L’obligation de prescription des médicaments a partie liée avec la prohibition des drogues. Il faut pouvoir penser ensemble ces deux faces de la même médaille qui transforme, souvent malgré eux, les médecins en « dealers assermentés ». Pour sortir de cette impasse, il est nécessaire de penser les conditions d’une socialisation démocratique de l’absorption des médicaments et des drogues, avec un contrôle de qualité, un contrôle des prix et un développement de l’éducation sanitaire du public.
1. Le domaine dont il sera question ici est celui de l’usage des « produits », que par convenance et par facilité on commencera par appeler drogues et médicaments. L’étymologie est intéressante, mais explique peu. La pharmacie trouve son origine dans le Pharmakon grec, à la fois agent matériel de guérison et poison parfois mortel. Il avait, alors, une déclinaison masculine, le Pharmakeus, victime expiatoire sacrifiée pour le salut de la cité, et une autre féminine, la nymphe Pharmakeia, gardienne de la source sacrée. L’origine du mot drogue est, elle, obscure : un produit séché (droog) ou une teinture, mais de toute manière avec une connotation péjorative. Le stupéfiant (in stupore), engourdit, rend euphorique et dépendant. Il a sa brigade, celle de stups. Le médicament est directement emprunté au latin medicina, art de guérir. La potion se boit, elle a donné également le mot poison et est magique pour Astérix.
2. L’évolution des corporations est plus éclairante. Jusqu’au 17e siècle, les médecins fabriquaient leurs propres potions. Les droguistes leur ôtent progressivement une partie de leurs prérogatives, avant de se diviser en plusieurs métiers distincts : les épiciers marchands de denrées alimentaires, les apothicaires, fabricants de médicaments, et les droguistes de plus en plus cantonnés au commerce des produits à usage ménager. Il n’y a pas de vérité figée, ni des mots ni des disciplines, qui précède l’histoire des corporations et chacune d’elles définit et impose progressivement son champ d’expertise et sa zone de pouvoir.
Il n’y a pas de vérité figée, ni des mots ni des disciplines, qui précède l’histoire des corporations et chacune d’elles définit et impose progressivement son champ d’expertise et sa zone de pouvoir.
Naissance de la pharmacie
3. La séparation entre médecins et apothicaires débute au Moyen-Âge. Un édit français de 1352 interdit aux « apothicaires-épiciers », ainsi nommés dans l’édit, de délivrer des substances abortives ou toxiques sans une ordonnance de médecin. Corollairement, les apothicaires, jusque-là souvent analphabètes, sont donc contraints d’apprendre à lire. L’obligation tombe en désuétude et retrouve une vigueur transitoire quand Louis XIV promulgue un édit semblable suite à l’affaire des poisons. Les apothicaires se nomment progressivement pharmaciens, la corporation s’organise. Avec les Lumières et la Révolution française, le prestige des médecins s’accroit au détriment de celui des prêtres, et la loi de 1803 établit, de manière encore imprécise, la nécessité d’une ordonnance pour délivrer certains médicaments. Elle ne sera pas respectée.
4. 1916 est une date clé. Par les conventions de Shanghai (1909) et de La Haye (1912) le commerce de l’opium, de la cocaïne et de la morphine est désigné internationalement comme un ennemi. En 1916, la France (et d’autres pays) interdi(sen)t « l’usage en société et la détention de stupéfiants ». Au même moment, la liste des stupéfiants est établie pour les médecins. L’interdiction du libre commerce des psychotropes est donc instituée simultanément, de deux manières distinctes : par une interdiction des uns et une médicalisation pour les autres, par le truchement de la prescription. Deux catégories de substances apparaissent : les drogues et les médicaments. À partir de 1980, les médecins ne peuvent plus prescrire ni héroïne ni cocaïne. La potion de San Christopher, qui en est faite, est rayée de la pharmacopée.
La distinction entre usage et abus s’efface progressivement pour les deux catégories, rendant tout usage potentiellement abusif. Ce n’est que récemment que le terme «usager de drogue » apparaît et commence à remplacer les mots idéologiques au suffixe -isme (l’alcoolisme) ou psychiatriques au suffixe -mane ( le toxicomane).
5. L’interdit est particulièrement puissant en ce qui concerne les drogues de l’esprit, les substances qui modifient l’état de conscience : psychostimulants, anxiolytiques et psychodysleptiques. En même temps, et précisément parce qu’elles sont matérielles, ces substances exhibent la fragilité de la séparation corps-esprit. L’interdit s’est donc concentré initialement sur les drogues ayant un effet sur la pensée, car c’est le processus qui fonde l’idéal de liberté et de démocratie. Mais aucune substance ne connaît par elle-même l’esprit, elle ne connaît que le corps, dont le cerveau est une partie. L’interdit s’est progressivement étendu aux médicaments du corps, qu’ils soient légaux, illégaux (substances dopantes pour les sportifs) ou mixtes (substances légales utilisées dans des buts performatifs).
L’interdiction du libre commerce des psychotropes est instituée simultanément, de deux manières distinctes : par une interdiction des uns et une médicalisation pour les autres, par le truchement de la prescription.
La santé comme valeur supérieure
6. L’interdiction d’absorber des drogues de l’esprit (stupéfiants illégaux) et l’obligation d’avoir une ordonnance médicale pour en ingérer ou s’en injecter sont concomitantes et se développent donc parallèlement. La prescription devient obligatoire pour la plupart des médicaments. Les citoyens perdent le droit de prendre ce type de risque particulier, tout en conservant la possibilité de se mettre individuellement en danger par mille autres comportements. La santé devient une valeur supérieure aux autres, confisquée aux citoyens et confiée aux médecins.
Parallèlement, le développement des assurances, et tout particulièrement de la Sécurité sociale, confère au médecin la tâche de désigner quel médicament et dans quelles conditions une prise en charge collective est autorisée : le remboursement par la Sécurité sociale. Prescrire un médicament et demander son remboursement sont deux démarches totalement distinctes, mais la fusion des deux dans la même personne, le médecin, et dans le même document, l’ordonnance, contribue à semer la confusion et à obscurcir le débat public.
7. De nombreuses nouvelles substances psychotropes apparaissent, autant légales qu’illégales. Chacune va être domestiquée selon une séquence différente, mais parallèle, en fonction de son caractère récréatif ou thérapeutique.
Pour les drogues de rue, schématiquement, se succèdent les pionniers, les aventuriers de l’expérimentation, suivis des dandys qui ouvrent la voie à l’usage populaire et généralisé, ceci avant une désaffection progressive des élites expérimentatrices qui vont se diriger vers de nouvelles substances.
Tout aussi schématiquement, pour les produits issus de l’industrie, il y a l’expérimentation scientifique contrôlée, puis la période enthousiasmante des premiers malades utilisateurs (la « lune de miel »), suivie de la déception, quand l’espoir démesuré de miracle, du rituel thaumaturgique, disparaît, et enfin celle d’une stabilisation raisonnable avec un développement commercial parfois spectaculaire.
Des frontières poreuses
8. L’échec de la politique prohibitionniste des drogues de rue est démontré et accepté. Malgré la multiplication des mesures répressives, l’usage et le développement du commerce par les entrepreneurs extra-systèmes (les « mafias ») n’ont cessé d’augmenter. En 2019, l’ONU déclare l’échec des politiques répressives. Aucune des dépénalisations partielles tentées n’a provoqué la catastrophe sanitaire annoncée. De même, l’obligation de la prescription médicale n’a que très marginalement contrôlé l’augmentation du commerce des médicaments. Pour la plupart des substances (psychotropes, antibiotiques, antalgiques), les médecins ne font que respecter la demande de public, l’anticiper parfois et, paradoxalement, en augmenter la consommation par la légitimité que confère leur signature. Comme pour les certificats, si c’est le médecin qui le signe, c’est que « la science l’autorise ». Les médecins se transforment progressivement, souvent malgré eux, en dealers assermentés. En aval s’est également développé un marché gris des psychotropes : la revente en rue des médicaments achetés en pharmacie.
Ce n’est donc pas dans la substance que se trouve la clé de la compréhension, mais dans la place que la société lui réserve à travers ses règlements, ses lois, ses pratiques du moment et du lieu.
Les médecins se transforment progressivement, souvent malgré eux, en dealers assermentés.
9. Les frontières entre drogues illégales, médicaments et aliments psychotropes, comme l’alcool, les compléments alimentaires ou les alicaments, sont poreuses ; les « no man’s land » sont plus vastes que les territoires définis. Ni l’histoire, ni les mots, ni la biologie ne définissent ce qui appartient à chaque terme. La manière de fabriquer le produit n’est pas non plus discriminante, pas plus que son interdiction ou son autorisation de publicité. Ce qui fait avant tout la différence, c’est la corporation qui le distribue, sa force et son organisation.
Un médicament est vendu dans une pharmacie, une drogue est soumise aux lois du marché parallèle et encore illégitime. Ce sont les règlements d’un secteur industriel en construction, d’une nouvelle accumulation de capital. L’alcool chez nous, le khat en Afrique, les vitamines et les compléments divers sont disponibles chez l’épicier. Chaque corporation lutte pour conserver et étendre son monopole.
Le développement de l’Internet et de l’intelligence artificielle va diminuer encore plus la maîtrise des médecins sur le diagnostic et le traitement.
De l’adhésion à la prescription
10. La prescription, ou l’ordonnance, les deux mots sont quasi synonymes, est l’emblème du pouvoir du médecin. Il conclut le rituel de la consultation (avant le paiement) et résume ce qui s’y est déroulé : les demandes, les diagnostics et traitements proposés, les négociations et arbitrages. Avec le dossier et la lettre au collègue, l’ordonnance désigne la maladie. Elle est la principale extension du médecin, de sa personne, de son corps. La prescription est un objet ayant une histoire et un contexte. Elle est socialement inscrite, enchâssée. Elle désigne la compétence du médecin d’étiqueter la maladie et de la guérir. C’est son caractère sacré.
11. Contrairement à la consultation, l’ordonnance est un écrit. Elle est signée, datée, adressée. Elle peut être volée, contrefaite, vendue, extorquée. Pour les cultures africaines, elle a une valeur thérapeutique en soi, un côté magique. En Occident, la question centrale est celle du respect de l’ordre donné. Comme elle peut être respectée, elle peut ne pas l’être. Dans le jargon médical, ceci est nommé observance et compliance. Les deux mots désignent la bonne conduite de soumission. Comme ces termes sont trop explicites, un troisième, plus acceptable a été trouvé : l’adhésion. Il s’agit d’un mot moins moral et jugeant.
12. Respect et irrespect de la prescription forment ensemble un mode d’être, un « habitus ». L’ordonnance elle-même porte les conditions de l’adhésion : plus elle est longue, plus elle est confuse ou illisible, moins elle sera respectée. Mais la sociologie du respect de la prescription confirme que ce respect est lié à la culture de la soumission. L’adhésion est relativement semblable pour les différentes catégories sociales. La religion par contre, en ce qu’elle produit de la soumission, a un effet : dans un même pays, les protestants respectent plus les ordonnances médicales que les catholiques.
13. Aussi étrange que cette affirmation puisse paraître aujourd’hui, le pouvoir de la médecine s’affaiblit. La médecine, comme institution, est tiraillée entre deux autres institutions puissantes et cohérentes :
– Les producteurs de substances (l’industrie pharmaceutique et les fabricants de drogues illégales) d’une part, qui tirent leur force de la plus-value que procure la vente des substances.
– Les professionnels du lien social de l’autre : psychologues, psychothérapeutes, coachs et spécialistes du bien-être. Ces derniers s’appuient sur la résistance de la société à la réification en général, à celle du soin en particulier.
Par ailleurs, la connaissance médicale de la population croît. Le développement de l’Internet et de l’intelligence artificielle va diminuer encore plus la maîtrise des médecins sur le diagnostic et le traitement. Cependant, ils demeurent encore les maîtres de la nosographie, du découpage du mal en maladies distinctes. Mais de nouvelles professions de biologistes et d’épidémiologistes-statisticiens commencent à les concurrencer dans cette fonction.
Une sortie des interdits, obligation de la prescription et interdiction du commerce de certaines substances, progressif, partiel, chaotique est inévitable.
Les deux voies de sortie des interdits
14. Si on admet que l’interdit de l’achat de substances psychotropes de rue est un échec et si on admet également que l’obligation de l’ordonnance fait partie de la même politique prohibitionniste, qu’elle n’a pas entraîné de diminution de la consommation de médicaments et que les médecins qui en sont les détenteurs voient leur monopole contesté, on doit alors se poser deux questions, liées :
– quelle force motive cette perpétuation ?
– pourquoi l’interdit se poursuit-il ?
15. La réponse est complexe et multiple.
Son noyau dur est certainement le désir de servitude volontaire, la difficulté à penser la fin de l’interdit, le saut dans l’inconnu que cela signifierait et la difficulté d’imaginer un nouvel ordre à construire.
Un deuxième mécanisme est le fait que l’interdit des substances s’appuie sur une fonction anthropologique forte : la naturalisation du social. Il s’agit de donner un statut biologique, « essentiel », à des substances dont la nature est définie avant tout par des facteurs culturels. C’est la même biologisation du social, la même naturalisation de la culture qui est à l’œuvre dans la pensée raciste qui se perpétue et s’accroît alors même que la biologie, et la pensée scientifique en général, démontre l’inexistence des races.
Un troisième facteur est le statut particulier de la santé, qui prend dans la modernité la fonction du salut, de la rédemption dans le monde chrétien. C’est la fonction sotériologique que la valeur-santé comble, et qui en fait un objectif perçu comme exceptionnel. Elle n’aurait pas de prix, et pour elle on peut bien abandonner quelques droits humains fondamentaux.
Il faut apprendre simultanément à ne pas se « droguer » inutilement et à avoir le droit de le faire.
16. Une sortie des interdits, obligation de la prescription et interdiction du commerce de certaines substances, progressif, partiel, chaotique est inévitable.
Deux politiques différentes sont possibles : une sortie ultralibérale, portée par la pensée libertarienne ou une évolution vers une socialisation démocratique de l’absorption des médicaments et des drogues, avec un contrôle de qualité, un contrôle des prix et un développement de l’éducation sanitaire du public. Il faut apprendre simultanément à ne pas se « droguer » inutilement et à avoir le droit de le faire. La complexité est civilisatrice, le simplisme destructeur.
La sortie de la prohibition est tributaire de l’évolution de la société autant qu’elle en est un agent.