole de la personne est extrêmement importante, elle fait entièrement partie du traitement.
Plus largement, le racisme est prégnant. Il existe beaucoup de projections très péjoratives, formatées sur des catégories de femmes. On projette sur les femmes afro-descendantes qu’elles sont comme ci, comme ça, qu’elles supportent mieux l’accouchement, qu’elles ont moins de douleurs ou plus de douleurs, qu’elles sont plus naturelles. On « suggère » souvent un examen gynécologique aux femmes réfugiées. C’est presque une stratégie hygiéniste vis-à-vis de celles qui arrivent sur le territoire. Cet examen est très souvent pratiqué par des hommes, à contre-pied des habitudes dans d’autres cultures, et ça peut faire peur à une femme qui arrive dans un pays différent du sien. Or l’examen pourrait être très facilement exercé par une infirmière ou bien par une sage femme. Ensuite, on leur conseille souvent une contraception chimique, parce qu’on ne veut pas que ces femmes « fassent des gosses et encore des gosses ». Dans le passé, les femmes étrangères ont été soumises à des examens forcés. Nous savons, par exemple, que, encore dans les années 1970, à la Réunion, des médecins français, dans un élan de politique nataliste, pratiquaient sur les habitantes des stérilisations sans leur consentement. Dans notre beau pays aussi, il y a des dérives. Il faut vraiment faire très attention. Privilégions de demander par exemple d’envoyer des infirmières ou bien des sages femmes parler avec ces femmes migrantes, la présence d’un traducteur ou d’une traductrice, de travailler en groupe. Le groupe permet de se sentir plus en sécurité et non seules face à l’autorité médicale, qui représente un pays qui fait un peu peur. La discrimination est souvent très subtile, difficile à détecter. Mais il y a des préjugés qui circulent. Il faut les combattre.
Enfin, il est heureux que la charge mentale soit plus présente dans le débat public. Les conditions de vie des femmes ainsi que l’inégalité de la répartition des tâches domestiques ont des impacts directs et indirects sur la santé. Gardons le souci des autres, mais il doit être partagé de manière émancipatrice.
Catherine Markstein continue à transmettre ses regards critiques sur les pratiques médicales envers les femmes et sur les chemins de libération dans une conférence gesticulée, inspirée par celle de Frank Lepage. « Je voulais être dans la transmission, raconter ce que j’ai vécu, être en contact avec la génération qui va me suivre. »
Plus d’infos sur
1. Référentiel Auto-santé des femmes, publié par Femmes et Santé, le Monde selon les Femmes et la Fédération des Centres Pluralistes de Planning familial. Il est disponible au prix de 8 euros auprès de ces associations.