L’usage de cannabis en Europe. Étude comparative des systèmes législatifs et de la prévalence d’usage.

juin 2015

Alors qu’en matière de cannabis l’actualité demeure colonisée par des femmes ou des hommes politiques qui n’aiment rien tant que brandir le bâton de la prohibition arguant de ses vertus de dissuasion, un simple aperçu des systèmes législatifs en vigueur dans quelques pays d’Europe démontre l’absolue futilité de ce genre de posture. Bien que particulièrement répétitif, ce théâtre hypocrite pourrait se révéler comique si sa mise en scène n’avait pas pour conséquence le fichage, le contrôle, l’obligation de soins, voire pour certains usagers l’embastillement. Comble du ridicule, il semble que les systèmes législatifs qui, progressivement tournent le dos à la prohibition, contribuent à faire diminuer les consommations de drogues.

Selon les dernières estimations de l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (OEDT), près de 74 millions d’Européens âgés de 15 à 64 ans auraient déjà consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie, et 18 millions au cours des 12 derniers mois². Le cannabis est d’ailleurs la substance illicite la plus consommée à travers le monde³. Pourtant, la fabrication et la vente de ce produit sont interdites à l’échelle planétaire sur base de conventions édictées par les Nations Unies qui contraignent les pays membres à considérer ces actes comme une infraction pénale. La détention de cannabis pour usage personnel est censée être soumise aux mêmes restrictions, mais sous réserve des « principes constitutionnels et des concepts fondamentaux du système juridique » du pays. Cette clause équivoque a permis à certains pays de développer une approche législative davantage « tolérante » à l’égard de la détention de drogues (le plus souvent de cannabis) destinée à l’usage personnel. Ainsi, en Europe, alors que certains pays ont une législation ferme et exagérément punitive envers la simple détention de cannabis, d’autres pays ont dépénalisé cette infraction voire en tolèrent la vente et l’usage sous certaines conditions.

Le présent article vise à comparer succinctement les approches développées par la Belgique, la France, les Pays-Bas et le Portugal en matière de législation sur la détention cannabis, et ce à la lumière d’une série d’indicateurs relatifs à sa consommation dans la population générale et chez les jeunes. Nous avons sélectionné ces 4 pays parce qu’ils se placent, dans une certaine mesure, à différents points d’un continuum allant de la prohibition sévère de la détention de cannabis à l’autorisation de détention dans le cadre strictement limité de l’usage personnel. Concrètement, l’objectif de ces comparaisons est d’estimer si la consommation de cannabis varie en fonction des systèmes législatifs développés par ces quatre pays.

Différentes approches législatives en matière de détention de cannabis

Bien que les politiques législatives en matière de cannabis émanent de conventions communes, tous les pays de l’Union Européenne n’appliquent par la même législation en la matière. En effet, si la production et la vente sont systématiquement interdites et réprimées par des mesures pénales4, il n’en va pas de même à l’égard de la simple détention pour usage personnel.

La France compte parmi les pays européens les plus répressifs à l’égard de l’usage de cannabis, puisque la loi prévoit une peine pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement et/ou 3 750 euros d’amende en cas de simple usage de cannabis (article 3421-1 du Code de la Santé Publique). Dans les faits, s’il s’agit d’un premier délit, le juge peut aussi ordonner une injonction thérapeutique ou un stage de sensibilisation aux dangers du produit, dont les frais sont à la charge de la personne incriminée. Aux yeux du législateur français, la simple détention d’une petite quantité de cannabis est assimilée à l’usage du produit, et si différents indices (quantités saisies, contexte, antécédents judiciaires…) laissent penser que la détention du produit n’a pas pour finalité l’usage personnel, le délit peut être assimilé à un trafic et tomber sous le coup du Code Pénal. La peine peut alors aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 7 500 000 euros d’amende en cas de gros trafic, et jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75000 euros d’amende en cas de petit trafic. Ces peines sont en outre doublées lorsqu’il peut être établi que le produit a été vendu ou offert à des mineurs d’âge.


1. Docteur en sciences psychologiques, chargé de projets Eurotox (www.eurotox. org).

2. EMCDDA, Rapport européen sur les dro- gues. Tendances et évolutions, Lisbonne, Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies,

3. UNODC, World drug report 2014, Vienna, United Nations Office on Drugs and Crime,

4. Les Pays-Bas dérogent toutefois à cette règle puisque la législation mise en place dans ce pays tolère la vente de petite quantité de cannabis dans des points de vente spécialisés. Néanmoins, et cela fait tout le paradoxe de ce pays, la production de cannabis y est strictement interdite, de sorte que ces points de vente sont alimentés en toute illégalité.

En Belgique, la loi du 24 février 1921 et ses amendements interdisent et répriment le trafic (dont la détention) de drogues illicites, y compris de cannabis. Deux directives ministérielles datant de 2003 et 2005 sont toutefois venues atténuer la portée de cette loi en ce qui concerne spécifiquement le cannabis. Ces directives prévoient que la détention de petite quantité (3 grammes maximum) ou d’une plante destinée à l’usage personnel doit constituer le degré le plus bas de la politique des poursuites si la personne est majeure et pour autant qu’il n’y ait pas de circonstances aggravantes (présence d’un mineur au moment des faits) ou trouble à l’ordre public. Il s’agit de mesures à cheval entre la répression et la dépénalisation, qui ne sont certes pas par- faites (notamment parce que les critères permettant de définir ce qu’il faut entendre par trouble à l’ordre public restent flous et donc sujets à l’interprétation), mais qui ont pour conséquence que la simple détention d’une petite quantité de cannabis ne fait généralement plus l’objet de poursuites judiciaires (au profit d’un procès-verbal simplifié) depuis environ 10 ans, et ce bien qu’il s’agisse encore d’un délit.

Le Portugal a promulgué le 29 novembre 2000 une loi dépénalisant explicitement l’usage et la détention de l’ensemble des drogues illégales, ce qui en fait un pays pionnier en matière de décriminalisation de l’usage de drogues. Concrètement, cette loi stipule que, bien que les drogues restent illégales sur le territoire portugais (de manière à se conformer, sur la forme, aux prescriptions des conventions internationales), le fait d’en posséder ou d’en consommer n’est plus considéré comme un délit chez les personnes âgées de plus de 16 ans, pour autant que la quantité trouvée ne dépasse pas 10 fois la dose normale. Dans les faits, le simple usager se voit donc tout au plus sanctionné d’une amende administrative.

Enfin, les Pays-Bas ont adopté en 1976 une loi qui opère une distinction entre drogues dures et drogues douces, visant à décriminaliser la détention et l’usage de ces dernières. Même si la possession et l’usage du cannabis sont théoriquement punissables, ils sont depuis lors tolérés dans les faits : ainsi, une personne majeure est « autorisée » à détenir sur elle jusqu’à 5 grammes de cannabis, bien que la police ait pour consigne de s’en saisir. La possession de plus de 5 grammes est passible d’être assimilée à du commerce et peut donc entraîner une amende pouvant aller jusqu’à 3 500 euros. Enfin, la possession de plus de 30 grammes constitue un délit passible de maximum deux ans d’emprisonnement et/ou d’une amende pouvant s’élever jusqu’à 16 750 euros. Une des particularités des Pays-Bas est d’avoir également développé une tolérance à l’égard de la vente de cannabis, laquelle est effectivement tolérée à certaines conditions dans des points de vente et de consommation (nommés « coffee shops ») spécifiquement mis en place depuis 1976 de manière à séparer le marché des drogues « douces » de celui des drogues « dures ».

L’usage de cannabis dans la population générale et chez les jeunes

Les pays membres de l’Union Européenne récoltent de manière annuelle une série de données et informations en lien avec l’usage de drogues, qui sont envoyées à l’OEDT afin de dépeindre l’état du phénomène des drogues en Europe. Parmi ces données, on retrouve l’indicateur d’usage de drogues dans la population générale et chez les jeunes, qui se base sur des enquêtes réalisées à grande échelle via des questionnaires auto administrés 5 à un échantillon supposé représentatif de la population cible 6. Il se décline en une série de sous-indicateurs sur base de la période d’usage (usage sur la vie, au cours des 12 derniers mois et au cours des 30 derniers jours).

En ce qui concerne l’usage de cannabis dans la population générale, on peut voir dans le tableau 1 que les prévalences d’usage sur la vie, au cours des 12 derniers mois et au cours des 30 derniers jours sont les plus élevées en France, tant sur l’ensemble de la population générale (15-64 ans), que plus spécifiquement chez les 15-34 ans. Les Pays-Bas enregistrent également des niveaux élevés de prévalence d’usage, alors qu’ils sont clairement moins élevés en Belgique et, surtout, au Portugal. De manière similaire, la prévalence de l’usage quotidien est également plus élevée en France que dans les autres pays, et elle est à nouveau la moins élevée au Portugal.

L’usage de cannabis chez les jeunes européens est aussi régulièrement estimé à l’aide de l’enquête ESPAD (European School Survey on Alcohol and Others Drugs), dont la dernière levée remonte à 2011. Cette enquête est réalisée dans les établissements scolaires via un questionnaire auto administré complété en classe par un échantillon représentatif d’élèves âgés de 15-16 ans.

Comme l’indique le tableau 2, les indicateurs de pré- valence de l’usage de cannabis sur la vie, au cours des 12 derniers mois et au cours des 30 derniers jours chez les élèves de 15-16 ans sont similaires à ce que l’on observe dans la population générale, à savoir qu’ils révèlent une consommation plus élevée chez les élèves français que chez ceux des autres pays, et une consommation moins élevée chez les élèves portugais. L’usage régulier de cannabis, ici défini comme le fait d’en avoir consommé à 40 reprises ou plus au cours de la vie, est également plus élevé chez les jeunes français que chez les élèves des autres pays, et le premier contact avec le produit semble également plus précoce en France, puisque 8 % des jeunes de 15-16 ans en ont consommé pour la première avant l’âge de 14 ans, contre 5 % des jeunes néerlandais et 4 % des jeunes belges et portugais.


5. L’avantage de cette méthode est qu’elle assure l’anonymat des répondants et que ceux-ci peuvent dès lors se sentir à l’aise de révéler des comportements illégaux ou socialement non-désirables. En revanche, on n’a pas de certitude quant au degré de véracité des réponses, les répondants pouvant parfois minimiser ou au contraire exagérer les consommations qu’ils rapportent. Malgré ces biais potentiels, cette méthode est considérée comme assez fiable, bien qu’elle ne puisse fournir qu’une approximation de la prévalence réelle des comportements d’usage de drogues. Cette approximation s’explique aussi en raison de la pratique d’un échantillonnage durant la phase d’enquête, à défaut de pouvoir consulter la population dans son ensemble.

6. Il est toutefois généralement admis que ces en- quêtes sous-estiment la prévalence réelle de l’usage de drogues dans la population générale, notamment parce que les méthodes de sélection des répondants excluent généralement les personnes marginalisées (incarcérées, en institutions, sans domicile fixe, etc. ).

7. En outre, au sein de chaque pays, il existe des variations de consommation au cours du temps, en lien avec des variables sociodémographiques telles que l’âge, le sexe, le niveau socio-économique ou encore le degré d’urbanisation. Et il n’est pas impossible que l’impact d’un système législatif sur la consommation de cannabis puisse aussi fluctuer en fonction de ces variables.

8. Reinarman C., Cohen P.D.A., Kaal H.L.,“The Limited Relevance of Drug Policy: Cannabis in Amsterdam and in San Francisco”, American Journal of Public Health, 2004, 94, 836-842.

9. Greenwald , Drug decriminalization in Portugual: lessons for creating fair and suc- cessfull drug policies, Washington, Cato Institute,2009.

 

La fréquence d’usage est généralement estimée à partir du nombre de jours où le produit a été consommé, sans indication sur les quantités consommées. Dès lors, une personne qui consomme, par exemple, du cannabis dans une perspective d’(auto) médication une seule fois chaque soir pour faciliter son sommeil sera complètement « confondue » avec une personne en consommant tous les jours à plusieurs occasions au cours de la journée en dehors de toute tentative d’automédication. Ces deux types d’usage sont pourtant qualitativement différents et n’ont évidemment pas les mêmes répercutions sur le plan socio-sanitaire. Plus généralement, un usage « régulier » de cannabis n’est pas forcément un usage « problématique », les deux phénomènes n’étant pas parfaitement superposables1 bien que l’usage régulier reste la porte d’entrée principale vers la dépendance, et qu’un usage régulier de cannabis à l’adolescence est généralement synonyme d’usage problématique. Malheureusement, la plupart des pays européens n’ont pas actuellement d’estimation de la prévalence de l’usage problématique, et l’indicateur de demande de traitement ne permet pas non plus de l’estimer de manière fiable, pour plusieurs raisons (représentativité de données, pratiques d’orientation et types de services de prise en charge trop fluctuants d’un pays à l’autre ; cet indicateur permet d’estimer l’incidence mais pas de la prévalence, etc.).

1. Perkonigg , Pfister H., Höfler M., fröHlicH C., Zimmermann P., lieb R., R., WittcHen H.U., “Substance use and substance use disorders in a community sample of adolescents and young adults : incidence, age effects and patterns of use“, European Addiction Research, 2006, 12, 187-196.