Cannabis : une directive à revisiter

juin 2015

Fin 2014, les fédérations des institutions actives en toxicomanie des trois régions du pays (Fedito Bruxelloise, Fedito Wallonne et VAD) dénonçaient les limites de la réglementation belge en matière de cannabis dans un communiqué de presse appelant les autorités fédérales à se saisir de la question. En sus, les fédérations régionales ont chacune publié un dossier présentant leur propre analyse de la question. De manière consensuelle, le secteur spécialisé invite les autorités à faire évoluer la législation et à élaborer leurs politiques sur base d’éléments objectifs, de manière intégrée et concertée en vue d’une meilleure prise en considération de la réalité de la situation actuelle, à la fois en termes d’usage, de criminalité et de prévention. Nous vous proposons ici quelques éléments de réflexion issus de ce communiqué de presse et des analyses publiées par les fédérations.

Un usage courant et qui pose question

En Belgique et de par le monde, le cannabis constitue la drogue illégale la plus consommée1. Or, force est de constater que ni la criminalisation de la vente, ni la relative « tolérance » à l’égard de l’usage simple ne semblent entraîner une réduction significative de sa consommation. Cet incontestable « succès » n’autorise toutefois pas à banaliser le cannabis qui, à l’instar de toutes substances psychoactives, n’est pas inoffensif. Le fumer peut occasionner de graves dommages pour les poumons et le système respiratoire, participant ainsi à l’augmentation des risques de cancers. Régulière et inscrite dans la durée, sa consommation peut devenir l’objet d’une dépendance, voire chez certaines personnes, faciliter l’émergence de troubles cognitifs. En termes de produits, le cannabis est la troisième substance après l’alcool et les opiacés à l’origine d’une demande de traitement, et sur l’ensemble des personnes prises en charge en 2012 par le secteur spécialisé, 28.4 % l’ont été d’abord pour un usage problématique de cannabis.

Les limites de la réglementation actuelle : l’échec de la prohibition

Son interdiction ne constitue néanmoins pas une solution. À l’heure où de nouvelles techniques de culture et de nouvelles variétés ont entraîné une augmentation de la puissance psychoactive du cannabis², les autorités ne se donnent aucune opportunité de contrôle sur cette substance tant qu’elle reste illégale. Pire, la prohibition continue à alimenter les trafics, l’économie parallèle et la criminalité, tout en augmentant les risques sociosanitaires liés à sa consommation.

Si la directive de 2005 permet une relative tolérance de la consommation et de la possession de cannabis à usage personnel, son manque de clarté et de cohérence entraîne de réels problèmes tant en termes de promotion de la santé, de prévention que de responsabilisation des consommateurs. De même, elle favorise l’arbitraire d’un point de vue judiciaire entraînant une perte de crédibilité envers la justice et une insécurité juridique.

L’échec de la prohibition du cannabis est étayé par le fait que les pays les plus répressifs en la matière n’observent pas forcément les niveaux de consommation les plus bas, et inversement³. La prohibition du cannabis entraîne en outre une série de conséquences indésirables sur le plan sanitaire et social4, entrave le développement de l’usage thérapeutique d’un produit dont l’intérêt en la matière est pourtant reconnu par la communauté scientifique, et grève lourdement les finances publiques, alors que le secteur de la prévention est fortement sous-financé5.

De l’inadaptation de la réglementation actuelle à la proposition de solutions concrètes…

Se basant sur ces constats, les fédérations des trois régions du pays en sont arrivées à une même conclusion, en l’occurrence l’inadaptation de la législation actuelle.

La Fedito Wallonne et son pendant flamand, le VAD, se sont penchés avant tout sur la problématique du point de vue de la santé, la première insistant particulièrement sur les effets néfastes de la législation actuelle en termes de santé publique.

La Fedito Bruxelloise a fait les mêmes constats mais a souhaité aller plus loin, en proposant des pistes concrètes pour faire évoluer la réglementation et mieux répondre aux problématiques législatives et sociosanitaires.

La Fedito Bruxelloise se place en cela dans la continuité de la publication du texte, cosigné par les pro- fesseurs Tom Decorte (UGent), Paul De Grauwe (London School of Economics et KULeuven) et Jan Tytgat (KULeuven), « Cannabis: bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis6 ». Ce texte, rédigé en 2013, appelle à reconnaître l’inefficacité de la politique actuelle sur le cannabis et la nécessité de son évaluation critique. Cette évaluation est à présent aux mains de la Cellule Générale de Politique Drogues, laquelle pourra fonder son travail sur les avis du terrain et des différentes fédérations régionales, dont la Fedito Bruxelloise.


1. Voir l’article de Hogge dans le présent numéro pour un aperçu détaillé et chiffré de la situation.

2. HoGGe , denoiseux D., L’usage de drogues en Fédération Wallonie-Bruxelles, rap- port 2013-2014. Bruxelles, Eurotox asbl, 2014.

3. Voir les bulletins statistiques « Global Population Survey » GPS-1 à GPS-21 sur le site Internet de l’OEDT.

4. decorte , de Grauwe P., tytGat J., Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis, 18/11/2013.

5. Vanderlaenen , de ruyVer B., cHristiaens J., lieVens D., Drugs in cijfers III, Onderzoek naar de overheidsuitgaven voor het drugsbeleid in België: eindrapport, Gent, Academia Press, 2011.

6. decorte , de Grauwe P., tytGat J., Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis, 18/11/2013.

À minima, la Fedito Bruxelloise recommande la clarification de la politique en la matière et la reconnaissance des avantages des cannabis social clubs, aussi bien pour les consommateurs que pour leurs proches et la société tout entière.

Plus largement, la Fedito Bruxelloise plaide pour une réglementation du cannabis. Elle se base notamment sur le fait que plusieurs expériences menées à l’étranger tendent à démontrer la viabilité, et surtout la pertinence et les bénéfices de la réglementation de la marijuana, au-delà de la légalisation de la consommation à des fins médicales. En effet, ces derniers mois ont vu émerger de nouveaux modèles législatifs principalement en Amérique, ouvrant des voies réformatrices et pragmatiques à la problématique du cannabis.

La Fedito Bruxelloise propose aux autorités belges de s’en inspirer, et les y aide en pointant les principes fondateurs d’une éventuelle réglementation du cannabis en Belgique.

Au-delà de fixer des règles claires distinguant entre celui qui est ou n’est pas autorisé à consommer du cannabis, il s’agit d’organiser et de contrôler une filière de production et de vente, en faisant appel à des expertises diverses et en construisant le modèle de réglementation sur les études de prévalence et l’expérience des professionnels de terrain.

Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ?

Puisque la prohibition amplifie les problématiques liées au cannabis et qu’un nouveau modèle belge doit émerger, le secteur spécialisé bruxellois propose de penser aux modalités d’une réglementation.

Dans la continuité des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé qui appelle à décriminaliser l’usage de drogues7, la Fedito Bruxelloise et ses membres adoptent une approche pragmatique et proposent un ensemble de principes qui s’appliqueraient dans le cadre d’une réglementation favorable au cannabis. Du point de vue de la consommation, il s’agirait tout d’abord de ne pas banaliser le produit. L’interdit légal pour les mineurs devrait subsister, eu égard aux effets que peut entraîner le cannabis sur le développement du cerveau. Néanmoins, le cannabis à des fins thérapeutiques devrait être autorisé et réglementé, tout comme sa consommation par un public majeur. Des règles claires devraient alors être émises, telles que proposées dans le dossier rédigé par le secteur bruxellois.

En ce qui concerne la production, une standardisation et un contrôle qualité du produit s’avèrent nécessaires. Sachant que le cannabis acheté actuellement sur le marché noir ne répond à aucune règle si ce n’est celle du deal, et que sa concentration en produit psychoactif a fortement augmenté ces dernières années, le cannabis légal devra impérativement répondre à des normes de qualité objectives, notamment en termes de taux de THC (tétrahydrocannabinol) et de CBD (cannabidiol).

L’auto-production et la production collective de cannabis à des fins de consommation personnelle, s’organisant le plus souvent au sein de Cannabis Social Clubs, devraient par contre être perçues comme une opportunité par les autorités publiques, en ce qu’elles permettent une concentration, et donc un meilleur contrôle, de la production à des fins de consommation personnelle. L’autorité publique pourrait par exemple être amenée à agréer les Cannabis Social Clubs.

Plus généralement, une centralisation, et donc un contrôle, de la production de cannabis permettrait d’instaurer et d’appliquer des règles permettant de répondre aux enjeux de santé publique. À l’instar des expériences américaines, les producteurs de cannabis devraient très certainement se voir délivrer une licence par l’État belge.

La vente elle-même devrait être contrôlée par l’État, qui pourrait délivrer des licences de ventes de cannabis, suivant différents critères notamment de santé publique. Parallèlement, il nous semble tout à fait nécessaire d’interdire toute publicité pour un produit qui reste psychoactif, et qui recèle certains dangers.

Le contrôle sur la production, la vente et la consommation permettraient ainsi la traçabilité du cannabis sur toute la chaîne du producteur au consommateur. L’État pourrait aussi établir une taxation et une imposition sur le cannabis, ce qui permettrait de réallouer des moyens financiers à la prévention et à la réduction des risques, dont le renforcement général des stratégies est devenu une nécessité. Les acteurs de prévention et de réduction des risques pourraient promouvoir un usage sage et responsable, et développer des interventions spécifiques auprès des mineurs et des usagers dits « problématiques ».

Parallèlement, un renforcement des dispositifs de soins et de traitement spécialisés pourrait aussi être organisé. Il s’agirait néanmoins aussi d’organiser des formations continues à l’égard des médecins généralistes, en première ligne de la problématique cannabique. Le renforcement de réseaux opérant à la rencontre entre médecins généralistes et acteurs spécialisés serait donc une nécessité, tout comme celui d’acteurs institutionnels spécialisés « cannabis »

Même si ces propositions émanent de la Fedito Bruxelloise, la Fedito Wallonne, qui a également publié un dossier sur le sujet, suggère également de mettre en place certaines de ces mesures. Elle attire néanmoins l’attention sur le besoin d’accompagner l’évolution de la réglementation par un travail de recherche pour mieux connaître les propriétés du cannabis et les effets de son usage. Elle appelle également au dégagement de moyens à des fins de formation, afin de mieux préparer les professionnels de la santé à la prise en charge pour consommation de cannabis.


7. WHO, Consolidated Guidelines on HIV Prevention, Diagnosis, Treatment and Care for Key Populations, July 2014, http://bit.ly/ who-prevention-guidelines-2014

En savoir plus

  • Communiqué de presse commun des Fedito et du VAD (3/11/2014) :

« Cannabis, une directive à revisiter » http://bit.ly/cp-cannabis-feditos-vad

  • Dossier de la Fedito Bruxelloise : « Pour une réglementation du cannabis en Belgique »

http://bit.ly/dossier-cannabis-fedito-bxl

  • Dossier de la Fedito Wallonne : « Cannabis, enquête et recommandations : changement du cadre législatif et réglementation »

http://bit.ly/dossier-cannabis-fedito-wallonne

Conclusion

Une politique de santé cohérente et efficace en matière de consommation de cannabis passe par un changement de logique législative et d’affectation des moyens à disposition en matière de drogues. L’usage de cannabis doit être abordé avant tout sous l’angle de la santé, permettant le développement plus large de l’information, de la prévention et des soins, en accordant une attention particulière aux groupes les plus à risques, tels que les adolescents et les personnes éloignées du système d’aide et de soins existant. Un système de réglementation tel qu’il existe pour l’alcool permettrait de mieux répondre aux questions de santé liées à la consommation de cannabis, que ce soit celles liées à un usage responsable ou à un usage problématique, en favorisant le contrôle de la substance sur l’ensemble de la chaîne s’étendant de la production à la consommation, et en étouffant parallèlement les marchés clandestins qui profitent le plus souvent aux professionnels du crime au détriment de la santé des usagers.

Les arguments scientifiques et de santé publique sont à présent suffisamment conséquents, pour que nous puissions tenir un débat éclairé sur une éventuelle réglementation du cannabis en Belgique. Les expériences menées à l’étranger pourront nous aider à calibrer de la meilleure manière cette réglementation. Pour la rendre viable sur le long terme, il s’agira notamment de la faire reposer sur un modèle économique élaboré par des experts en économie, en collégialité avec d’autres expertises issues notamment du juridique, de l’aide sociale, de la santé et de la santé publique.

D’après les expériences américaines, il semble que ce modèle soit viable en termes sociosanitaires mais aussi économiques et financiers, même si le recul nous permettra une meilleure évaluation de ces politiques novatrices.

Au-delà de générer une activité économique nouvelle, ce modèle réglementaire favorise le renforcement et le financement de stratégies de prévention et de soins, pour un marché probablement identique en termes quantitatifs, mais nettement amélioré en termes qualitatifs.

Il pourrait être rétorqué que ce schéma n’est pas viable, dès lors que la dépénalisation enverra un message permissif aux usagers potentiels de cannabis, en particulier les jeunes. Pourtant, l’argument selon lequel la dépénalisation engendrerait une éventuelle augmentation de la consommation n’a jamais été vérifié : au contraire, les États adoptant les mesures les plus prohibitionnistes se sont souvent vus confrontés aux prévalences de consommation les plus importantes. Et surtout, cela serait faire fi des campagnes de prévention qui pourraient être renforcées de manière structurelle par ce biais.

Encore une fois, loin de banaliser le cannabis, sa réglementation permettrait de mieux contrôler sa consommation et d’être davantage proactif par rapport aux problématiques de santé auxquelles il peut être corrélé.

Il est donc nécessaire que cette réglementation du cannabis en Belgique soit étudiée de manière pratique et concrète. Nous appelons à l’étude et à l’expérimentation scientifique d’un marché réglementé de cannabis en Belgique, permettant son évaluation objective. Diverses évolutions pourraient être mesurées telles que le renforcement de la prévention, de la réduction des risques et du soin à l’égard des usagers de cannabis en difficultés ; la diminution de nuisances publiques, de méfaits liés au cannabis, et de la pression sur les Cours et Tribunaux ; une réaction sociétale et politique à l’égard du cannabis gagnant en pertinence, en efficacité, voire en contrôle.

Au-delà de la décriminalisation, l’heure est à l’étude des avantages liés à la réglementation.