Pionnière de l’utilisation de l’hypnose en chirurgie, l’anesthésiste Marie-Elisabeth Faymonville revient sur le développement de cette pratique, les perspectives qu’elle ouvre – et les abus qui peuvent en découler.
Prospective Jeunesse : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser au rôle de l’hypnose dans les opérations chirurgicales ?
Marie-Elisabeth Faymonville : J’étais anesthésiste, responsable de la chirurgie plastique et du centre des grands brûlés du CHU de Liège. J’ai assez rapidement été convaincue de la possibilité de remplacer des anesthésies générales par des anesthésies locales accompagnées par l’hypnose (hypnosédation). J’avais heureusement construit une relation de grande confiance avec les chirurgiens qui opéraient et qui ont accepté de réaliser les premiers essais, qui se sont avérés très concluants. Comme je venais du FNRS, j’ai eu la possibilité d’effectuer des recherches rétrospectives et prospectives randomisées qui ont établi l’efficacité de la méthode et permis de diffuser la pratique, en particulier dans le monde francophone. Par ailleurs, le bouche-à-oreille a fonctionné et ça n’a pas été particulièrement difficile de convaincre les chirurgiens de l’efficacité et de l’utilité de la méthode. Ce qui est en outre intéressant en Belgique, c’est que l’anesthésiste décide à égalité avec le chirurgien, alors que dans beaucoup de pays, c’est le chirurgien qui décide seul du caractère local ou général de l’anesthésie.
Apprenti ou virtuose, chacun peut y parvenir, à condition de s’exercer.
PJ : Précisément, en quoi consiste cette méthode ?
J’ai commencé par pratiquer l’hypnose en tant qu’anesthésiste, comme une technique complémentaire permettant de réaliser avec une anesthésie locale et un peu d’antidouleurs en cas de besoin des opérations, comme celles de la thyroïde ou de l’ablation mammaire, qui requerraient au préalable une anesthésie générale. Cette méthode d’hypnosédation permet d’éviter le coma pharmacologique réversible de l’anesthésie générale, ce qui est très largement préférable pour les patients. Ce n’est évidemment pas possible pour des grosses interventions (opération du cœur, ouverture du thorax, etc.).
Bien entendu, ces méthodes ne sont appliquées qu’avec l’accord des chirurgiens et des patients, qui acceptent donc de rester conscients tout au long de l’opération. Certains chirurgiens sont tellement habitués à travailler avec des patients inconscients qu’ils ne sont pas prêts à opérer sous hypnosédation, mais en général, quand on le leur propose, le chirurgien décide en fonction de son expérience et de ce qu’il a perçu comme difficultés opératoires. Il m’est arrivé de travailler avec des chirurgiens qui acceptent de pratiquer des hystérectomies vaginales sous hypnosédation, alors que ça paraît complètement impossible à envisager pour d’autres.
Enfin, il convient de préciser que des contre-indications existent : la surdité, bien entendu, mais aussi la démence, des troubles psychiatriques comme les troubles dissociatifs ou encore l’allergie aux anesthésiants locaux.
PJ : Comment qualifieriez-vous l’hypnose que connaissent les patients en hypnosédation ?
C’est un état de conscience modifié, et pas du tout du sommeil. La personne modifie la conscience qu’elle a d’elle-même et de son environnement. Elle est physiquement présente, mais pas mentalement. Le patient s’extrait en quelque sorte du bloc opératoire et s’installe mentalement dans un lieu confortable lié à des émotions positives, comme des souvenirs de vacances ou d’activités sportives.
Ce qui est fondamental, c’est qu’on se met soi-même en hypnose : on n’est pas hypnotisé. Entrer dans cet état nécessite évidemment de la confiance en la personne (en l’occurrence l’anesthésiste) qui pratique l’hypnosédation.
Une fois les conditions réunies, la patient se dissocie et éprouve un autre état, nettement plus confortable et avec beaucoup moins de douleur que sans hypnose. L’imagerie cérébrale a d’ailleurs permis de montrer que sous hypnose, le réseau de la douleur est modifié : la douleur n’est pas perçue de la même manière.
Au départ, on se posait la question de savoir si l’hypnose tenait simplement du jeu de rôle ou si elle était caractérisée par un fonctionnement différencié du cerveau. Jusqu’aux années 1990, on disposait de très peu d’outils pour répondre à cette question, mais avec l’arrivée du Pet Scan et de l’IRM fonctionnel, on a pu en savoir beaucoup plus. Les travaux que j’ai eu la chance de mener avec Pierre Maquet, du centre de recherche Cyclotron ont permis de montrer qu’il s’agissait véritablement d’un fonctionnement différencié du cerveau. Pour ce faire, on a comparé les imageries cérébrales de volontaires qui étaient d’accord, pour le premier groupe, de se mettre sous hypnose et de se remémorer leurs vacances, et pour le second, de se remémorer leurs vacances sans induction hypnotique. ou juste de s’en souvenir. Les résultats étaient très différents ! Il s’agissait vraiment de travaux pionniers pour l’époque, qui ont été entièrement corroborés par les recherches parallèles que menait Pierre Rainville au Canada. Tous ces résultats ont été publiés dans des revues à comité de lecture et c’est sans doute aussi cet élément qui a permis de convaincre assez facilement les chirurgiens de l’intérêt de la pratique.
L’hypnose est un talent que chacun d’entre nous possède et vit au quotidien, avec des intensités différentes. Nous connaissons par exemple ces états quand nous sommes absorbés par un livre ou un film intéressants ou lorsque nous entrons dans une forme de pilotage automatique en voiture sur un trajet bien connu. Mais comme tous les talents, celui de l’hypnose est inégalement réparti : c’est comme les mathématiques, le dessin ou la gymnastique ! Certains individus sont des virtuoses de l’hypnose ; d’autres sont plutôt des apprentis, qui ont besoin de beaucoup plus de temps pour maîtriser la technique. Ceci dit, apprenti ou virtuose, chacun peut y parvenir, à condition de s’exercer : c’est en forgeant qu’on devient forgeron !
Si quelqu’un propose de traiter les addictions en quelques séances avec 100% de succès, il faut prendre ses jambes à son cou !
PJ : Avez-vous eu l’occasion d’expérimenter ces techniques en dehors du bloc opératoire ?
Oui ! Comme ils fonctionnaient très bien en chirurgie, j’ai voulu offrir ces outils aux personnes qui souffrent de douleurs chroniques et pour qui la capacité de se mettre en autohypnose est une ressource précieuse. À elle seule, cette technique ne suffit pas, mais intégrée dans des stratégies plus globales d’apprentissage à s’observer, à connaître ses qualités, ses lignes de force, ses ressources et ses manières de se faire plaisir, à être à l’écoute de ses besoins, à prendre soin de soi, à travailler avec soi-même dans la bienveillance, elle peut être très efficace et amener une diminution de la prise médicamenteuse dans le traitement de situations douloureuses, qu’il s’agisse de douleurs stricto sensu, mais aussi d’anxiété ou de dépression. Ceci dit, là aussi, comme pour l’hypnose, la pratique et l’exercice sont fondamentaux : il s’agit de ne pas en rester au niveau théorique.
Enfin, je travaille également en soins palliatifs et en oncologie. En réalité, on a pu montrer l’intérêt de la pratique de l’hypnose pour de nombreux problèmes de santé chroniques (des acouphènes, à l’eczéma en passant par la polyarthrite.
À elle seule, l’hypnose ne suffit pas, mais intégrée dans des stratégies plus globales, elle peut être très efficace et amener une diminution de la prise médicamenteuse.
PJ : Qu’est-ce qui vous a le plus étonné dans le développement de ces pratiques médicales d’hypnose ?
Ce sont probablement les ressources extraordinaires que possèdent les patients sans le savoir, et parallèlement, une forme de manque de confiance pour les utiliser en leur faveur. Mais cette question de confiance est aussi essentielle du côté du personnel soignant : la pratique de l’hypnose nous permet de faire davantage de confiance aux compétences des patients et, certainement, d’être davantage à leur écoute. En recourant à l’hypnose, on apprend en outre que les mots peuvent guérir comme ils peuvent détruire.
Mais comme pour toute innovation, il faut prendre garde aux excès d’enthousiasme. L’utilisation de l’hypnose avec les patients n’est pas protégée, ce qui peut mener à des abus. Ce peut être le cas en matière de traitement des addictions : on sait bien que ces problématiques sont complexes et nécessitent un travail en réseau regroupant diverses spécialités. Si quelqu’un propose de traiter les addictions en quelques séances avec 100% de succès, il faut prendre ses jambes à son cou ! J’ai d’ailleurs participé à la rédaction d’un avis pour le Conseil supérieur de la Santé relatif à l’utilisation responsable de l’hypnose dans les soins de santé.
PJ : Quelle est la direction que prennent les travaux qui ont commencé par étudier l’efficacité de l’hypnose ?
On souhaite désormais investiguer d’autres approches de conscience modifiée, comme celles qu’on peut obtenir avec des approches chamaniques, avec la musique, le reiki, la réflexologie plantaire, la méditation, le yoga, en s’intéressant aux résultats à court terme, mais aussi à long terme. C’est notamment en oncologie que beaucoup de recherches sont menées pour améliorer la vie des patients. L’avantage d’être dans un milieu universitaire, c’est la garantie de mener des recherches robustes dont les résultats sont probants.