Une interview de Bernard De Vos – Délégué général aux droits de l’enfant – par Caroline Saal.
L’avancée capitale est la valorisation de la prévention, à laquelle est consacré un livre entier du Code. Si ç’en énerve certains, je considère cohérent de faire de la prévention le fer de lance d’un secteur qui doit intégrer cette notion à tous les niveaux de travail et à toutes les étapes. Actuellement, la prévention est surtout perçue comme le travail de l’Aide en Milieu Ouvert (AMO). Or ça devrait être le leitmotiv dans toutes les institutions.
Cette prévention est définie comme une lutte de chaque instant contre les violences institutionnelles, les violences insidieuses, invisibles, celles de l’école, de la société. Comment les institutions elles-mêmes peuvent-elles être préventives à l’égard des jeunes qu’elles accueillent en essayant de respecter le plus possible l’intérêt supérieur de l’enfant ? J’entends par là le respect de chaque article de la Convention des droits de l’enfant, dont le droit d’expression, le droit de participation. Ces droits sont essentiels dans la convention de 1989, mais ils demeurent mal appliqués.
Je regrette cependant que l’Aide à la jeunesse s’accapare seule du concept de prévention générale, qui devrait être partagé par tous les acteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Je n’ai jamais compris pourquoi l’Aide à la jeunesse s’appelle la prévention générale, alors que c’est un secteur d’aide spécialisée, contrairement à un CPAS ou à une maison de jeunes. La prévention est un concept puissant, merveilleux et performant partout. Eviter la reproduction concrète de violences institutionnelles, c’est un objectif tout à fait louable pour tous, et chacun pourrait se retrouver là-dessus et participer à un ensemble cohérent. Chaque acteur de terrain peut limiter ces passages à l’acte violent en travaillant sur les violences institutionnelles.
Effectivement, avec des objectifs et des méthodologies différentes. Prenons le nombre d’éducateurs de rue à Bruxelles : je pense qu’il y en a un sur quatre qui est engagé sur les politiques sécuritaires, et un sur deux engagés par la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) sur des logiques émancipatrices. Les éducateurs doivent manger et prennent du boulot où on leur propose, mais les logiques et cadres conceptuels des plans de sécurité sont tout sauf respectables. Ces dispositifs sont trop costauds. On me répond toujours « Puisque la FWB n’a pas assez de moyens, c’est quand-même normal que l’État fédéral contribue ». Bien sûr, mais en concertation et aux conditions des seuls acteurs légitimes en la matière : les Communautés. Elles sont gestionnaires des matières personnalisables. Que des gens s’érigent comme organisateurs d’éducation avec des objectifs complètement différents s’improvisent sur de tels enjeux, je trouve ça proprement scandaleux. Au début des politiques sécuritaires, on s’est battus contre ça. Puis beaucoup se sont adaptés. Je n’ai pas pu. Des éducateurs sympas, qui font du foot avec les jeunes, des ciné-clubs, mais qui ont pour objectif de répondre à des demandes politiques de type « pas de jeunes en rue », ça ne va pas. La collaboration de l’Aide à la jeunesse avec les contrats de sécurité me désespère.
Par la participation. La recette est la. En 1989, la reconnaissance du droit des enfants à la participation vient consacrer l’enfant devenu sujet de droit, peut-être plus jeune, mais citoyen à part entière. Certains types d’institutions gomment encore cette capacité d’être sujet.
C’est une culture institutionnelle. L’Observatoire de l’enfance, de la jeunesse et de l’aide à la jeunesse a interrogé des enfants et des jeunes sur leurs droits à la participation et à l’expression. Ceux-ci répondent que ces droits sont relativement bien appliqués et applicables dans le milieu familial, mais pas dans les institutions qu’ils fréquentent, en particulier l’école ! Parmi les plaintes que je reçois, celles concernant le climat scolaire sont majoritaires. La famille évolue, tandis que l’école utilise beaucoup de modes d’autorité qui datent du XIXe siècle. Ne caricaturons pas : il existe des initiatives merveilleuses. Je ne pointe pas les travailleurs en tant qu’individus, mais le système institutionnel. Les pédagogies institutionnelles ont été vers du comportementalisme : « si tu te comportes comme ça, tu obtiens ça » ; « C’est moi qui décide et on ne discute pas ». C’est une gymnastique extrêmement compliquée pour les enfants et les adolescents, habitués à autre chose dans les familles.
Les parents, en grande majorité, ont évolué, comme de nombreuses autres institutions. L’autorité existe toujours – arrêtons de prétendre qu’elle n’existe plus – mais elle s’exprime différemment. Aujourd’hui, les familles pluriparentales, monoparentales, recomposées, homoparentales, adoptantes sont autant de réalités différentes, qui impliquent beaucoup d’adultes différents. Elles acceptent souvent la vision originale qu’un enfant peut avoir du monde, la discussion, la négociation, à la fin desquelles le parent, responsable, a écouté et pose néanmoins des limites. Le mode relationnel est égalitaire, les familles discutent beaucoup (« que va-t-on manger ? A quelle heure va-t-on se coucher ? »), mais le parent sait aussi imposer des règles, dire « Je t’arrête ici, dans ton intérêt », et cet exercice de l’autorité est important. Un bon éducateur, c’est celui qui met l’enfant au coin, mais, deux ou trois minutes après, va le rechercher et lui demande s’il a compris pourquoi l’éducateur a agi de la sorte. Il le réintègre dans la société égalitaire.
L’école peut mettre en place un tronc commun, ou d’autres dispositifs pour éviter de reléguer les élèves, mais, pour qu’il soit efficient, il faut l’accompagner d’une réflexion fondamentale sur l’exercice de l’autorité et sur la manière de faire pédagogie à l’école.
Focus sur le rapport « Droits de l’enfant »
Pour le trentième anniversaire de la Convention des droits de l’enfant et le dixième du premier rapport sur la pauvreté infantile, nous avons analysé ce qui a évolué. Malheureusement, la situation est pire : un enfant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté en Wallonie et un sur trois à Bruxelles. Aucun droit de l’enfant ne résiste à l’épreuve de la pauvreté : droit à la santé, à la scolarité…
Le taux de couverture en places en crèche est ridicule par rapport à un pays riche et industrialisé comme le nôtre (35% à peu près sur l’ensemble de la fédération Wallonie-Bruxelles). Mais les disparités dans les taux de couverture en fonction des entités géographiques sont dramatiques : 100% de taux de couverture à La Hulpe, 14% à Anderlecht. Or les 1000 premiers jours, grossesse incluse, sont fondamentaux, notamment pour les premiers apprentissages cognitifs. Quand si peu de crèches sont disponibles, les gens dans les quartiers populaires ne croient plus que c’est important d’y mettre leurs enfants, ils ont intégré le stigmate : la crèche est un truc de riche.
Droits de l’enfant. Rapports pauvreté 2009-2029 et activités 2018-2019, disponible en ligne sur www.dgde.cfwb.be ou auprès du Délégué général aux droits de l’enfant, rue de Birmingham, 66, 1080 Bruxelles
Le système de relégation scolaire est une des plus importantes violences de l’enseignement. Les gamins issus des milieux les plus précaires, qui viennent des milieux socio-économiques les plus faibles sont orientés en priorité dans l’enseignement technique et professionnel, tandis que la filière générale est très fréquentée par les enfants de classes moyennes et supérieures. Cette relégation commence dès le primaire : dans les grandes villes, beaucoup de gamins sont dans l’enseignement spécialisé sans souffrir d’aucun handicap. Ils ont en réalité « un retard culturel », compte tenu du milieu d’origine. Ce retard, l’enseignement ordinaire devrait le compenser mais on préfère le traiter ailleurs. Avec de nouveau les meilleures intentions du mondes : un enseignant pour dix enfants, des moyens financiers plus élevés… C’est un jeu de dupes. Alors que tous les pays européens, tous, « dégraissent » leur enseignement spécialisé, la Fédération Wallonie-Bruxelles est la seule entité organisée à voir augmenter chaque année le nombre d’enfants scolarisés dans l’enseignement spécialisé. Avec pour comble que les parents d’enfants porteurs de lourds handicaps ne trouvent pas toujours de place. C’est très inquiétant. L’enseignement spécialisé doit être réservé à des enfants en situation de handicap et les classes de l’ordinaire tendre vers des logiques d’inclusion, qui prennent en considération tous les besoins spécifiques.
On désapprend aux enseignants à travailler la différence, à travailler avec elle. Or l’enseignement va vers une individualisation des profils. Les classes homogènes n’existent plus. Les classes moyennes ont disparu, les enfants aux parcours migratoires difficiles côtoient des enfants de familles aisées, et il faudra faire vivre tout ce monde en même temps.
Ces différents éléments sont tous à interroger. La formation des enseignants est importante mais elle ne doit pas viser à en faire des spécialistes de toute une série de questions particulières (les drogues, le harcèlement, l’éducation sexuelle…). Ce qu’on leur demande, c’est d’avoir une « approche » contemporaine de l’enfant, en lien avec les exigences des organisations internationales, dont la Convention des droits de l’enfant. En outre, il serait positif de les former à l’intelligence collective, à partager leurs difficultés comme leurs expériences positives avec d’autres enseignants dans des espaces qui doivent être créés pour ça au sein de l’école.
Récemment, la stigmatisation des enfants pauvres est revenue sur la table. Faut-il former les enseignants à la pauvreté infantile et comment intégrer ces enfants sans discrimination ? Le fait de stigmatiser les enfants pauvres à l’école, c’est la preuve qu’il y a toujours une relation d’autorité injuste. Si les enseignants recevaient déjà correctement tous les enfants, les enfants « pauvres » ne seraient pas stigmatisés.
Le vrai sujet, c’est amener la démocratie à l’école. Malheureusement, le Pacte d’excellence ne répond pas bien à cette question. Il répond à de nombreuses questions d’organisation de l’école – diminuer le redoublement par exemple, mais il reste peu abouti sur le climat d’école, l’ambiance d’école.
Bien sûr, c’est indispensable. Les enseignants se retrouvent avec 25 gamins, parfois qui ne vont pas bien, qui ne parlent pas la langue, qui ont des parcours de migrations, des gamins qui vivent dans une précarité énorme. 25 histoires individuelles compliquées, et ils doivent s’en sortir tout seuls pour « enseigner », faire un peu assistant social, avoir une oreille attentive. Comment faire ça tout seul ? Que les enseignants abandonnent après deux ou trois ans, c’est tout à fait logique.
Quand je fais des commentaires critiques sur l’école, je vexe souvent des enseignants mais je suis de leur côté. Je dénonce un système qui n’est pas raisonnable. Des gens essayent d’améliorer le système de manière individuelle, essaient d’être le plus cohérent possible, mais si le système est mauvais, la politique d’entrisme ne fonctionne pas. C’est le système qu’il faut changer.
Les poux à l’école, un révélateur des inégalités sociales
Les écoles peuvent éloigner les enfants qui ont des poux maximum trois jours, contre huit auparavant. Cependant, les écoles conditionnent souvent la réintégration de l’élève à un certificat médical attestant l’éradication des indésirables petites bêtes. Mission impossible après un court délai. Les familles précaires sont particulièrement touchées par cette mesure : achat des produits, visite médicale… ça coûte.
La pauvreté infantile se repère aussi par des questions… pourtant banales :
Malheureusement, ils sont nombreux.
1. VALLET Cédric, « Le millefeuille de la prévention », AlterEchos, n° 350, 30 novembre 2012, p. 7-9. (Disponible en ligne sur www.alterechos.be).