Les filles agissent-elles différemment des garçons face à la légalité ? Pourquoi les garçons constituent-ils l’écrasante majorité des mineurs déférés au tribunal ? Arthur Vuattoux (1) s’est intéressé à la manière dont les institutions judiciaires perçoivent les délinquances adolescentaires et … influent sur un traitement différent des garçons et des filles face à la légalité².
La justice des mineurs est l’héritière, en France, des politiques publiques de l’après Première guerre mondiale, avec la nécessité de protéger et de sanctionner (en éduquant) les mineurs en difficulté. Ce paradigme mêlant protection, éducation et répression est incarné par le juge des enfants, qui juge tant en assistance éducative (mineurs protégés) qu’au pénal (mineurs poursuivis pour des crimes ou délits). Les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, l’institution publique en charge de l’éducation spécialisée de ces jeunes, sont également mobilisés, y compris au tribunal où ils interviennent en amont de la présentation devant le juge, pour évaluer, prendre des renseignements sur les jeunes, leur personnalité, leurs conditions de vie. Cette justice, considérée comme davantage « personnalisée » que celle des adultes, intègre différents moments de diagnostic, de qualification et de décision basés sur la personnalité des mineurs. L’objet de mon travail de terrain, mené au début des années 2010, consistait à comprendre en quoi cette personnalisation des procédures pouvait être perméable à des rapports sociaux des plus communs, basés notamment sur le genre.
Les questions qui se posaient alors étaient de plusieurs ordres : Comment une institution, dont l’objectif premier est de dire et d’appliquer des règles de droit, produit-elle ses jugements ? Les jugements produits sont-ils perméables à des normes extérieures à l’institution, mais prédominantes dans la société, à l’instar des normes de genre qui tendent à construire des figures différenciées de l’adolescence masculine et féminine, et des déviances associées ? Dans quelle mesure la justice produit-elle des formes d’arbitraire liées à la seule appartenance de genre des justiciables ?
Un tel questionnement implique, pour mieux définir le problème, de le situer au sein des controverses existantes en la matière. Le genre peut être défini, si l’on suit Eleni Varikas, comme « une grille de lecture, une manière de penser le monde et le politique à travers le prisme de la différence des sexes³» . Travailler sur le genre implique donc de travailler sur des divisions propres au monde social, et notamment sur la division des individus en deux genres distincts et naturalisés, c’est-à-dire construits comme s’ils étaient fondés en nature (comme si, par exemple, les hommes étaient réductibles à des hormones, ou au fait de posséder une anatomie dite masculine).
Dans le domaine de la justice, et plus singulièrement dans celui de la prise en charge judiciaire des adolescents, la question qui se pose est celle des déterminants genrés de la déviance : les filles agissent-elles différemment des garçons ? Pourquoi les garçons constituent-ils l’écrasante majorité des mineurs déférés au tribunal ? Les filles sont-elles « moins » délinquantes ?
On a identifié trois réponses possibles à ces questions. La première réponse n’est plus vraiment défendue dans le champ académique, mais persiste à orienter le sens commun et certains discours : c’est l’idée selon laquelle les différences observées dans la déviance des filles et des garçons sont fondées en nature. Les filles auraient tendance à contester l’ordre social et familial (contestation considérée comme typique de l’adolescence) par des formes de protestation intimes et légales (rejet parental, adoption de codes vestimentaires spécifiques), alors que les garçons protesteraient plus ouvertement, dans l’espace public, notamment en commettant des vols ou des violences les amenant devant le tribunal. Ces formes de protestations bien différenciées renverraient à une question de biologie, une question d’hormones, pourtant battue en brèche par les recherches les plus récentes4.
L’autre approche consiste à faire de ces « différences » une question de socialisation : les déviances féminines et masculines seraient en fait le fruit d’une socialisation différentielle. Ainsi, les filles seraient davantage habituées, par leurs parents ou par l’école, à respecter les règles sociales et seraient globalement écartées de l’espace public et des conduites à risques (en tout cas celles qui mènent à des réponses pénales). Les garçons, quant à eux, seraient plus libres d’agir, et par conséquent plus facilement amenés à dévier des règles sociales.
Si certains éléments de l’approche par la socialisation semblent pertinents, et ont été démontrés par de solides enquêtes, il convenait d’explorer une troisième voie, souvent sous-estimée. Cette troisième approche consiste à voir dans l’institution un lieu de production des normes sociales, y compris celles qui construisent les identités des filles et des garçons. Les normes de genre, et la représentation selon laquelle les filles et les garçons ne dévient pas de la même façon des normes sociales seraient en partie produites par les institutions du contrôle social.
La mise en perspective de quelques données chiffrées invite à suivre cette piste : parmi les mineurs arrêtés par la police, 17% sont des filles. Au tribunal, on ne recense plus que 10% de filles parmi les adolescents jugés. Au terme de la chaine pénale, dans les mesures de privation de liberté, elles ne sont plus que 7 %5. Autrement dit, les filles, qui représentent près d’un délinquant arrêté sur cinq, disparaissent ensuite de la chaine pénale, en étant soit relaxées (ou non poursuivies), soit prises en charge en assistance éducative (donc protégées par la justice). L’institution joue donc bien un rôle dans la manière dont sont organisées les carrières déviantes des filles et des garçons, et donc sur les représentations de la déviance afférentes.
Afin d’approfondir cette hypothèse, l’enquête a consisté en une ethnographie de deux tribunaux pour enfants français, et s’est basée sur l’observation d’audiences durant une année, sur la réalisation d’entretiens avec les professionnels de la justice (magistrats et éducateurs, principalement), ainsi que sur l’analyse qualitative et quantitative de plus de 200 dossiers judiciaires pénaux et civils. Quelles sont les principales conclusions de ce travail ?
Les dossiers judiciaires analysés révèlent des régularités, des éléments d’interprétation qui distinguent assez nettement les dossiers des filles de ceux des garçons. Dans les dossiers des adolescentes, la procédure judiciaire semble focalisée sur les relations familiales et l’intimité des justiciables. Si une jeune fille est arrêtée après deux jours hors du domicile familial, les policiers et les éducateurs lui demanderont si elle a eu des relations sexuelles, si ces dernières étaient protégées, ou si elle a un problème relationnel avec ses parents. À l’inverse, l’analyse des situations des garçons montre une focalisation sur les actes commis, et éventuellement sur les groupes de pairs. On demandera davantage à un adolescent s’il a déjà commis de tels actes par le passé, si d’autres garçons l’ont incité à le faire, on fera un état des lieux de son entrée dans la délinquance. D’un côté, les adolescentes sont donc perçues comme des individus à protéger, quitte à mettre au second plan les éventuelles infractions commises, et les adolescents comme des délinquants, potentiellement délinquants en puissance. La logique à l’œuvre est donc celle d’une forte différenciation des prises en charge basée sur des normes de genre, celle qui consiste à voir les filles (et plus généralement les femmes) comme des personnes vulnérables et les garçons comme les figures légitimes de la déviance. À cela s’ajoute l’idée que le contrôle pénal, et notamment son lieu d’application le plus symbolique, la prison, serait peu adapté aux femmes, alors qu’il est une réponse tout à fait acceptable pour les hommes.
Ce constat n’est toutefois pas nouveau, ni spécifique à l’institution judiciaire : il ne vient que confirmer et préciser les connaissances acquises par ailleurs sur le traitement genré qui a cours dans la société. Ainsi, la sociologie de la sexualité a depuis longtemps mis en évidence l’existence, dans la société étasunienne (et cela a également été montré pour les sociétés européennes) d’un « double standard sexuel » (sexual double standard), c’est-à-dire d’une conception différentielle de la sexualité en fonction du genre des adolescent e s. En effet, les sciences sociales ont mis en lumière la tendance qu’ont les institutions de contrôle de la jeunesse, notamment le cercle familial restreint (les parents ou proches parents), à considérer tacitement les filles comme des sujets sexuels à risque et donc à les contrôler, alors que les garçons sont laissés libres d’expérimenter leur sexualité (cette dernière étant parfois même perçue comme une manière de réguler les difficultés des garçons à l’adolescence). Ce double standard va par ailleurs au-delà de la seule gestion de la sexualité (au sens des actes sexuels), elle implique la mise en œuvre de normes différenciées de socialisation : les filles sont généralement moins autorisées à sortir du domicile parental et elles ne sont pas incitées à choisir leurs propres activités .
Le double standard observé dans la famille trouve donc sa traduction dans les institutions du contrôle social, sous les traits d’un usage différentiel de la sanction et de la protection. Afin de mieux cerner le phénomène et ses mécanismes, j’ai proposé de recourir à un concept emprunté, là encore, à la sociologie de la sexualité. John Gagnon parle de « scripts de la sexualité » pour décrire le fait que les individus, dans leur activité sexuelle, agissent à partir de schémas convenus ou consensuels (les schémas qui font, par exemple, que les différents moments d’un acte sexuel s’enchaînent d’une certaine manière, et non d’une autre) . Gagnon laisse la porte ouverte à un usage étendu du concept, et je propose de parler de « scripts de genre » pour décrire les schémas généraux qui orientent l’action des professionnels de la justice. Le fait de concevoir la délinquance des filles comme un problème psychique ou comme ayant une origine familiale et le fait de voir les garçons comme des délinquants en puissance, répondent à des scripts de genre largement partagés. Derrière la notion de « script », il y a ainsi l’idée d’un sous-texte des actions humaines, communément partagé et institutionnalisé.
Faut-il en conclure que les professionnels de la justice, lorsqu’ils jugent (magistrats) ou qu’ils évaluent (éducateurs) les situations des mineurs, sont guidés par des « stéréotypes » de genre, influencés par leurs représentations des déviances des filles et des garçons ?
Il est en réalité nécessaire de bien comprendre que ces professionnels agissent au sein d’institutions, et que c’est à travers ces institutions qu’ils formulent leurs jugements, leurs évaluations. Le genre est un système, qui organise les représentations et donne forme aux institutions. L’anthropologue Gayle Rubin décrit un « système de sexe/genre » qui a en charge « la socialisation des jeunes » et le fait de « fournir des définitions ultimes quant à la nature des êtres humains eux-mêmes » . Dans le même esprit, Mary Douglas met en avant la nécessité de percevoir les institutions comme fondées en nature, puis légitimées par des acteurs qui ne font qu’agir « sous pilotage institutionnel9».
La production du genre dans l’institution judiciaire obéit donc à un mécanisme mis en lumière par les études de genre et l’anthropologie : celui d’une « pensée institutionnelle » que partagent la plupart des agents de l’institution, et qu’ils relayent dans leurs activités les plus quotidiennes, de manière plus ou moins assumée. Le système de genre est un ensemble de pratiques, de discours, d’activités institutionnalisées, et cela explique notamment sa grande régularité sociologique.
Notons enfin que ce qui vaut pour le genre vaut pour les autres rapports de pouvoir qui ont cours dans la société et dont on peut trouver la trace dans les dossiers judiciaires. Les origines ethno-raciales, la classe sociale ou l’âge constituent aussi le socle de différenciations au sein de l’institution judiciaire11.
1. (https://jeunesse.hypotheses.org/ )
Courriel : Vuattoux@univ-paris13.fr
2. Ce texte est une version légèrement modifiée d’un texte préalablement paru dans la collection des Tepsis paper (documents de travail du Laboratoire d’excellence Tepsis, https://tepsis.io/).
3. E. Varikas, Penser le sexe et le genre, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p.17.
4. Voir notamment F. Pahlavan, « Contribution des facteurs biologiques dans les manifestations des comportements d’agression chez les femmes », dans : P. Verlan et M. Déry, Les conduites antisociales des filles. Comprendre pour mieux agir, Québec, PUQ, 2006.
5. Ces chiffres sont issus des statistiques pénales nationales, notamment du Ministère de la Justice, de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (Ministère de l’Intérieur) et du Casier judiciaire. Les chiffres sont ceux de l’année 2011.
6. M. Chesney-Lind et R.G. Shelden, Girls, Delinquency and Juvenile Justice. Fourth Edition, John Wiley & Sons, 2014, p.158.
7. J. Gagnon, Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, Paris, Payot, 2008 (1991).
8. G. Rubin, « Le marché aux femmes », in : Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, Paris, EPEL, 2010, p. 75.
9. M. Douglas, Comment pensent les institutions ? Paris, La Découverte, 2013 (1999).
10. Ibid.
11. Cette question occupe une partie importante de la thèse, et a notamment donné lieu à une publication : A. Vuattoux, « Les jeunes Roumaines sont des hommes comme les autres », Plein Droit, n°104, 2015.