Les jeunes « en errance » ne forment pas un groupe homogène : jeunes des banlieues populaires fréquentant l’espace public, malades psychiatriques, vagabonds, SDF, punks à chiens… Interpelée par la multiplication de cette dernière catégorie à la fin des années 2000 dans les villes du Sud de la France, Tristana Pimor remarque qu’ils demeurent « inclassables ». Ces jeunes ne correspondent pas au portrait généralement esquissé des jeunes SDF. Eux-mêmes sont loin de suivre une trajectoire uniforme au groupe. L’éducatrice spécialisée propose à ceux qu’elle rencontre au sein d’un CAARUD² de mener une observation participante – qu’elle qualifie progressivement de participation observante. Soucieuse d’écarter la violence symbolique des étiquettes exo-attribuées, elle décide de les nommer à partir de leur vocabulaire. Ils se revendiquent de la Zone³, ils sont zonards. Elle distingue les Satellites au groupe, les Zonards Intermittents et les Zonards Experts, chaque catégorie s’engageant plus intensément dans la vie de la Zone. La sortie de la vie zonarde s’opère par le mode de vie saisonnier en camion, le retour à une vie classique, une clochardisation ou la mort.
« Enclins au nomadisme pour ceux vivant en camion, du moins au semi-nomadisme pour la catégorie vivant en squat, dans la rue mais aussi à la sédentarité pour les acteurs résidant dans des hébergements légaux (appartements, domicile parental, amical) ; ces individus bénéficiaient de ressources issues d’emplois précaires, de la mendicité, d’aides sociales (…), d’activités illégales et de travaux saisonniers. Les jeunes les plus marginalisés revendiquaient l’élection d’un mode de vie précaire comme relevant d’un choix. En effet, l’accès au travail et à un logement, stable ne faisaient pas partie des attentes des zonards les plus engagés, il était même rejeté. S’affiliant au mouvement des Techno Travellers4, des Punks, ils évoquaient une idéologie libertaire et contestaient le fonctionnement de notre société qu’ils jugeaient basée sur l’individualisme égoïste, le consumérisme, la technocratie et le matérialisme. Ils estimaient par ailleurs qu’une coercition implicite, empreinte de domination sociale, poussait les individus à accepter un seul modèle – bien entendu asservissant – d’intégration sociale5 ».
Tristana Pimor insiste : contrairement à ce que de nombreuses études ont pu énoncer, les parcours scolaires et familiaux ne permettent pas de désigner une causalité, une « marque de fabrique » zonarde, telle qu’une histoire personnelle chaotique ou des attitudes antiscolaires. Ils proviennent d’origines socioéconomiques variées et de culture familiale proche de la classe moyenne. Les facteurs situationnels et interactionnels éclairent plus sur l’adoption des comportements : l’adhésion à une culture militante, aux règles de groupe, mode de vie motivés par la recherche de sens et par la lutte contre la domination ; la violence apprise dans l’adversité de la rue, le stigmate de déviant qui se fait prophétique.
Les zonards sont marginaux au regard de la société, mais attachés à leurs propres normes – plutôt machistes –, leurs valeurs groupales, et inscrits dans un collectif. « Le nomadisme, la mendicité, la récupération de biens dans les poubelles, la présentation spécifique, la consommation psychotropique, la vie communautaire, la communication verbale abrupte, la violence, le vol, le deal et le squat étaient autant des traits différenciateurs que des indices d’appartenance6. »
Alors que la consommation de psychotropes chez ces jeunes est souvent interprétée comme le signe d’une destruction de soi, d’un manque de repères ou d’un état dépressif, les zonards la définissent comme le support d’une recherche de connaissance de soi, de nouvelles sensations et jouissances. Les initiations sont le moment d’une intégration au groupe et d’une transmission d’enseignements des bases de la consommation safe (être en présence de personnes appréciées, créer un cadre confortable, avoir quelques réflexes en cas de bad trip ou de surdose…). Les ressentis de la consommation, les découvertes sur soi alimentent les discussions postérieures. L’héroïne possède, elle, un statut à part : c’est LA drogue, identifiée comme la mauvaise drogue. Sa consommation est ritualisée, non sans tabou, comme l’engagement concret, voire définitif, dans la vie zonarde – le Satellite devient Zonard. Sa dangerosité reconnue lui confère un rôle de liant entre initiés, de distanciateur vis-à-vis des socialisations primaires (famille, école…), de sécurité en instaurant une loyauté entre consommateurs.
La présence des zonards en rue nourrit leur sociabilité mais les interactions utilitaristes, couplé au stéréotype du toxicomane prêt aux pires infamies, créent chez les riverains un sentiment d’oppression quotidien. Ils les évitent, ce que les zonards exploitent comme des failles de leur tolérance et de la politesse tant réclamée par les « normaux » (« Un bonjour, ça coûte pas cher ! », « Je suis l’homme invisible ? »). Les riverains se perçoivent livrés aux délinquants, abandonnés par les pouvoirs publics. Ils désertent certaines places, interpellent les forces de l’ordre et les responsables politiques. Ces réactions confortent les zonards dans leur lecture des valeurs bourgeoises. Alors que les zonards se définissent eux-mêmes par une culture marginale, la dépréciation par les « autres » avive le stigmate à tel point qu’il leur échappe. Corollairement, les zonards s’isolent, l’identité communautaire se renforce et leurs attributs dévalorisés deviennent des critères de valorisation, des preuves d’insoumission et de désordre. Ce durcissement de l’identité, analyse Tristana Pimor, enferme les zonards dans une image négative et empêche la réelle émancipation recherchée.
Certes, ils « squattent », ils « galèrent », ils « consomment », mais leur vie culturellement construite affaiblit auprès de certains travailleurs sociaux l’image de personnes instables, perdues. Face à une file active déjà chargée, difficile pour les travailleurs sociaux de s’attarder auprès d’un public supplémentaire.
Le sociologue Lionel Pourtau relève la tension entre zonards et intervenants sociaux sur la notion polysémique d’autonomie. Si les deux s’accordent pour y voir un objectif principal, la définition du projet de vie diffère dans les représentations des uns et des autres. Les intervenants sont suspects de vouloir « normaliser » les zonards, les extraire à leur mode de vie atypique pour les mobiliser dans des comportements actifs, méritants. Or les zonards entendent par autonomie la reconnaissance et l’acceptation de leur singularité. Certains travailleurs, relève Tristana Pimor, l’ont compris et accepté, évacuant la normalité et le pathologique au profit de l’empowerment, de l’intégration sociale et de l’aide à l’épanouissement individuel. Certains d’entre eux se demandant même : « Et si les jeunes en errance et les jeunes précarisés étaient aux avant-postes des évolutions des politiques sociales ? »
1. Sa recherche a été publiée : PIMOR Tristana, Zonards. Une famille de rue, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
2. CAARUD : centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues en France.
3. La zone désigne l’aire géographique qu’ils fréquentent pour mendier, rencontrer leurs pairs.
4. Les Techno Travellers sont des jeunes de 18 à 35 ans, vivant de façon nomade et amateurs de free parties, soit des fêtes techno organisées sans autorisation légale.
5. Pimor Tristana, Zonards. Une famille de rue, p. 18-19.
6. Zonards, p. 179.
7. Zonards, p. 210.