Une interview de Martin De Duve – représentant du groupe porteur Jeunes, Alcool & Société – par Caroline Saal.
1. En 2003, constatant combien le secteur alcoolier matraque le public jeune, sous l’impulsion d’Univers Santé, différentes organisations de jeunesse, de promotion de la santé, de prévention, d’étudiants se sont rassemblées pour promouvoir la consommation responsable de l’alcool chez les jeunes. « On parlait depuis 15 ans du cannabis, et on avait oublié que l’alcool, c’était évidemment de loin le psychotrope le plus consommé. Or ça interpelait tout le monde : les éducateurs, les enseignants, les parents, les médecins etc. » De ce premier constat, a découlé un travail d’analyse plus approfondi de la législation, des pratiques commerciales et culturelles, et un travail de sensibilisation. (voir encadré)
La loi aujourd’hui dit qu’il est interdit de vendre, servir ou offrir une boisson alcoolisée à un mineur de moins de 16 ans, et de vendre, de servir ou d’offrir une boisson spiritueuse à un mineur de moins de 18 ans. Or, dans la réalité, la consommation d’alcool, l’apprentissage et les premiers contacts avec l’alcool commencent en moyenne entre 12 et 16 ans. Servir ou offrir concerne le parent.
C’est exactement ça ! A cette occasion, le jeune commence à témoigner de l’intérêt pour le produit et va apprendre à goûter ces produits d’adulte dans le verre de vin de papa ou maman. Il y a parfois une certaine fierté à servir sa première coupe à son enfant. Le plus souvent des pères d’ailleurs, et à son fils plutôt qu’à sa fille. Les clichés sexistes ont la vie dure.
Un parent n’a, juridiquement parlant, que l’abstinence comme solution. Cette situation nous semble n’avoir aucune portée éducative. Nous ne voulons pas minimiser : un adolescent reste effectivement, d’un point de vue médical, trop jeune pour boire de l’alcool. Mais nous pensons que le parent peut accompagner.
Le groupe porteur Jeunes, Alcool & Société souhaite que la loi actuelle soit adaptée en ajoutant que c’est à titre commercial ou promotionnel qu’il est interdit de vendre, servir ou offrir une boisson alcoolisée à un mineur. C’est bien le caractère mercantile qui pose problème, cibler un public jeune pour le fidéliser.
Accompagner, ça veut dire apprendre à goûter plutôt qu’à dégoûter. Contrairement à l’apprentissage anarchique entre jeunes, sur le temps de midi avec son sandwich, le cadre familial permet souvent une approche socialement adaptée et contextualisée, même si tous les modèles parentaux ne sont pas idéaux. Les parents sont en mesure de faire des choix éclairés pour leurs enfants sur toutes les thématiques, et y compris l’alcool. C’est aussi de leur responsabilité.
Cet accompagnement se déroule dans certaines circonstances bien particulières, souvent une fête de famille, un anniversaire ou une fête de Noël, dans des quantités limitées et avec des produits classiques, comme de la bière, du vin, du champagne. Le jeune le perçoit comme une reconnaissance du fait qu’il est en train de grandir, en transition vers le monde adulte. Le choix du moment, du contexte n’est pas anodin et même essentiel. Il donne des clés de lecture socioculturelle au jeune : l’alcool, oui, ça fait partie de notre environnement, mais pas n’importe quand, n’importe comment, et avec n’importe qui.
Le groupe porteur a formulé les revendications qu’il défend auprès du grand public comme auprès des responsables politiques :
Avant tout, entendre la parole du jeune : laisser des espaces de parole pout qu’il puisse raconter ses soirées, ses premières consommations, ses appréhensions. Sans interrompre, sans juger, en laissant venir les choses. Entendre ses représentations, ses craintes, ses aspirations, permet aussi d’adapter son discours. C’est classique : éviter le discours vertical du parent qui sait. Il ne s’agit pas non plus de devenir le parent hyper conseillant qui a réponse à tout, mais d’essayer de donner des informations claires afin que le jeune puisse faire aussi ses propres choix. Il fera ses expériences, peu importe celles de ses parents. Il ne faut pas éluder la question des risques : accidents de la route, rapports sexuels non-protégés, non-désirés, risques de bagarre plus importants… L’alcool est un produit festif, mais pas anodin. C’est comme le feu : il est utile pour allumer son barbecue ou sa cheminée, il peut être dangereux si on l’exploite mal.
Enfin, l’apprentissage parental, c’est aussi aider le jeune à poser un regard critique sur ses propres comportements, sur ses pairs, sur la publicité aussi. Comment réagir si tes copains et copines te poussent à surconsommer ? Pourquoi tant de pub autour de ce produit ? Est-ce que tu penses que tu es en droit de poser tes propres limites ?
C’est une très bonne question. Il faut être attentif aux phénomènes de double exclusion pour le jeune qui décide de « trahir » l’intérêt religieux, et surtout familial. La première exclusion, c’est ce que lui renvoie une partie de la population depuis la naissance : une forme de rejet social, de son identité magrébine ou musulmane. Le deuxième sentiment d’exclusion peut venir de son propre clan familial, de son propre entourage, qui perçoit son désintérêt des préceptes religieux comme un éloignement de la culture familiale, un intérêt pour des vices. On observe des comportements de consommation parfois plus à risques parce qu’ils doivent être cachés, plus clandestins, avec des prises de risques spécifiques. Ca ne simplifie pas les choses. À l’inverse, celui qui respecte les préceptes religieux peut aussi se sentir exclu par rapport à la population locale car la majorité des Belges ont un rapport festif et positif à la consommation d’alcool.
Paradoxalement, on parle très peu d’alcool en famille alors que c’est le psychotrope le plus présent. Sans doute parce que le parent est lui-même souvent consommateur d’alcool. C’est un produit banal. Certains savent qu’ils ne sont pas un modèle, qu’ils ont une consommation problématique. Ce n’est pas grave de ne pas être parfait, mais le parent gagnera à l’assumer ! En tant que parent, on peut avoir développé un certain type de consommation et établir un cadre différent pour son enfant. Un adolescent est capable de le comprendre. D’ailleurs, si son père ou sa mère a tendance à avoir le gosier en pente, il en aura déjà fait l’observation. On peut dire : « Je sais que mon modèle n’est pas parfait, mais, en tant que parent, voilà les erreurs ou les pièges dans lesquels je n’ai pas envie que tu tombes… ».
Le rôle du parent est de poser un cadre. Il y a de très fortes probabilités que ce cadre soit à un moment dépassé. Tester les limites, cogner les bords de ce cadre fait partie de la construction identitaire de l’adolescent. Pour un dialogue sain en famille, il est fondamental que le parent ait été clair sur le cadre et sur les conséquences du non respect du cadre. Voilà les meilleures garanties pour un dialogue sain. Ainsi, le jeune sait ce qui lui est autorisé et ce qu’il encourt éventuellement. C’est du bon sens, mais ça vaut la peine de le rappeler.
Je me souviens d’une séance épique dans une école. Deux jours avant le départ d’un voyage scolaire, l’équipe éducative souhaitait rappeler les interdits aux élèves et voulait que j’endosse ce rôle. Alors que le directeur introduisait le sujet en annonçant aux élèves que j’allais bien leur réexpliquer qu’ils devaient être sages, je l’interromps et lui propose de partir d’une première question aux élèves : « C’est quoi pour vous, le voyage scolaire ? ». « C’est une semaine de vacances, Monsieur ! » Je me suis retourné vers les professeurs pour leur poser la question. Eux m’ont répondu que c’était une semaine de travail, mais en dehors des murs. Rien que cette différence de réponses annonce que les comportements des uns ne vont pas être en adéquation avec les attentes des autres. Si on ne prend pas le temps de clarifier les raisons du voyage au sein de l’école, on passe à côté de l’essentiel. Après, viennent les questions du cadre, sa co-construction, mais aussi rappeler les lois que l’école ne peut pas dépasser. Les jeunes doivent avoir des espaces de négociation possibles. Si on veut faire une charte autour d’un voyage scolaire, il faut se rappeler qu’elle se discute, se négocie. Elle ne se confond pas avec un règlement d’ordre intérieur, décidé de manière unilatérale par les autorités scolaires.
L’absence de jurisprudence, l’absence de condamnation de parents, en font un non-problème pour bon nombre de politiques. Jeunes, Alcool & Société le reconnaît, évidemment. Nous pensons néanmoins que, dans une approche cohérente des psychotropes d’un point de vue légal, il convient à un moment donné de clarifier, de nettoyer les textes de loi pour qu’ils puissent être porteurs d’éducation. Ca permet aussi d’insister sur la raison de l’interdiction, la vente agressive.
Elle est souvent mal comprise. Premièrement, le grand public ne sait pas que c’est interdit. Deuxièmement, les acteurs de la prévention sont généralement perçus comme des hygiénistes, avec un discours bien-pensant, autrement dit des prohibitionnistes ou des pro-abstinence. Quand les parents entendent un autre discours, ils sont plutôt surpris. « Pourquoi est-ce que vous voulez permettre aux parents de faire boire les jeunes ? » Il faut souvent apporter des compléments d’information et discuter pour faire comprendre ce positionnement. Mais ce n’est pas grave, c’est une occasion justement de dialoguer et d’apporter nuance et complexité. C’est nécessaire pour faire contrepoids à une approche générale plutôt simpliste, voire caricaturale de ces questions.
« Le Groupe porteur Jeunes, Alcool & Société. 10 ans de travail en réseau », in Drogues, santé, Prévention, n° 66, été 2013.
Disponible en ligne : https://prospective-jeunesse.be/revues/n-66-le-groupe-porteur-jeunes-alcool-et-societe-10-ans-de-travail-en-reseau/