Associée à une conception naïve de l’éducation positive, la référence omniprésente aux neurosciences se veut non seulement persuasive, mais irréfutable. Soutenue par « la » science, elle contribue à une forme de médicalisation de l’éducation, rétive à tout ce qui peut venir troubler. La question a priori anecdotique du rapport au Time out l’illustre parfaitement.
« Mme de Fleurville s’approcha d’elle en silence, la prit par le bras, l’emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et qui s’appelait le cabinet de pénitence, la plaça sur une chaise devant une table, (…) et lui dit : « Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, (…) vous allez copier dix fois toute la prière : Notre Père qui êtes aux cieux. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire demander pardon au bon Dieu de votre colère ; je vous enverrai votre dîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies ». »
Comtesse de Ségur (1858), Les petites filles modèles, en ligne.
Les romans de la Comtesse de Ségur restent appréciés des plus jeunes, qui y trouvent un récit bien mené, des personnages auxquels s’identifier, la victoire toujours assurée du bien sur le mal. Dans l’extrait ci-dessus, la punition infligée à Sophie est douce comparée aux coups de fouet de sa belle-mère, l’horrible Madame Fichini. Après un moment de révolte suivi du repentir attendu, Sophie confie à sa bonne : « Quand j’étais méchante et que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante après, je détestais ma belle-mère ; tandis que Mme de Fleurville, qui m’a punie, je l’aime au contraire plus qu’avant et j’ai envie d’être meilleure ». Dans son ouvrage dédié à la comtesse, Catherine Eliacheff compare cette dernière à Françoise Dolto et en fait même l’ancêtre de l’éducation positive. L’apologie du « cabinet de pénitence » s’opposait à la brutalité physique généralement administrée autrefois aux enfants récalcitrants.
Aujourd’hui, dans une société qui a changé, la punition qu’elle décrit nous offusque par son côté implacable. Même si l’éloignement temporaire de l’enfant est préférable au châtiment corporel, le time out, comme on l’appelle dans une version moderne infiniment plus douce que celle de la comtesse, est dénoncé par les partisans de l’éducation positive comme un reliquat des pratiques mortifiantes d’autrefois. Super Nanny, qui recommande cette pratique pour calmer les enfants dans les moments de crise, en a fait les frais. Peu importe si elle accompagne toujours la sanction d’un « Tu vas aller réfléchir » qui donne du sens au temps d’arrêt, si l’enfant sait pourquoi il doit s’extraire du groupe pour un moment. Cette justification n’autorise en rien, selon ses détracteurs, une pratique de mise à l’écart qui est également une mise en évidence, une rupture dans la routine, un hors-jeu visible par tous et donc potentiellement humiliant. Le time out, la mise au coin ou la relégation dans sa chambre rappellerait d’une certaine façon le bonnet d’âne d’autrefois ou même le pilori, une prise de pouvoir par l’adulte sur un enfant qui, sous le coup du stress, va sécréter du cortisol, un poison pour son cerveau. Les partisans du time out soutiennent en revanche sa compatibilité avec les valeurs démocratiques, affirmant que, dans un climat bienveillant et chaleureux, elle n’a rien d’humiliant, et qu’isoler une pratique de son contexte ne peut qu’engendrer un discours caricatural.
Le time out, comme on l’appelle dans une version moderne infiniment plus douce que celle de la comtesse, est dénoncé par les partisans de l’éducation positive comme un reliquat des pratiques mortifiantes d’autrefois.
L’exemple illustre le statut d’une pratique qui, à côté d’une éducation à coups de bâton, faisait bonne figure parce qu’elle préservait l’intégrité physique de l’enfant et l’enjoignait à un retour sur soi. Laissons de côté le texte à recopier et l’examen de conscience qui devait conduire à un constat de culpabilité, punition en vigueur dans les écoles au moins jusqu’à la fin du siècle dernier, ainsi que la référence chrétienne, inscrite dans l’éducation de l’époque. L’éloignement de l’enfant fait aujourd’hui l’objet d’un débat passionné opposant les partisans de l’éducation positive aux autres, jugés coupables parce que non initiés aux avancées de la science. L’éducation positive assoit sa légitimité sur la prise en compte du développement cérébral des enfants. Au cours de ses conférences, la psychiatre Catherine Guéguen explique l’importance des comportements aimants envers les petits à la lumière des neurosciences, ces dernières marquant pour elle le seul point de départ valide de la compréhension des liens parents-enfants, parce que scientifiquement étayé par l’imagerie médicale, autrement dit par quelque chose que l’on voit.
La montée en puissance des références scientifiques en éducation
Dans la première moitié du XXe siècle, des pédagogues comme Maria Montessori, Célestin Freinet ou Ovide Decroly font référence aux avancées de la psychiatrie, de la psychologie ou de l’éthologie pour défendre une nouvelle approche de l’enfance. Ils s’opposent à la sclérose de l’école traditionnelle en promouvant, dans une vision politique innovante, l’accès à l’éducation pour tous, afin que chacun puisse devenir un citoyen actif. « Quittant le monde des tâtonnements empiriques, des procédés dogmatiques et des superstitions religieuses, les nouvelles pratiques éducatives sont censées devenir rationnelles, vérifiées, réglées par la science ». Le changement est revendiqué, appuyé par une argumentation solide. Quant aux sciences cognitives, ou les neurosciences qui en constituent une composante, elles se sont développées d’une façon exponentielle après la Seconde Guerre mondiale, notamment à partir des travaux de Jean Piaget, de John Bowlby ou encore de Lev Vygotsky. Depuis quelques décennies, ces nouveaux savoirs sont mis à la portée du grand public, les faisant passer des laboratoires au sein de l’école et des familles.
Dans un entretien consacré au développement des enfants, Boris Cyrulnik décrit l’importance d’un lien précoce avec l’apprentissage en s’aidant des neurosciences pour développer sa pensée : « L’imagerie montre que lorsqu’on se dispute devant un tout petit, son cerveau est comme sidéré, ne fonctionne plus, tandis que ses amygdales explosent. Et si cela se répète, le bébé apprend à considérer toute information comme une agression. Par contre, le processus de résilience neuronale démarre dès que l’enfant est sécurisé. Pour cela, il faut fabriquer une niche sécurisante avec des mots, des gestes : en bref, tout le contraire de ce qu’on conseillait avant aux professeurs des écoles, sous peine que tisser une relation affective avec l’enfant risquait de provoquer des dégâts ! ». Qu’apporte la référence aux neurosciences ? Cyrulnik aurait pu dire, au début de son exposé : « Lorsqu’on se dispute devant un tout petit, il reste sidéré. Si cela se répète, le bébé apprend à considérer toute information comme une agression. Par contre, lorsqu’il est sécurisé, le processus de résilience démarre … ». La référence aux neurosciences, plus particulièrement à l’imagerie médicale, dit quelque chose non pas du développement de l’enfant, mais d’une certaine idéologie dans laquelle se place celui qui parle, ou que celui qui parle attribue à ceux qui l’écoutent. Il veut se montrer non seulement persuasif, mais irréfutable.
La référence aux neurosciences, plus particulièrement à l’imagerie médicale, dit quelque chose non pas du développement de l’enfant, mais d’une certaine idéologie dans laquelle se place celui qui parle, ou que celui qui parle attribue à ceux qui l’écoutent.
L’éducation positive, qui se préoccupe non pas des failles mais des ressources, marque un progrès majeur par rapport à l’éducation d’autrefois et ses efforts pour extirper le mal. La prise en compte de nouvelles données scientifiques, issues de champs variés, n’est pas à remettre en cause. Les pédagogues cités plus haut ont été, à leur époque, admirés mais aussi critiqués pour leur façon de piétiner les traditions. Ils ont souvent terminé leur vie dans l’hostilité, voire l’indifférence. Françoise Dolto, à ses débuts, n’était guère comprise. Aujourd’hui, en revanche, si les savoirs sont à portée de main et si les nouveautés, ou les modes, trouvent leur public, cette évolution comporte une part d’ombre. Ces savoirs font souche dans une époque inscrite dans le tout, tout de suite, dans la quête d’efficacité et de résultat rapide, et dans une confiance aveugle en « la » science. Ils s’imprègnent de l’idéologie ambiante.
Une vulgarisation sans nuance
Si l’approche scientifique permet d’amender, critiquer, développer ou réfuter, l’approche « grand public » est en revanche insensible à la notion de doute. La référence aux neurosciences, omniprésente dans les médias, rend celui-ci à la fois inutile et dépassé, parce que le sens commun dote la démarche scientifique d’une aura prestigieuse sans toujours en percevoir les limites. Comprendre le fonctionnement du cerveau permet de poser un lien entre le comportement de l’éducateur et son effet physique sur l’enfant, mais sans donner aucune indication sur ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire lorsque l’enfant s’oppose ou réagit d’une façon inattendue. « La fragilité épistémologique des neurosciences dans le domaine des comportements ne se situe pas dans le recueil des données mais dans leur interprétation ». Selon une conception naïve de l’éducation positive, un parent initié serait suffisamment outillé pour comprendre et décoder le fonctionnement de son enfant, au risque de faire oublier la dimension créative et singulière de l’éducation. Or un bon parent n’est pas un parent initié à la psychiatrie, c’est un parent qui soutient l’enfant, qui ne le lâche pas, qui l’aide à se construire à travers les bons moments mais aussi les déceptions ou les frustrations, les erreurs et les pardons. Tant pis s’il ne comprend pas tout du fonctionnement de son enfant : « Des parents parfaitement empathiques rendraient l’ouverture au monde inutile ».
Un bon parent n’est pas un parent initié à la psychiatrie, c’est un parent qui soutient l’enfant, qui ne le lâche pas, qui l’aide à se construire à travers les bons moments mais aussi les déceptions ou les frustrations, les erreurs et les pardons.
Lorsque les recettes ne fonctionnent pas, les parents l’apprennent à leurs dépens, coupables de ne pas accéder à un bonheur qui pourtant semblait accessible.
La référence aux neurosciences suscite également un certain rejet en « chosifiant » l’être humain, qu’il s’agit de perfectionner et de rendre le plus performant possible selon une norme valable pour tous. Elle inscrit l’individu dans un registre commercial, avec la vogue des gadgets, outils, méthodes, techniques, artefacts destinés à faciliter le métier d’éducateur. D’un point de vue social, elle flatte le besoin de maîtrise des adultes, à une époque où tout va trop vite, où le futur est décrit en termes de menaces. Elle l’inscrit dans un registre sanitaire, pour faire obstacle à un futur marqué par la souffrance, et en particulier par la maladie mentale. L’imagerie médicale et son arsenal technologique restant une des marques distinctives des soignants, elle contribue à médicaliser l’éducation. Même si ce n’est pas le but affiché de ses promoteurs, le lien reste prégnant dans l’imaginaire collectif. Pour finir, elle offre la garantie qu’il existe une vérité à suivre, efficace si l’on acquiert certaines clés pour traverser l’enfance puis l’adolescence de ses enfants sans dommages. Lorsque les recettes ne fonctionnent pas, les parents l’apprennent à leurs dépens, coupables de ne pas accéder à un bonheur qui pourtant semblait accessible. Objectivée par la science et donc applicable à chacun, cette référence, suivie d’une façon naïve, séduit des parents prêts à tout pour faire réussir leurs enfants, et le plus rapidement possible, sans avoir besoin de trouver en eux-mêmes le chemin pour y parvenir. René Char a écrit : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». Le trouble est inhérent à la vie de la famille, qu’elle vivifie et qu’elle fait grandir, avec des personnes qui garderont toujours, et c’est bien comme ça, une part de mystère.
GUÉGUEN C., « Neurosciences. Le cerveau de l’enfant », L’école des parents, vol. 622, n° 1, p. 40-43, 2017.
Voir, par exemple, sa conférence Ted sur Youtube : https://urlz.fr/50tw.
MONTESSORI M., L’enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 2018 (1ère édition : 1935). UEBERSCHLAG J., « De Decroly à Freinet… Apprendre à lire, un pas vers la citoyenneté », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, vol. 53, n°3, p. 13-29, 2020.
HOUSSAYE J., « Pédagogie et sciences de l’éducation : pas facile ! », Les Sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle, vol. 52, n° 2, p. 15, 2019.
Voir « Boris Cyrulnik, neuropsychiatre : « La théorie de l’attachement devrait être enseignée à tous les professionnels de la petite enfance » » sur le site lesprosdelapetiteenfance.fr : https://urlz.fr/q3fx.
SANDER E., GROS H., GVOZDIC K., SCHEIBLING-SÈVE C., Les neurosciences en éducation. Mythes et réalité, Paris, Éditions Retz, 2018.
DAYAN J., « Limites des apports des neurosciences à la compréhension du bébé », Spirale, vol. 91, n° 3, p. 78, 2019.
GRAVILLON I., « Parentalité positive, la nouvelle panacée », L’école des parents, vol. 622, n° 1, p. 31-38, 2017.