À l’âge de 20 ans, la Réductions des risques (RDR) est-elle en crise ?

juillet 2017

À l’occasion des 20 printemps des Cahiers de Prospective Jeunesse, le comité de rédaction s’est adressé à Didier De Vleeschouwer en tant que témoin privilégié, et peut-être survivant, d’un mouvement en marche – la RDR –  qui s’est installé sur les terres de la Communauté Wallonie-Bruxelles depuis un peu plus de 20 ans, soit pratiquement à l’échelle d’une génération. Retracer le fil de cette dynamique dans  sa perspective historique, dans ses paradoxes et dans les défis qui nous mettent au travail aujourd’hui est l’objet de cet article.

J’ai l’intime conviction qu’il est temps que la Réduction des Risques (RDR) prenne le risque d’assoir sa légitimité de façon décomplexée. Un coming out qui ne tait plus son nom.

En matière d’éthique en Belgique, pays aux institutions complexes, multiformes et linguistiquement diversifiées, la légitimité fait parfois force de loi avant que le cadre législatif ne vienne simplement la confirmer, la consolider , la « sécuriser » … (sans envolée lyrique de type « mariage pour/contre tous »). A défaut, nous pourrions continuer à nous laisser bercer par les douces illusions d’une utopie qui nous dégage de toute responsabilité, nous rend parfois inconséquent ou inaudible, alimente des controverses sans fin et laisse, in fine, le cynisme nous gouverner. Ne pas agir – puisqu’au fond c’est de cela qu’il s’agit- nous rend alors les complices malgré nous de cette modalité contemporaine du machiavélisme. Or la légitimité qui permet à elle seule l’action s’inscrit dans le « prendre soin » qui est au cœur de nos métiers d’intervenants médico-psycho-sociaux.  C’est ce cœur qu’il nous faudra mobiliser avec un peu d’audace et de créativité – à défaut d’une loi imaginaire – pour ne pas donner raison à la perte de sens généralisée entretenue par le management ambiant et le « politiquement correct ».  J’y reviendrai.

La RDR recouvre trois niveaux qu’il faut clarifier

–  le niveau macro

La RDR est, nous dit-on, le 4ème pilier de la politique des drogues. Ce pilier reste pourtant le maillon faible de l’édifice (politique ?), à telle enseigne que cette proposition est essentiellement une rhétorique propre à l’addictologie. Après 20 ans de plein exercice, la RDR n’est toujours pas politiquement assumée. Alors que dans bien d’autres domaines, la diminution des dommages individuels et collectifs constitue une priorité des initiatives politiques et des mesures législatives – dans l’intérêt général d’une société à moindre risque  (pour ne pas dire à risque zéro) – motus et bouche cousue dans le domaine des drogues illicites, sauf pour la conduite sous influence. L’initiative reste ici pour l’essentiel bottom-up et relayée à la marge (entre deux élections) par certains politiciens courageux, certes, mais le plus souvent dans l’opposition. Il est vrai que le sujet n’est pas porteur. Il n’est en tout cas plus porté. Les exemples ne manquent pas d’initiative avortée, reportée, bloquée, en attente d’une opportunité plus favorable, etc. : actuellement, les SCMR1, la délivrance médicalisée de diacétylmorphine ou les automates ; avant, le testing, l’accès et la délivrance des traitements de substitution, l’échange de seringues etc.


1.  SCMR : Salle de Consommation à Moindre Risque.

La gouvernance politique, la vision top-down, n’ont pourtant pas toujours été aussi absentes en Belgique qu’aujourd’hui. Un « contexte favorable » sous l’effet d’un seuil critique à risque pour la population – la pandémie du VIH et l’insécurité diffuse en pleine réforme des polices –  a permis au début des années 90, à l’initiative fédérale et des entités fédérées, d’installer, voire d’imposer, les prémices locales de ce 4ème pilier : les dispositifs socio-sanitaires et les agences thématiques de promotion de la santé.

Dans la foulée s’en est suivie la théorisation par les experts belges de la politique dite de la « 3ème voie », présentée comme une alternative crédible entre le tout répressif et le tout permissif, un compromis acceptable et fourre-tout. C’est sur ces fondamentaux que le 4ème pilier s’appuie tant bien que mal dans un contexte actuel de transfert des compétences, de standstill, de « tolérance zéro », de terrorisme et bien sûr d’austérité. Autant dire que les « toxicomanes » et « l’usage problématique » des drogues ne constituent plus une cible prioritaire. La Cellule Drogues présidée par la Ministre de la Santé publique est donc frappée par l’immobilisme.

–   le niveau méso

Pour limiter la casse, réduire les dommages, produire des effets et développer des actions, la RDR s’appuie sur des agents transmetteurs, des acteurs de la réduction des risques, qui sont, pour l’essentiel, des professionnels, mais aussi des usagers de drogues dans les modèles participatifs. C’est ici que bat le cœur d’une RDR, qui, pour survivre, doit, devra prendre des initiatives. Ils sont les militants de la cause, les porte-paroles de la légitimité, moteur des actions. C’est à eux que revient la tâche difficile de couper l’herbe sous le pied des utopistes qui nous font croire qu’en la matière, le lancer de la balle est dans le camp du législateur et du pouvoir exécutif.

Il faut rendre hommage à ces intervenants qui tout au long de ces 20 ans ont été à l’œuvre et véritables producteurs de changements paradigmatiques. Difficile d’être exhaustif, ils sont nombreux.

Les usagers de drogues eux-mêmes – et d’abord  Citoyens comme les Autres – ont participé à leur dé-stigmatisation² , à la destitution de l’idéal toxicomaniaque d’une vie  sans drogues, sans dépendances, sans autre alternative humaine; mais aussi à l’initiative bien concrète – comme précurseurs – de l’échange de seringues pour prévenir le VIH.  Dix ans d’auto-support, dix ans de visibilité, dix ans de militantisme sans être  l’« alibi » des enjeux de gouvernance en matière de santé publique, donc sans avoir été instrumentalisés.  C’est une belle performance. Faut-il la renouveler ? Les conditions ne sont probablement plus propices à cette forme d’émergence spontanée.

Le soin et les soignants aussi: les traitements de substitution, prescrits dans un cadre bienveillant et thérapeutique, réduisent les dommages bio-psycho-sociaux liés à l’usage problématique des opiacés. Je soutiens que la conférence de Consensus sur la méthadone en 1993 a été l’élément déclencheur d’une délivrance apaisée et accessible des traitements de substitution en Communauté Wallonie-Bruxelles. Le consensus entre les médecins sur base d’une efficacité reconnue dans le cadre d’une déontologie médicale éprouvée a permis au système de soin d’accueillir et de diversifier son offre dans un dispositif hétérogène pour mieux répondre aux besoins: de la 1er ligne généraliste et ambulatoire aux soins résidentiels, du bas-seuil aux communautés thérapeutiques. Il ne fallait plus être guéri pour être soigné : c’est une avancée incontestable.

Dix ans plus tard, la loi de 2004 sur les traitements de substitution et son hypothétique AR – inutiles – ont eu pour seule vocation contre-productive de désigner la dépendance aux opiacés comme une maladie chronique singulière et de prescrire un encadrement inapplicable pour les pratiques de soins isolées. Dans la foulée, le législateur peu inspiré, mal conseillé ou trop frileux, n’a pas anticipé les traitements de deuxième intention à la diacétylmorphine qui, sortie de la pharmacopée, donc du champ médical, aurait pu bénéficier d’un cadre sur mesure. C’est ce que propose aujourd’hui le projet de loi Demeyer sur base des conclusions de l’expérimentation scientifique liégeoise TADAM : un détour bien douloureux pour les expérimentés et les expérimentateurs. Sans issue ?


2. Dont à titre symbolique, à leur « décriminalisation »

Enfin et surtout, le « secteur » de la Réduction des Risques et les intervenants socio-sanitaires sont les pilotes du dispositif, les dépisteurs de nouvelles pratiques, les empêcheurs de penser en rond, les alimentateurs du système. Sous le label de la promotion de la santé, ils sont au plus proche de la communauté des consommateurs, qu’ils associent bien souvent par une approche participative et capacitante.  Les actions sont nombreuses et touchent les différents usages (dont le « récréatif »). Citons par exemple le dispositif DAMSI-échange de seringues, l’early warning system, le testing, les interventions en milieu festif, en milieu étudiant, en milieu carcéral, l’outreaching dans les lieux de vie, de rue et de consommation, etc.

Pour ce faire, il convient de nous réapproprier la question des drogues dans sa dimension sociétale et d’oublier le phantasme d’une possible éradication des stupéfiants. Le temps est venu de prendre la mesure de la consommation de drogues de manière raisonnée, d’oser réfléchir à la meilleure façon de substituer la régulation à la prohibition. Autant de bouleversements qui nécessitent une véritable révolution politique.

Pour rompre avec le silence éducatif et le bruit des bottes dans les couloirs de l’école une autre politique des drogues est nécessaire. Il est impératif de réformer la loi de 1921 pour la faire correspondre à la réalité de la société actuelle. Nous devons réguler les drogues, c’est-à-dire les encadrer, par d’autres normes au-delà du champ pénal.

Il ne viendrait, ni à l’esprit d’un directeur d’école de solliciter l’intervention de la police pour gérer un problème d’alcoolisme dans son établissement, ni à l’esprit d’un parent de la tolérer. Nous le supposons du moins, sinon nous devrions considérer notre ré- flexion comme parfaitement candide. Pourquoi devrait-il en être autrement à propos des autres drogues?

Un souvenir précis me revient encore. En 2003, le collège des procureurs et la ministre de la santé assouplissaient la norme législative à l’égard du cannabis. Pas une révolution, juste un aménage- ment. Toutefois, désemparé par cette annonce un préfet d’école nous faisait part de son angoisse.

« Comment va-t-on faire maintenant que c’est légalisé ? Les élèves vont se mettre à consommer dans et aux abords des écoles. » Ne lui jetons pas la pierre, il n’était pas le seul à être mal informé par la presse à l’époque. Il n’était pas non plus le seul à penser que dorénavant tout allait être permis et impossible à contrôler. Il est pourtant évident que l’école est dotée d’un règlement d’ordre intérieur dans lequel la prohibition du cannabis peut être inscrite comme l’est celle de l’alcool et de bons nombres d’autres produits et comportements.

La dépénalisation de la détention de drogues, tout comme la régularisation de leur marché, ne signifie pas la fin de l’interdit. Au contraire, elle permettra son déploiement à tous les secteurs de la vie en société. Le citoyen sera alors acteur du processus de normalisation et d’intégration des drogues dans la culture. Le tabou disparu fera alors place à une prévention axée sur le dialogue, le respect et l’éducation.

– le niveau micro, c’est-à-dire individuel, personnel et « intime »

Dans un monde idéal, « c’est dans un climat de sécurité que la prise de risque va pouvoir servir la vie sans la détruire »³. Nous sommes des êtres vivants. C’est bien notre vie que nous mettons en jeu dans une aventure humaine risquée. La mort n’en est que la finitude, elle est sans risque. Vivre : c’est éprouver des émotions, du plaisir, de la souffrance ou de l’ennui. Pour l’éprouver sans survivre, il faut bénéficier d’une sécurité intérieure et/ou d’une bonne capacité de résilience. Ces facteurs individuels qui permettent de vivre à pleines dents et d’être, par exemple, perméable à la prévention primaire ne sont pas une donnée évidente pour tout le monde. Qui plus est, les déterminants sociaux de la santé peuvent lourdement interférer sur la sécurité primaire; les traumatismes vécus, particulièrement à l’enfance, aussi. Bref, nous ne sommes pas tous égaux.

« L’individu en recherche de sens construit son rapport au risque »4. La stimulation du goût du risque est alors dans le meilleur des cas l’expression du goût de vivre. Elle peut à contrario « exprimer la souffrance, le besoin de reconnaissance et d’expérimentation de soi provoqué par le manque d’intégration »5.


3. “Y-a-t-il une issue entre le risque zéro et la catastrophe”, Martine Bantuelle, IN Les Cahiers de  Prospective Jeunesse – volume 8 –n°2 – 2ème trimestre 2003.

4. Ibid.

5. Ibid.

Le niveau micro questionne directement les cibles et les actions de la RDR. Celle-ci est-elle un processus préventif, éducatif ou un processus réparateur ? Parfois les 3 ? Quels effets, par exemple, pourrions-nous avoir sur l’adolescent primo-consommateur, primo-injecteur, pour réduire le risque de VHC ? Fort probablement aucun, malgré l’efficacité annoncée d’une telle action. Il n’est pas difficile de comprendre intuitivement que cet adolescent expérimentateur est passé sous les mailles du premier filet de sécurité où la prévention est la plus opérante. Vu son jeune âge, sa probable vulnérabilité intime, le discours éducatif sur la santé n’a que peu de prise directe sur lui. L’intervention de la RDR ne pourra éventuellement se faire que dans un 2ème temps ; plus tard, elle est donc réparatrice.

C’est au fond – au risque d’un raccourci – sa marque de fabrique : essentiellement une politique réparatrice pour réduire les dommages, éducative a posteriori pour survivre, préventive quand il s’agit de « limiter la casse ». Sa force réside dans les approches communautaire et participative qui sont des pépites d’or dans un contexte de désaffiliation et d’anomie, des ingrédients pour une possible résilience favorisant le goût de vivre.

En vingt ans, notre monde n’est plus exactement le même. Les effets du néo-libéralisme ont fini par avoir raison de l’Etat-Providence. Ils nous ont fragmentés, dualisés, précarisés, autonomisés en réussissant à maintenir la révolte en sourdine. Le capitalisme a encore suffisamment de ressources (financières) pour maintenir la soupape. Doit-on attendre un monde meilleur et provisoirement utopique ? Ou bien faut-il combattre ces effets délétères y compris par des politiques audacieuses, réparatrices et humanistes ?

La RDR n’est plus portée par les fondamentaux dans lesquels elle a puisé sa première légitimité sous le poids du nombre pandémique du VIH en alliance avec les usagers de drogues militants. Elle s’est développée dans un contexte prohibitionniste lié au statut illicite des drogues. On peut le regretter et soutenir qu’une légalisation contrôlée lui donnerait plus d’efficience et de cohérence. C’est probablement vrai mais actuellement utopique. Doit-on se limiter à la dénonciation d’un système imparfait dans l’attente de propositions législatives « salvatrices », au risque de neutraliser la RDR dans ses acquis actuels et d’immobiliser le mouvement porteur, mobilisateur et réformiste qui est son marqueur ?

La RDR a acquis ses lettres de noblesse depuis 20 ans. Elle ouvre la voie à une légitimité qui se suffit à elle-même quand la loi fait défaut, ce qui vu l’illégalité des drogues est une constante. Prenons l’exemple des débats qui agitent le secteur autour des SCMR et de l’AERLI6. Deux thèses s’affrontent malgré la légitimité des actions : celle du management, qui met l’appui du politique et le cadre légal comme condition première; celle des intervenants de la RDR, qui s’appuient sur la seule légitimité pour proposer un « passage à l’acte ».

Les premiers, qui ont d’autres priorités stratégiques que la seule légitimité, font courir le risque d’un blocage prolongé des actions, voire d’un impossible retardé déjà bien rodé dans la politique belge des drogues, ou dans d’autres domaines qui touchent aux questions éthiques. Ces dernières sont bien le talon d’Achille de la démocratie parlementaire électoraliste. Sans passage à l’acte, point de salut : la loi vient le plus souvent « sécuriser » une situation de fait après coup, ou pour le dire autrement « ajuster » une évolution sociétale.

Les seconds avancent la seule rationalité de la légitimité. Celle-ci s’appuie sur des évidences en matière de santé publique (comme par exemple l’impact sur le VHC), sur une méthodologie rigoureuse et (auto-)évaluée7, sur un encadrement professionnalisé, sur un public-cible caractérisé par l’auto-exclusion (telle que la définit le psychiatre Jean Furtos), sur la multiplicité des salles de consommation « clandestines » auxquelles se confrontent les travailleurs de rue, sur le pari du lien, du fil rouge transitionnel, dans un dispositif accueillant, comme issue thérapeutique pour la résilience, …

Osons ce pari ! La politique belge dite de la « 3ème voie » nous offre une fenêtre d’opportunité. Quel risque alors pour le management ? À en croire la Professeure de Droit, Christine Guillain8, il est minime et essentiellement limité dans le chef de l’employeur, qui détient l’autorité et donc la responsabilité .  Une alternative pour en amoindrir le « choc » serait de mutualiser le risque via une association d’employeurs, par exemple. Ce serait une manière élégante de ne pas sacrifier son âme sous l’autel du management pur jus. Mais au fond, qui voudrait raisonnablement poursuivre et inculper des professionnels médico-psycho-sociaux qui prennent leur mission et leur responsabilité9 au sérieux pour accompagner les auto-exclus du néo-libéralisme, à défaut d’un Etat défaillant ?


6. SCMR: Salle de Consommation à Moindre Risque; et l’AERLI: Accompagnement et Education liée à l’Injection.
7. Le secteur de la RDR pratique l’évaluation de manière constante pour ajuster ses actions. C’est une bonne pratique qui consolide la légitimité.
8. Document interne à l’asbl DUNE: “rencontre avec Christine Guillain (14 septembre 2015) concernant les risques juridiques/judiciaires ».
9. Ibid : “ceci ne veut pas dire qu’il va y avoir obligatoirement des poursuites, ni que celles-ci seront suivies d’une condamnation”.