Au centre de l’usage – récréatif ou thérapeutique – des psychédéliques, se trouve la notion d’« état modifié de conscience ». Mais derrière ce terme apparemment transparent, se cachent une série de phénomènes que la science n’a commencé à appréhender que récemment. Le professeur Henri Boon y a consacré l’essentiel de ses recherches et enseignements. Désormais retraité, il témoigne à la fois de l’intérêt de poursuivre la recherche et des risques d’un enthousiasme précipité.
Quand on crée une bascule attentionnelle, des phénomènes de degrés divers peuvent se produire : la différence entre l’intérieur et l’extérieur peut disparaître, le moi peut devenir plus flou, la suggestion peut être augmentée.
À ce stade, on a beaucoup d’espoirs, mais qui reposent sur des hypothèses
Prospective Jeunesse : Comment définiriez- vous les états modifiés de conscience ?
Je n’aime pas beaucoup cette expression, notamment parce que le terme « conscience » est beaucoup trop polysémique en français. En anglais, il se différen- cie en conscience, consciousness, insight, awareness, etc. Bref, tant qu’il n’est pas suivi d’un adjectif qui en précise la portée et le sens, le terme « conscience » est flou en français. Pour désigner tout un ensemble de pratiques, qui vont de la relaxation à l’hypnose, en passant par la méditation, je préfère parler de « pratiques psychocorporelles de bascule attentionnelle. L’essence de ces phénomènes, c’est de constituer des pratiques de l’attention.
Il y a beaucoup de confusion sur le sujet, et notamment avec le niveau de vigilance. Être éveillé, endormi ou somnolent, ça, c’est facile à mesurer ! Mais mesurer le degré de conscience et d’attention, c’est une autre paire de manches ! On dispose de quelques moyens d’évaluation cognitive : des études remarquables ont été faites voici une dizaine d’années ans, notamment par le professeur Erich Studerus à l’Université de Bâle. Sur la base d’administration de psychédéliques, ils ont créé des échelles de mesure cognitive du degré de conscience. Ainsi, l’échelle de Studerus a onze critères. Quand on crée une bascule attentionnelle, des phénomènes de degrés divers peuvent se produire : la différence entre l’intérieur et l’extérieur peut disparaître, le moi peut devenir plus flou, la suggestion peut être augmentée. Voilà autant de degrés de « modification de la conscience » ou de « bascule attentionnelle », qui sont susceptibles d’avoir des effets thérapeutiques, et qui peuvent être atteints, soit par des pratiques psychocorporelles, qui demandent beaucoup de temps, comme la méditation, soit par la prise de psychédéliques.
C’est d’ailleurs en travaillant sur ces phénomènes que j’ai eu l’occasion de m’intéresser aux psychédéliques, et plus particulièrement à l’ayahuasca. J’ai rencontré une équipe de recherche avec laquelle nous avons réalisé un film sur le sujet – qui a été interdit en France. Quant à moi, on m’a interdit de poursuivre mes recherches sur l’ayahuasca en Belgique. Au moment de la vague d’interdiction de la recherche sur les psychédéliques – que je regrette amèrement –, il n’y avait plus qu’un seul médecin qui avait encore l’autorisation de travailler sur le sujet, c’était le docteur Manuel Toscano, directeur de Fond’Roy, qui avait obtenu de pouvoir poursuivre des recherches sur le LSD.
D’où vient votre intérêt pour ces pratiques de bascule attentionnelle ?
Il provient en réalité de mon début de car- rière en tant que médecin généraliste : ce qui m’a frappé, c’est qu’une vaste majorité des 80% de maladies que je rencontrais dans ma pratique de généraliste pouvaient être qualifiés de psychosomatiques. C’est pourquoi, au départ, je me suis intéressé à la relaxation, puis à la sophrologie que j’ai introduite en Belgique – même si j’ai aban- donné le mouvement. Il a fallu beaucoup de temps pour que toutes ces pratiques – et les effets de bascule attentionnelle qu’elles induisent – soient prises au sérieux par le monde médical. À titre personnel, j’ai par exemple connu énormément de difficultés professionnelles parce que je pratiquais l’hypnose à une époque où c’était très mal vu par les autorités médicales. Les choses ont heureusement évolué et l’essor des neurosciences a permis de battre en brèche le dualisme cartésien qui inhibait l’intérêt pour – et donc la recherche sur – ces phénomènes, en particulier dans le monde francophone.
Précisément, comment voyez-vous le regain d’intérêt pour les possibilités thérapeutiques des psychédéliques ?
C’est une excellente chose, mais il faudrait prendre garde à aller plus vite que la musique : à ce stade, on a beaucoup d’espoirs, mais qui reposent sur des hypothèses. La médiatisation des recherches en la matière a tendance à effacer le conditionnel qui est encore de mise. Il est clair que la prise de psychédéliques augmente la neuroplasticité, mais ça ne dit rien de l’usage thérapeutique qui peut en être fait. Autant, ces recherches me paraissent nécessaires et autant j’ai été frustré à titre personnel de ne pas pouvoir les poursuivre, autant, je crains que la médiatisation et la commercialisation ne créent un effet de mode qui entraîne les mêmes conséquences que dans les années’60 et finisse par tuer à nouveau la recherche. On en est encore qu’au stade des hypothèses et pourtant on trouve déjà des publicités à destination du corps médical belge pour des séminaires de thérapie assistée par les psychédéliques organisés à l’étranger.