Laetitia Vanderijst a décroché une bourse doctorale du FNRS pour monter la première étude scientifique contemporaine menée en Belgique en matière d’efficacité des thérapies assistées par les psychédéliques. En l’occurrence, l’étude portera sur l’efficacité de l’administration de psilocybine dans le cadre du traitement des troubles sévères liés à l’usage de l’alcool. Dans cet entretien, elle détaille le parcours du combattant que constitue l’élaboration d’un tel projet, ainsi que les perspectives d’avenir dont il est porteur.
Prospective Jeunesse : Quel parcours vous a mené à vous intéresser aux thérapies assistées par les psychédéliques ?
Laetitia Vanderijst : Au départ, je suis fort éloignée du sujet puisque je suis danseuse : j’ai dansé avec le Ballet royal de Flandre et le Ballet national tchèque – tout en suivant des cours sur le côté auprès de l’Open University. En 2015, j’ai assisté à une conférence de Robert Carhart-Harris, du Psychedelic Re- search Group à l’Imperial College de Londres, qui est le pionnier des études contemporaines sur les psychédéliques en Grande-Bretagne.
Il était au tout début de sa recherche et ce qui m’a fasciné, c’est de découvrir que là où beaucoup des médicaments utilisés en psychiatrie avaient comme effet de réduire les émotions, de « calmer le système », les psychédéliques opèrent au contraire une reconnexion et une intensification des émotions. Suite à une blessure, j’ai décidé de rentrer à Bruxelles en 2016 et d’étudier la psychologie, avec l’envie de travailler sur les psychédéliques. Je me suis alors rendu compte que le sujet intéressait très peu les enseignant.es et les étudiant.es.
Lors de la deuxième année de mon master de recherche à la KU Leuven, j’ai découvert la Société psychédélique belge, qui m’a permis de prendre conscience qu’il y avait quand même de l’intérêt et des compétences sur le sujet en Belgique, et d’entrer dans un réseau qui m’a remotivée à travailler sur le sujet.
Le directeur de service Psychiatrie de l’hôpi- tal avec lequel je vais effectuer ma recherche s’est montré intéressé à condition que je trouve les financements. J’ai alors obtenu un projet de recherche FNRS qui m’a permis d’entamer cette étude en octobre 2022 – contre toute attente, puisqu’un des critères prépondérants de sélection des projets, c’est la faisabilité et qu’en l’occurrence de nombreuses barrières obstruaient encore le chemin de la recherche.
Précisément, quelles sont les étapes à parcourir avant d’entamer une recherche de ce type ?
Il a fallu un déploiement considérable d’éner- gie pour décrocher cette bourse : c’est beau- coup de travail, beaucoup de patience et, bien sûr, beaucoup de doutes, d’autant que de nombreuses personnes m’avaient répondu que le projet était impossible. Mais j’ai heu- reusement bénéficié de nombreux soutiens : il y a énormément d’entraide dans le domaine de recherche autour des psychédéliques.
Outre le financement, il y a une série d’étapes administratives. Il faut l’accord d’un comité d’éthique et celui de l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé. En- suite, il faut également former les équipes thérapeutiques : je suis en effet une psycho- logue expérimentale et pas une psychologue clinicienne et il est de toute façon mieux que la personne qui administre le traitement ne soit pas celle qui récolte les données. En outre, un des buts de la recherche consiste à développer de l’expertise en la matière dans les réseaux hospitaliers à Bruxelles, et donc d’y former des équipes susceptibles de pratiquer la thérapie assistée par les psychédéliques.
Il faut enfin passer à l’étape de recrute- ment des patient.es en tenant compte des critères d’exclusion, basés sur la présence d’autres troubles psychiatriques tels que les troubles psychotiques ou bipolaires ou sur les interactions avec d’autres médicaments.
Quelle est la pathologie visée par la recherche ?
Elle portera sur les troubles sévères liés à l’usage de l’alcool. Il existe des données issues de la première vague d’études pour le LSD et des données contemporaines pour la psilocybine qui laissent penser qu’une efficacité existe pour certain.es patient.es. Un des objectifs visés ici est de vérifier la possibilité d’implémentation dans le système de santé mentale tel qu’il existe aujourd’hui pour un public représentatif des personnes qui consultent, et pas seulement un public très intégré et disposant de hauts revenus, comme ça peut être le cas dans certaines études déjà réalisées aux États-Unis.
On recrutera donc une cinquantaine de patients, dont la moitié suivront le traite- ment, en plus de la cure de désintoxication
« habituelle » de quatre à cinq semaines, et l’autre moitié constitueront le groupe contrôle ouvert. La question du placebo est évidemment assez épineuse en la matière : les patient.es savent assez vite s’ils ont ou non reçu un psychédélique et les thérapeutes également. C’est ce qui a présidé au choix de mener une étude ouverte (open label) dans laquelle chaque partie est au courant de l’administration ou non du traitement.
Est-ce la seule recherche menée en Belgique sur ce sujet ?
Il y a également un projet FNRS à Liège : Paolo Cardone travaille dans le « Coma science group » de Steven Laureys, mais il s’agit d’une étude neurologique, d’une tout autre nature. La complexité cérébrale
« normale » baisse quand on est endormi ou dans le coma, mais il augmente en cas de prise de psychédéliques. L’objectif de la recherche est de voir si cet effet se produit également pour des personnes prenant des psychédéliques en phase de coma. L’étude est en cours avec de la kétamine. Il ne s’agit donc pas d’une étude thérapeutique.
Pour en revenir à votre recherche, comment sera mesuré l’effet du traitement ?
Pour les troubles sévères liés à l’usage de l’alcool, on sait qu’il y a 50% de taux de rechute dans les quatre semaines suivant une cure de sevrage, et 75% dans l’année. Pour des raisons de faisabilité, nous suivrons les groupes pendant six mois, en mesurant l’abstinence, les jours de consommation d’alcool et les jours de consommation élevée.
Nos questionnaires auront également un caractère global portant sur l’insertion sociale et la qualité de vie des patient.es, ainsi que les changements en termes d’anxiété et de dépression – pour ne pas réduire les effets à la seule dimension de la consommation d’alcool.
Quels sont les objectifs de votre étude ?
Le premier objectif, qui n’est pas pro- prement scientifique, consiste à ouvrir la voie en Belgique et donc à créer une expertise en termes administratifs, légaux et cliniques, mais également d’infrastruc- ture. Beaucoup de pays européens sont en avance à cet égard et ont déjà entamé ce travail, notamment en participant à des études internationales. Le second objectif est de tester l’implémentation de ce type de thérapie dans le cadre des cures de désintoxication proposées par les hôpitaux publics. Le troisième objectif est de vérifier les effets de ces thérapies chez les personnes qui présentent des troubles sévères liés à l’usage d’alcool. La plupart des études réalisées jusqu’ici incluaient également une patientèle présentant des troubles modérés et il n’y en a eu que deux relatives exclusivement aux personnes présentant des troubles sévères, qui sont aussi celles qui répondent le moins bien aux traitements proposés actuellement. Les résultats des premières études sont encourageants, mais nécessitent des échantillons beaucoup plus importants pour être confirmés.
Que sait-on du caractère unique ou répété de la prise de psilocybine dans ces thérapies ?
La plupart des études cliniques ne suivent les populations que pendant six mois. On a donc peu d’informations sur les effets à long terme. On peut supposer que, si la thérapie assistée par les psychédéliques se diffuse, une seule séance puisse suffire dans certains cas, et que dans d’autres le traitement soit répété tous les trois ou les six mois pendant une durée plus ou moins longue.
En Suisse, il y a déjà longtemps qu’un groupe de psychiatres utilisent ce type de traite- ment de manière répétée, avec l’accord du gouvernement, dans le cadre de l’« usage compassionnel ». Il s’agit notamment d’Ans- gar Rougemont, Peter Gasser, Gregor Hassler, et Peter Oehen : ils voient leurs patient.e.s de manière régulière avec, une ou deux fois par an, des séances de prise de psychédéliques. C’est peut-être ce à quoi on devrait tendre à l’avenir, dans une vision qui trouve le juste milieu entre la diabolisation qu’ont subie ces produits, et l’enthousiasme exubérant pour un « produit miracle » qui existe actuellement dans certains lieux.
Il y a beaucoup d’intérêts qui vont entrer en compte dans une éventuelle régulation, mais il est intéressant de noter que dans l’Oregon, par exemple, une loi vient d’être passée, qui permet l’ouverture de centre de thérapie assistée par les psychédéliques (la psilocybine, en l’occurrence). Aucun diplôme n’est requis pour prodiguer ces thérapies
– simplement une formation intégrant notamment un certain nombre d’heures de pratique. Ce dispositif est à l’exact opposé de la législation suisse, qui ne permet la pratique de l’usage compassionnel que par des psychiatres. Au vu des caractéristiques des politiques sanitaires, on peut supposer qu’à terme, la Belgique se rapprochera plutôt du modèle suisse que de celui de l’Oregon, mais on en est encore loin !