Les usages de produits psychoactifs ont traversé les siècles, remplissant leur fonction sociale, initiatique, récréative… Sous l’effet de mode, de groupe, de disponibilité, ils prennent des formes variables, sans jamais être véritablement inquiétés par les lois. Maurizio Ferrara, animateur et psychologue spécialisé en assuétudes nous confie, sur base de sa longue expérience de terrain, la perception qu’il a des pratiques de consommation au fil du temps.
Vous prenez en charge des consultations à Infor Drogues depuis 2001. Pouvez-vous retracer votre parcours en tant qu’intervenant de première ligne ?
M. F. : Après une brève carrière de chercheur à l’Université de Liège, j’ai été engagé, il y a une vingtaine d’années, par l’asbl Interstice fondée par Serge Zombek. C’est un service de liaison de toxicomanie, qui existe toujours au sein de l’hôpital Saint-Pierre et qui comprend une équipe de psychiatres, de psychologues et d’assistants sociaux. Il faut savoir qu’à l’époque, les toxicomanes étaient perçus par le personnel médical (médecins ou personnel soignant) comme des patients difficiles, parce que réclamant toujours un demi-comprimé en plus de ceci ou de cela, ou remettant en question de la dose de méthadone prescrite quotidiennement. Cette dernière n’était prescrite que par des médecins expérimentés en la matière car la prise d’une dose trop forte peut entraîner une dépression respiratoire et la mort. Il s’agissait donc d’une approche hyper spécialisée. Pendant cette période, j’ai également effectué un DES en thérapies cognitivo-comportementales dans le cadre de la prise en charge des assuétudes, en marge de la psychanalyse conventionnelle.
Actuellement, je travaille à Infor-drogues mais aussi à Modus Fiesta où l’on réalise des animations ‘produits’. Ces animations sont des lieux où l’on discute de produits ou de tout autre problème particulier avec les usagers. On y vient pour s’informer sur un produit, sur un mode de consommation et on finit par parler de soi et de son expérience.
Lorsque je suis arrivé à Infor-Drogues, toutes les personnes qui pensaient trouver une aide pour arrêter le cannabis étaient envoyées chez moi, j’étais devenu « monsieur Cannabis ». Avec Serge Zombek, nous avions alors créé le Réseau cannabis et commencé à donner des séminaires et des formations à qui voulait apprendre davantage en matière de prise en charge ‘cannabis’.
Progressivement depuis huit ans, mes chiffres se sont inversés. J’ai reçu de moins en moins de demandes d’usagers de cannabis et de plus en plus de demandes de personnes dépendantes à la cocaïne. Je suis passé de monsieur Cannabis à monsieur Cocaïne !
De manière générale, les demandes d’intervention pour le cannabis ont nettement baissé ces dernières années. Elles existent toujours, mais concernent surtout les plus jeunes. A l’époque, on intervenait auprès d’usagers de vingt-cinq ans ou plus qui étaient dans des consommations très problématiques, certains dépensant jusqu’à 600 euros par mois. Le cannabis peut être aussi « dévastateur » que la cocaïne chez quelqu’un qui fume toute la journée.
Comment expliquez-vous ce changement ?
M. F. : Tout simplement parce qu’il y a une évolution dans les pratiques de consommation et bien qu’il soit très délicat et très difficile de donner des chiffres, je dirais que, depuis une bonne dizaine d’années, la cocaïne s’est banalisée et s’est solidement installée dans certains cercles.
1. Diplôme d’études spécialisées.
Des personnes ont développé progressivement une dépendance à cette substance, tout en ayant une vie active normale, c’est-à-dire un boulot, une maison, un partenaire, des enfants, etc. Or si l’on consomme plusieurs grammes de cocaïne par semaine, on en vient vite à des dépenses impressionnantes, de l’ordre d’un loyer de 500 à 700 euros, voire beaucoup plus. Si on a les moyens, qu’on est célibataire et qu’on ne va pas tous les jours au restaurant, on peut jouer le jeu pendant quelques années. Dès lors que les finances se resserrent, le problème devient plus visible car il y a endettement. Les personnes qui arrivent en consultation, ont en général déjà beaucoup perdu en termes de relations, de travail, de ressources, d’argent… et de repères aussi.
Qu’est ce qui fait que tel ou tel usage devienne banal et influence les pratiques de consommation?
M. F. : De nombreux facteurs influencent les pratiques, et beaucoup nous échappent. Fin des années 90, début des années 2000, les toxicomanes étaient les héroïnomanes. Puis la population des consommateurs a vieilli et le phénomène s’est estompé. L’héroïne n’est plus à la mode maintenant : elle n’est pas bien vue par les jeunes ; elle n’invite ni à la fête ni à la performance, mais plutôt à être passif et à rester allongé toute une nuit. Il semble que la tendance actuelle soit davantage portée sur les psychostimulants, en tous les cas chez les jeunes qui consomment en club. C’est une manière festive pour danser, ne pas dormir, ne pas trop manger et pouvoir faire la fête le plus longtemps possible.
Par ailleurs, avec le passage à l’euro, il y a eu une fausse chute du prix de la cocaïne. Lorsque son prix était de 4000 francs belges, les « sniffeurs » étaient des gens en costume-cravate, pas tellement le mec de 18 ans qui sniffe dans les toilettes des discothèques. Ensuite, le « gramme » est passé de 100 à 50 euros. En réalité, il s’agissait de paquets de 0,6 grammes. Il est en effet plus facile de trouver 50 euros que 100 euros.
Récemment encore, on disait à la télé que la Belgique est le pays où la cocaïne est la moins chère : c’est faux, il y a une confusion sur la quantité. En revanche, l’objectif était de vendre davantage en rendant le produit plus accessible. Progressivement, il y a eu de plus en plus de consommateurs. Tout cela a contribué à une forme de banalisation. Aujourd’hui, plus grand monde n’est choqué, et à moins d’avoir peur que sa famille ne l’apprenne, plus personne ne se cache.
Il y a donc de réelles tendances qui se modifient avec le temps. Comment se construisent-elles?
M. F. :L’effet de mode est particulièrement présent chez les adultes, en particulier au sein des cercles homosexuels. À ma connaissance, le public gay est le plus expérimenté en matière de consommation de drogues. D’importants clubs gays refusent d’ailleurs systématiquement toute action de prévention. Modus Vivendi a essayé plusieurs fois de collaborer avec, mais c’était peine perdue. Une culture s’y est installée depuis bien longtemps. Aux Etats-Unis, elle date des années 60’ à l’époque des premiers clubs de San-Francisco, dans lesquelles toutes les drogues consommées en Europe aujourd’hui, étaient déjà présentes. Il n’y a donc rien de nouveau, c’est juste une répétition de l’histoire. Par exemple, le fait de prendre du cristal meth² pour l’instant sur la scène gay, provient selon moi de Berlin. Là-bas, le Berghain, une ancienne centrale électrique reconvertie en club, ouvert non-stop du jeudi au lundi matin, est réputé pour son mélange de musique, de drogues et de sexe. Des fouilles y sont réalisées à l’entrée, mais, à l’intérieur, tout est disponible. Ce type de clubbing a progressivement traversé les frontières.
Les tendances de consommation peuvent provenir de ce genre de clubs. Le club Fabric, la discothèque la plus importante de Londres, a été fermé sous l’initiative du maire, en raison du nombre trop élevé d’accidents.
2. Le crystal méthamphétamine (tina, ice, glass ou crank) est un puissant stimulant de la famille des amphétamines fabriqué à partir d’ingrédients tels que l’éphédrine.
Comme je l’ai dit, ces clubs refusent l’intervention d’associations de prévention ou de réduction des risques, qu’ils estiment inutile. Si bien que lors de soirées comme La Démence³, personne ne sait quand quelqu’un ne s’y sent pas bien. Des médecins y sont engagés et constituent un véritable service médical à l’intérieur et jamais une ambulance ne vient pour une overdose de GHB4. On évite ainsi le débarquement des policiers et la mauvaise publicité.
Le cristal meth reste assez rare en Europe et cloisonné au milieu gay. Par contre, la kétamine est plus répandue, en particulier dans les festivals, les clubs, les soirées after… En trois ans, il y a eu une chute de prix incroyable. De 75 euros sur Bruxelles, elle est passée à 25. Elle reste cependant circonscrite au milieu festif. Même s’il y a peu de demandes d’accompagnement chez Infor Drogues pour des usages problématiques de kétamine5, cette dernière entraîne une tolérance très forte, c’est-à-dire qu’il faut vite augmenter la dose, entraînant une consommation importante en termes de grammes et d’argent.
Les médias ont-ils également un impact sur les consommations ?
M. F. : Je ne suis pas du tout un spécialiste des séries, mais, à chaque fois que j’en regarde une, il y a de la drogue. J’exagère, mais ce thème a été abusivement exploité. La presse aussi ! Dès qu’il y a une histoire de drogue, elle se retrouve superficiellement relatée en première page. C’est d’autant plus vrai quand il n’y a rien à raconter au niveau politique. La drogue, ça fait vendre. Dès qu’on publie un article titré avec choc « Une nouvelle drogue ravage la jeunesse », on réduit le nombre d’invendus.
Cela entraîne une certaine fascination qui se transformerait donc en incitation ?
M. F. : Exactement !
Est-ce que le développement des nouvelles technologies influe sur les modes de consommation ?
M. F. : La vente et l’achat en ligne ne sont pas un phénomène récent. Les e-psychonautes, qui achètent régulièrement des produits en ligne, sont des gens que je rencontre à Modus Fiesta mais que je ne vois jamais en entretien, parce qu’ils ont eux-mêmes leur politique de prévention avec une connaissance du produit, des quantités à prendre, des mélanges à ne pas faire, etc. J’ai une formation en psychopharmacologie, et je peux vous dire, en toute franchise, qu’en comparaison à eux, je ne sais rien ! Ils sont jeunes, à la pointe et apprennent très vite (c’est bien la preuve que les drogues ne modifient pas leurs fonctions cognitives). Quand ils posent des questions, je dois parfois vérifier sur Google. Ce que je veux dire, c’est que ce sont eux les spécialistes. Ils me parlent souvent de produits que je ne connais pas, comme par exemple le Fluor6. De nouveau, ce n’est rien d’autre qu’une PEA7, un dérivé amphétaminique auquel on ajoute une molécule de fluor. Nous, intervenants, n’aurons toujours qu’une infime partie de l’information qui nous parviendra très en retard.
Très sincèrement, on ne sait pas si la consommation via la vente en ligne est un phénomène en expansion. Il semble que ces dernières années, la disponibilité sur internet ait augmenté. Les personnes qui se font livrer les produits prennent des risques car la mention « not for human consumption » les protège uniquement sur le plan juridique. Par exemple, la méphédrone8, qui était par le passé très répandue sur le net, se vendait sous l’appellation ‘sel de bain’. Des kilos de sels de bain ont été ainsi vendus sur internet pour être réduits en poudre et puis revendus en discothèque.
3. Concept de soirées ‘gay’ organisées au club Fuse et qui attirent un public homosexuel provenant de toute l’Europe.
4. Le GHB (gammahydroxybutyrate) utilisé dans les années 1960 comme anesthésiant et comme hypnotique dans le traitement de l’insomnie. Utilisé comme drogue récréative, il induit, à faible doses, un état de désinhibition, d’euphorie proche de l’ivresse et d’amnésie passagère, qui lui valent son surnom de « drogue du viol », bien que les cas d’abus sexuel sous influence de GHB soient plutôt rares.
5. La kétamine est un psychédélique dissociatif utilisé à l’origine comme anesthésiant en médecine vétérinaire. Les usagers récréatifs décrivent un sentiment de flottement comme étant légèrement en dehors de leur corps. Des doses élevées peuvent produire un effet hallucinogène et rendent les mouvements très difficiles.
6. Le 4-fluoroamphétamine est une amphétamine utilisée notamment en milieu festif. Les usagers rapportent des effets stimulants et euphorisants entre le speed et la MDMA.
7. Les PEA (phényléthylamines) sont une famille de molécules stimulantes qui sont notamment produites naturellement dans le règne animal et végétal. La structure des phényléthylamines peut être retrouvée dans la MDMA, la mescaline et les amphétamines de manière générale.
8. La méphédrone est une amphétamine dont les effets se situent entre la cocaïne et la MDMA.
En 2013 Laurette Onkelinx a changé la loi en incriminant l’importation de nouvelles drogues de synthèse, visant principalement les PEA. La loi ne s’applique plus au cas par cas, molécule par molécule mais vise la famille chimique entière. Il devient difficile de synthétiser des produits qui ne soient pas répertoriés comme illégaux. Cependant, cela n’entrave pas la vente sur le darknet9 et de cet univers-là, on ne sait pas grand-chose. Je n’ai pas les adresses pour aller voir ce qu’il s’y passe et ce qu’on y propose, personnellement. Tout ce que je sais, c’est qu’apparemment, il existe des forums par lesquels des usagers témoignent de la qualité du produit, un peu sur le modèle d’E-bay. Il existe donc des sécurités, dans une certaine mesure.
Vous mentionnez la loi de Laurette Onkelinx. N’est-ce pas encore et encore une tentative inappropriée pour supprimer la consommation de drogues ?
M. F. : Oui, aussi loin que l’on remonte, la drogue a toujours existé et joué une fonction sociale. Par exemple dans les rites de passage. C’est en quelque sorte toujours le cas à l’heure actuelle, comme lors du Burning man10. C’est certainement une expérience enrichissante en termes de rite. La loi est impuissante face aux drogues. Par exemple, il y a une culture du cannabis qui s’est installée à l’insu, je dirais, de ce qui est autorisé ou pas. Il y a maintenant des milliers de consommateurs de cannabis en Belgique et rien ne va les arrêter. Absolument rien ! On n’a pas besoin de coffee-shop chez nous, il suffit de traverser la rue : « Ding dong ! Je peux avoir 5 grammes ? Merci et au revoir!»
La prohibition n’a absolument aucun impact si ce n’est de rendre le travail de réduction des risques plus compliqué. Elle ne fonctionne pas, elle est vouée à l’échec depuis le début ! Elle est d’ailleurs faite pour ça, en ce sens qu’elle fait partie du triangle infernal, avec les armes et le pétrole. Comment peut-on en enlever un point? Tout s’écroulerait, les politiciens le savent… Ils le savent très bien !
9. Le darknet est un réseau comme internet mais inaccessible via les navigateurs et les moteurs de recherche habituels. On y accède exclusivement grâce à des logiciels particuliers d’anonymisation. Les adresses IP, par exemple, ne sont pas partagées publiquement mais anonymes et les utilisateurs peuvent donc y communiquer sans crainte d’interférence gouvernementale.
10. Le festival Burning Man est une grande rencontre artistique qui se tient chaque premier lundi de septembre (Labor Day) dans le désert de Black Rock au Névada.