Dans un paysage journalistique qui s’intéresse relativement peu au fonctionnement de l’industrie pharmaceutique belge, Médor fait figure d’heureuse exception. Articles et enquêtes-fleuves ont en effet marqué les sorties du trimestriel depuis sa première parution en novembre 2015. Olivier Bailly dévoile ici quelques-unes des caractéristiques du journalisme relatif aux activités de Big Pharma.
Propos recueillis par Edgar Szoc
Prospective Jeunesse : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser journalistiquement au secteur pharmaceutique ?
Olivier Bailly : J’ai été amené à entrer dans le domaine, par la petite porte en quelque sorte. J’avais reçu un tuyau, comme les journalistes en reçoivent fréquemment, à propos d’une histoire d’importation parallèle de médicaments. C’est ce qui a donné lieu à mon premier article sur le sujet (« Des Médocs à remballer » paru en 2017, dans le huitième numéro de Médor). Je n’avais aucune connaissance du secteur et les « barrières à l’entrée » sont assez élevées, vu la technicité du domaine. Dès lors, vu le temps et l’énergie dépensés, il m’a paru intéressant de continuer à couvrir le sujet, même si ma porte d’entrée avait été un point de détail. C’est ainsi que j’ai été amené à développer une grille de lecture du secteur et à écrire notamment sur la Commission de remboursement de l’Inami, le Fentanyl et l’Oxycontin. Il faut ajouter que le nombre de journalistes traitant de ces questions est relativement restreint en Belgique, pour des raisons que j’ignore. Je me souviens qu’il y a quelques années, les Mutualités chrétiennes avaient organisé des formations sur le sujet à destination des journalistes, mais qu’elles avaient enregistré assez peu d’inscrits.
Médor : pour un journaliste robuste
Fin 2023, la parution du 33ème numéro de Médor ne passait pas inaperçue. Chaque exemplaire papier était en effet troué en son centre à chacune des pages ; une manière pour l’équipe de Médor de rappeler la fragilité du projet et d’appeler à l’aide son lectorat, et surtout son lectorat potentiel, pour éviter que « la presse de demain ne [soit] la sidérurgie d’hier ». À l’occasion de la sortie de ce numéro, paraissait également un appel « pour un journaliste robuste », reprenant ce concept de robustesse au biologiste Olivier Hamant, qui y voit une alternative durable à la performance.
Pour que ce journaliste robuste soit pérenne, Médor doit vendre environ 6 300 exemplaires de chacun de ses numéros. Or, au moment du lancement de l’appel, ces ventes oscillaient autour de 5 500. Nous nous permettons donc de relayer cet appel, émanant d’une publication dont la disparition ferait perdre au paysage éditorial francophone belge un de ses piliers les plus précieux.
Vous retrouverez l’intégralité de l’Appel ici : https://medor.coop/appel/.
Cette grille de lecture que vous avez développée, comment la résumeriez-vous ?
Olivier Bailly : Ce qui est frappant à observer, c’est le caractère particulièrement dominant d’un acteur, qui occupe tout le spectre : les entreprises pharmaceutiques, qui sont évidemment du côté des producteurs, mais également des associations de patients qu’ils peuvent financer dans la mesure où ils ont des intérêts communs au remboursement des médicaments. Et puis, en amont même de la production, les entreprises jouent un rôle déterminant dans le financement des recherches universitaires, dans le design des études cliniques, pour préciser ce qu’on cherche et ce qu’on ne cherche pas, notamment pour viser une efficacité au spectre le plus étroit possible, ce qui permet une multiplication des remboursements. Le KCE (Centre fédéral d’expertise des soins de santé) effectue bien sûr des recherches qui ne sont pas indexées sur les intérêts des entreprises, mais sa force de frappe est incommensurablement moindre. Les essais cliniques universitaires dépendent, certes, de l’approbation des comités d’éthique, mais in fine, ce sont quand même les entreprises pharmaceutiques qui donnent le « la ».
Leur emprise porte encore sur les revues médicales, dont beaucoup dépendent des publicités achetées par les entreprises pharmaceutiques pour leur survie économique. C’est pourquoi des revues médicales sans publicité comme Prescrire ou Cochrane sont essentielles pour donner aux médecins des informations non biaisées relatives à l’efficacité ou aux risques associés à tel ou tel médicament. Il me semble que le vrai enjeu, c’est de parvenir, sur ce sujet, à éviter le monopole de la parole et de l’expertise.
Beaucoup de revues médicales dépendent des publicités achetées par les entreprises pharmaceutiques pour leur survie économique.
Précisément, que peut-on faire pour éviter ce monopole de la parole et de l’expertise ?
Olivier Bailly : Les pouvoirs publics ont la volonté d’accroître la transparence, vu les sommes considérables qui sont engagées. Par ailleurs, des outils existent pour produire de l’information et lui donner du sens. Je pense par exemple aux bases de données considérables de l’Inami et des mutualités, qui permettent par exemple de cartographier l’usage d’un médicament, ce qui peut donner des résultats très instructifs.
Il existe en outre des outils légaux contraignants comme le Sunshine Act et sa version belge Betransparent (voir Encadré), qui facilitent l’accès à l’information sur les flux financiers entre entreprises pharmaceutiques et acteurs de la Santé. Mais tout n’est pas rose pour autant : la plateforme Betransparent est organisée par le secteur lui-même, mais sans contrôle ni sanction de la part de l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé. Par ailleurs, les normes relatives aux « Declaration of Interest » ne sont pas standardisées, notamment quant à leur durée de couverture, qui peut être de trois ou de cinq ans.
Enfin, en matière de transparence, on peut compter sur de nombreux praticiens et spécialistes qui mettent l’intérêt des patients au-dessus des intérêts financiers, sont demandeurs d’informations et n’hésitent pas à les partager. Nous avons reçu beaucoup de réactions très positives de leur part suite aux différents articles que nous avons publiés sur ces sujets.
Le vrai enjeu, c’est de parvenir, sur ce sujet, à éviter le monopole de la parole et de l’expertise.
Avez-vous fait face à des tentatives d’obstruction de la part du secteur ou des entreprises ?
Olivier Bailly : Non, il n’y a eu aucune obstruction, ni menace, ni même manifestation de nervosité. Au contraire, nous sommes très bien accueillis et pharma.be, l’Association générale de l’industrie du médicament en Belgique, va toujours mettre un point d’honneur à répondre à toutes les questions. En revanche, s’il n’agit pas de manière frontale à l’encontre d’un article ou d’une recherche qui ne va pas dans le sens de ses intérêts, le secteur est en revanche très vigilant et n’hésitera pas non plus à allumer des contre-feux, dans une logique d’influence et de soft power.
En réalité, toute réflexion sur ce secteur se doit d’être marquée par l’ambivalence. Il serait simpliste de tenir un discours qui ne serait que diabolisant. On peut certes souhaiter un système plus collectif qui tienne mieux compte de l’intérêt commun, mais on doit aussi reconnaître qu’il y a des médicaments qui changent la vie !
Le Sunshine Act et Betransparent
Le « Physician Payments Sunshine Act », communément raccourci en « Sunshine Act », est une loi américaine de 2010 visant à accroître la transparence des relations financières entre les professionnels de la santé et les fabricants de produits pharmaceutiques. Il soumet les fabricants de médicaments, de dispositifs médicaux, et les distributeurs de matériels biologiques et médicaux couverts par les programmes de soins de santé fédéraux états-uniens à une obligation de collecte et de suivi de toutes les transactions financières faites au profit des médecins et des hôpitaux universitaires ainsi qu’à une obligation de déclaration de ces transactions à l’Agence fédérale de la santé et des services sociaux. En améliorant la transparence des flux financiers entre entreprises pharmaceutiques et professionnels de la santé, la loi vise à révéler – et dès lors réduire – les potentiels conflits d’intérêts.
En Belgique, une obligation similaire existe depuis 2017, via un « Sunshine Act » à la belge. Les données financières qui en résultent sont rendues publiques sur le site https://betransparent.be.