Liaison Antiprohibitionniste a eu l’occasion de contribuer aux cahiers de Prospective Jeunesse à de nombreuses reprises au cours des vingt dernières années. Autant d’opportunités de développer dans ces colonnes les arguments anti-prohibitionnistes portés par notre association, autant d’occasions d’analyser les innombrables effets délétères de la guerre à la drogue. Ces arguments sont aujourd’hui relayés par un grand nombre d’ONG, d’associations, de personnalités académiques et politiques jusque dans les agences onusiennes. Ce qui semblait inconcevable il y a 20 ans, est en train de se produire. Un nombre croissant de pays s’aventure sur la voie de la légalisation ou en parle comme une alternative réaliste, à tout le moins concernant le cannabis. C’est aussi la voie que devrait prendre la Belgique dans un avenir plus ou moins proche. Dès lors, nous profiterons de ce numéro spécial anniversaire pour évoquer, au travers d’exemples, la situation actuelle et les perspectives d’une autre politique en matière de cannabis.
Les voies sont nombreuses pour dessiner une politique plus juste et plus efficace en matière de drogues, chacune pouvant correspondre à un projet de société plus ou moins progressiste ou volontariste. Il peut s’agir d’aménager la politique actuelle sans entreprendre une réforme profonde du cadre légal. Mais il peut s’agir aussi d’aller de l’avant, en révolutionnant la manière d’appréhender, de penser les drogues et leurs usages. Notons que Liaison Antiprohibitionniste est favorable à un changement de politique impliquant la régulation du marché.
Quelles sont les alternatives possibles à la prohibition ?
Il peut s’agir de tolérer un comportement contrevenant à la loi.
Il peut s’agir de dépénaliser la détention de drogues ; cette action consiste en l’abaissement des peines prévues jusqu’à leur suppression éventuelle.
Il peut s’agir de décriminaliser la détention de drogues, qui sort alors complètement du champ pénal.
Il peut s’agir de légaliser un comportement. Dans ce cas, le législateur peut choisir d’organiser le commerce en édictant un ensemble de normes en termes d’accès au produit, de publicité, de sécurité routière par exemple. On parle dans ce cas de régulation. Il peut aussi faire le choix de ne pas intervenir, laissant le champ libre aux lois du marché. On parle dans ce cas de libéralisation.
Chacune des options énoncées peut être déclinée de différentes façons. Ainsi, par exemple, la régulation peut être plus ou moins restrictive. La libéralisation, plus ou moins dérégulée.
Dépénalisation versus tolérance : Les cas hollandais et belge
Coffee-Shops (Hollande)
La détention, la vente, la distribution et la production de drogues sont illégales en Hollande. La loi opère cependant une distinction entre drogues dures et drogues douces. Pour ce qui concerne les drogues douces, dont fait partie le cannabis, une politique de tolérance est appliquée. C’est ainsi que depuis 1976, il est possible d’acheter du cannabis exclusivement dans les coffee-shops. Il faut être majeur et, dans certaines villes, détenir, depuis le 1er mai 2012, le Weed pass, c’est-à-dire une carte d’accès à un seul Coffee-Shop. Aujourd’hui, la plupart des villes du Sud, frontalières de la Belgique, impose la carte d’accès. La vente de cannabis est limitée à 5 gr par personne et par visite.
La politique hollandaise est aussi appelée, « achterdeur politiek », parce que si la vente au détail est tolérée, il n’en va pas de même de la production, de la distribution et de la vente en gros. Dans ces conditions, les Coffee-Shops achètent au marché noir.
En Belgique : directives de politique criminelle et Cannabis Social Club
Depuis la directive de politique criminelle de 2003¹, modifiée en 2005² suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle, et en 2015, nous connaissons en Belgique un régime de tolérance à l’égard de la détention par une personne majeure d’une faible quantité de cannabis (3 gr max.) ou d’un plant de cannabis en vue de sa consommation personnelle. La détention reste punissable, mais la loi sur les stupéfiants autorise la création de distinctions, à opérer par le Roi, entre les drogues illégales, afin de permettre notamment un traitement spécifique des poursuites liées à la simple détention pour usage personnel de cannabis (lois du 4 avril³ et du 3 mai 20034).
1. La 16 MAI 2003, Directive ministérielle relative à la politique des poursuites en matière de détention et de vente au détail de drogues illicites, Moniteur Belge, 02/06/2003.
2. 25 JANVIER 2005, Directive commune de la Ministre de la Justice et du Collège des procureurs généraux relative à la constatation, l’enregistrement et la poursuite des infractions en matière de détention de cannabis, Moniteur Belge, 31/01/2005.
3. 4 AVRIL 2003, Loi modifiant la loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes et antiseptiques, et l’article 137 du Code d’instruction criminelle, Moniteur Belge, 02/06/2003.
4. 3 MAI 2003, Loi modifiant la loi du 24 février 1921 concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, désinfectantes et antiseptiques, Moniteur Belge, 02/06/2003.
Les plus optimistes diront qu’il s’agit là d’une dépénalisation de fait, mais la tolérance est fragile, puisqu’en vertu du principe de l’opportunité des poursuites, nous avons constaté un degré variable de tolérance d’un arrondissement judiciaire à l’autre… Enfin, la tolérance est précaire, car une directive peut en remplacer une autre bien plus vite qu’il ne faut de temps pour légiférer. A cet égard, le gouvernement Michel, dès la déclaration de gouvernement, a réaffirmé la tolérance zéro de la détention de toutes les drogues dans l’espace public. Une déclaration suivie d’effet puisqu’une nouvelle directive, du 21 décembre 2015, prévoit notamment la saisie systématique du cannabis détecté à l’occasion d’un contrôle, même lorsqu’il s’agit des 3 grammes tolérés pour usage personnel5.
La directive de 2005, remplaçant celle de 2003, a été un premier pas pour une reconnaissance de la place de l’usage du cannabis en Belgique. Elle a aussi été l’occasion d’élargir le spectre des alternatives possibles à la prohibition. C’est à cette période en effet qu’a été créé le premier Cannabis Social Club belge, Trekt Uw Plant (TUP). Constitué en ASBL, il s’agit d’une coopérative de culture du cannabis à des fins d’usage personnel. Elle est née à Anvers et est toujours en activité, malgré la politique de tolérance zéro menée dans cette ville.
TUP déclare agir dans le cadre de la directive de 2005, en mettant à la disposition de ses membres un lopin de terre pour y produire le plant femelle de cannabis toléré par la réglementation. Les membres du Conseil d’administration de l’ASBL ont néanmoins été poursuivis en 2007 pour association de malfaiteurs et trafic de drogues. Mais au terme de la procédure d’appel d’un premier jugement, ils n’ont finalement pas été condamnés. L’association va bientôt fêter ses 10 ans, elle compte 334 membres aujourd’hui, c’est donc des cycles de production de 334 plantes qui courent toute l’année sous les toits ou dans les jardins d’Anvers.
Le modèle des cannabis social clubs séduit, même dans le monde académique. Dans un récent ouvrage, Brice De Ruyver et Cyrille Fijnhaut y font référence6. Ils la considèrent comme une 3ème voie possible, entre légalisation et prohibition.
Décriminalisation
Soigner plutôt que réprimer au Portugal
En 2001, le Portugal a opéré un changement de paradigme quant à la façon d’appréhender l’usage de drogues. Le gouvernement a considéré que la dépendance est un problème de santé, il a donc transféré la charge d’intervenir en cette matière au ministère de la Santé. Bien que décriminalisée, la possession de drogues pour usage personnel constitue une infraction administrative, les consommateurs interpellés devant se présenter devant une commission de dissuasion.
Les effets de la décriminalisation au Portugal sont nombreux et globalement positifs. Ils sont loin de l’angoisse d’une prétendue facilitation de l’usage de drogues, au contraire : le Portugal observe une baisse générale de l’usage de drogues au cours des 15 dernières années7 ; le nombre de décès liés à l’usage de drogue a été divisé par plus de six : il y a une réduction du fardeau des délinquants toxicomanes sur le système de justice pénale ; la stigmatisation dont était victime l’usager de drogues a diminué et le rapport entre forces de l’ordre et consommateurs ne repose plus sur la menace.
La tentation peut être grande de considérer le modèle portugais comme une avancée. C’en est une par rapport à l’approche exclusivement répressive que connaissait le pays avant la décriminalisation. Mais face à la surreprésentation des consommateurs de cannabis devant les chambres de dissuasion (82% du public concerné)8, il convient de nous interroger sur le pouvoir coercitif de la Santé publique (Sanitarisme). La santé ne doit pas être le nouveau prétexte pour manifester une désapprobation morale. Sinon, nous ne ferons que déplacer la doctrine prohibitionniste.
Légalisation : Régulation étatique (Uruguay) ou réglementation (Colorado) ?
Etats-Unis
L’usage, la vente, la détention, la culture ou le transport de cannabis est illégal aux Etats- Unis. Le Gouvernement a cependant annoncé que les Etats pouvaient à leur niveau légiférer dans le cadre d’un usage récréatif ou médical.
5. Le texte de la directive du 21/12/2015 semble être confidentiel puisqu’il n’a fait l’objet d’aucune publicité.
6. De derde weg, een pleidooi voor een evenwichtig cannabisbeleid, Brice De Ruyver et Cyrille Fijnhaut, U Gent, Intersentia, 2014.
7. D’après le rapport 2009 de l’Institut de la drogue et des toxicomanies portugais (IDT), le Portugal serait le pays où la consommation de cannabis des 15-64 ans est la plus faible d’Europe. Pareil pour la consommation de cocaïne.
8. Rapport d’activités 2014 de la Commission de Dissuasion de la Toxicodépendance (CDT) de Lisbonne, présentation de Carla Silva Joaquim à l’occasion de la journée d’étude consacrée aux Drug Courts, FEDITO Bruxelloise, 23/10/2015.
Actuellement, il y aurait 23 Etats engagés dans une autre politique des drogues. Il faut utiliser le conditionnel car la situation évolue rapidement au pays de l’oncle Sam. Quoiqu’il en soit, plus de la moitié des Etats tournent le dos à la prohibition. Avec des approches bien différentes, nous rappelant une fois de plus que l’éventail pour légiférer en matière de drogues est large.
Sans pouvoir évoquer ici la situation de chaque territoire américain, on se limitera à la légalisation à des fins d’usage récréatif, sans aborder la question du cannabis médical.
Cinq Etats ont légalisé: l’Alaska, le Colorado, le District de Columbia (Washington DC), Washington (Etat), l’Oregon.
Colorado : un contrôle de l’Etat empreint de libéralisme économique (prix fixé par le marché)
Le plus emblématique de ces Etats est le Colorado, qui est le premier Etat à avoir légalisé et régulé le commerce du cannabis dans le pays. La politique du Colorado en matière de cannabis est guidée par trois principes : éviter que la marijuana ne tombe entre les mains des enfants, des criminels et des autres Etats. Le nombre de consommateurs n’est pas le souci principal des pouvoirs publics et le seul mandat qui leur a été donné par les électeurs est de « réglementer la marijuana comme l’alcool ».
L’Etat délivre les licences d’exploitation aux producteurs et aux magasins de détail et une licence spécifique est prévue pour l’exploitation industrielle du chanvre. Pour obtenir la licence il faut respecter un cahier des charges strictes, notamment en termes de localisation, de superficie, de publicité, de sécurité… Les publications relatives à la culture sont soumises à la même loi que celle s’appliquant aux imprimés pornographiques.
Une foi la licence obtenue, les magasins sont autorisés à vendre une quantité maximale de 28 grammes de marijuana par visite, aux personnes majeures (21 ans et plus) résidant au Colorado. Sept grammes pour les non-résidents. Chaque plant est recensé dans un fichier central informatisé. Chaque mouvement consigné. Chaque employé enregistré et badgé.
L’Etat a créé deux fonds pour gérer la manne des taxes associées à la vente de marijuana. L’un (Marijuana Cash Fund) permet de financer la division qui supervise l’application de la loi (55 employés dont 29 policiers). L’autre (Marijuana Tax Fund) est réparti selon les souhaits des parlementaires locaux, sachant que les 40 premiers millions sont réservés aux écoles.
Les premiers dispensaires de cannabis récréatif ont ouvert leurs portes le mercredi 1er janvier 2014. Depuis cette date, le cannabis est devenu le secteur d’activité qui a connu la plus forte croissance. En 2015, les ventes de marijuana ont augmenté de 42% pour atteindre 996,2 millions de dollars ; la nouvelle industrie a créé des milliers d’emplois (directs et indirects) ; l’Etat a encaissé 135 millions de dollars de taxes directement liées à la vente, dont 35 millions ont été dépensés dans des projets liés à l’éducation9. Notons que dans le même temps, les recettes d’accises sur l’alcool ont chuté de 28 millions de dollars.
Concernant l’emploi, plus de 15 000 personnes travaillent dans les serres et les magasins, selon les chiffres officiels. A quoi s’ajoutent les emplois induits. Le Colorado connaît un boom du tourisme et de la profession d’électricien (les plantes requièrent des éclairages tropicaux).
Il semblerait, selon les chiffres d’une enquête de santé menée par les autorités locales auprès des lycéens, que la légalisation10 10 n’ait eu aucun impact sur la prévalence de la consommation parmi les jeunes. Parmi les adultes, la prévalence de consommation se maintiendrait au niveau de ce qu’elle était avant la légalisation .
9. Le business du cannabis explose aux Etats-Unis, https://www.letemps.ch/economie/2016/03/30/business-cannabis-explose-aux-etats-unis.
10. Au Colorado, la légalisation du cannabis ne rime pas avec hausse de la consommation.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/22/au-colorado-la-legalisation-du-cannabis-ne-rime-pas-avec-hausse-de-la-consommation_4956008_4355770.html#UGl7yqrbYRJarzmg.99.
Uruguay (contrôle étatique stricte)
Le 10 décembre 2013, l’Uruguay est devenu le premier pays au monde à légaliser le cannabis. Le modèle est fondé sur un contrôle étatique strict. Une agence a été créée, el Instituto de Regulación y Control del Cannabis (IRCCA). Elle contrôle notamment la teneur en THC fixée à maximum 15% et la qualité du produit, vérifie la politique de prix, coordonne l’attribution des licences et la politique de taxation du produit.
Que dit la loi ? Chaque résident uruguayen majeur (18 ans) pourra désormais se rendre en pharmacie pour acheter jusqu’à 40 grammes de cannabis par mois. Le consommateur pourra cultiver jusqu’à 6 plants par an pour une récolte de maximum 480 grammes. Au préalable, chaque consommateur devra s’inscrire dans un registre. La loi prévoit également la possibilité de création de Cannabis Social Clubs. Ceux-ci devront être enregistrés auprès de l’IRCCA. Ils ne pourront pas comptabiliser plus de 45 membres. Chaque club pourra faire pousser jusqu’à 99 plants par an.
En mai 2015, dans le cadre de la JND (la Junta Nacional de Drogas), un comité scientifique en charge de l’analyse de l’application de la régulation du marché du cannabis a été formé. Il devra informer de manière claire si la voie prise par l’Uruguay est viable ou si des ajustements sont nécessaires afin d’arriver au but fixé, à savoir la baisse de la consommation et l’affaiblissement du narcotrafic .
Notons qu’à chaque initiative législative visant à se détourner de la sanction pénale pour usage de drogues, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) rappelle inlassablement que ces initiatives contreviennent aux dispositions des traités internationaux relatifs au contrôle des drogues . Sans forcément signifier des sanctions aux pays contrevenants.
Le nombre de pays qui tournent le dos à la prohibition va grandissant. Au moment où nous écrivons ces quelques lignes, l’information tombe selon laquelle la Hollande vient d’approuver une proposition de loi visant à réglementer la production à grande échelle du cannabis. Le 19 janvier 2017, l’Allemagne légalisait le cannabis à usage thérapeutique.
Le mouvement est en marche, mais ne nous méprenons pas. L’évolution se produit à des degrés divers, tels que nous les avons évoqués plus haut, entre tolérance, dépénalisation ou légalisation. Rappelons simplement que la Belgique se veut tolérante à l’égard de certains comportements liés à la consommation de cannabis, mais qu’elle n’envisage toujours pas une révision significative des principes de la loi drogues du 24 février 1921. Une loi qui a pourtant pratiquement 100 ans. Un bien funeste anniversaire que nous n’entendons pas célébrer. Il est impératif en effet d’adapter cette norme d’un autre siècle à la réalité d’aujourd’hui. La campagne Stop 1921 est lancée, nous vous invitons à y participer en rejoignant le mouvement pour une autre politique des drogues : www.stop1921.be.
11. Légalisation du cannabis en Uruguay : un bilan à nuance, https://www.opinion-internationale.com/2016/03/04/legalisation-du-cannabis-en-uruguay-un-bilan-a-nuancer_41227.html.
12. Plus particulièrement à l’article 4, alinéa c), et à l’article 36 de la Convention de 1961 telle que modifiée par le Protocole de 1972 et à l’article 3, paragraphe 1 a), de la Convention de 1988. Voir le Rapport 2015 de l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants, https://www.incb.org/documents/Publications/AnnualReports/AR2015/French/AR_2015_F.pdf.