Du côté des psychiatres : impatience et frustration

janvier 2023

Dans leurs consultations, nombre de psychiatres se voient désormais confrontés à des patient. es en demande de thérapies assistées par
les psychédéliques ou rapportant des expériences réalisées en dehors de tout contexte médical. Ce déséquilibre entre la demande sociale et l’interdiction pénale n’est pas tenable à long terme.

 

Les psychédéliques exacerbent les émotions, là où les antidépresseurs, les benzodiazépines – ou l’alcool, d’ailleurs – les étouffent.

Si on se contente de la considérer comme une molécule chimique, on sera aussi passé à côté de quelque chose de beaucoup plus large.

S’il y a une demande, il y aura une offre et si cette offre n’est pas encadrée, on augmente les risques de contre-indication.

 

Prospective Jeunesse : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à l’usage thérapeutique des psychédéliques ?

À côté de mon métier de psychiatre, je suis également professeure de yoga et instructrice de méditation. Voici une dizaine d’années que je me suis tournée vers ces pratiques alternatives en complément de ma pratique médicale. Ce choix provient notamment du fait que j’avais parfois l’impression qu’il était plus compliqué d’expliquer aux patients pourquoi je ne prescrivais pas, plutôt que pourquoi je prescrivais, car les patients étaient en attente d’une solution rapide les éloignant pourtant de leur centre. Cela m’a amené à une réflexion éthique sur ces actes de prescription, qui aidaient les patients à « tenir » dans un environnement, notamment professionnel, au détriment de leur santé mentale. Les benzodiazépines et les antidépresseurs reviennent essentiellement à mettre un couvercle sur les émotions ou à les tenir à distance, ce qui n’est pas nécessairement satisfaisant. C’est par ce biais que j’ai été amenée à m’intéresser à toutes ces questions de transe sans substance, d’accueil des émotions sans besoin de recourir à la chimie.

Les personnes rencontrées dans ce parcours étaient en outre beaucoup plus ouvertes aux psychédéliques que ce que j’avais pu en lire dans mes cours de médecine, qui faisaient finalement assez peu la différence entre toutes les drogues. Or, on sait bien que dans le classement de dangerosité des drogues pour soi et pour les autres établi par David Nutt, les psychédéliques se situent en toute fin de classement, loin derrière l’alcool, l’héroïne ou la cocaïne. Les témoignages que j’ai pu recevoir m’ont donné envie de m’intéresser à ces substances et aux résultats prometteurs de la première vague de recherche sur les psychédéliques. C’est alors que je me suis rendu compte que l’arrêt des recherches était beaucoup moins dû à un désintérêt médical qu’à une panique morale et politique dans le chef de l’administration Nixon.

Enfin, ce qui est particulièrement intéressant, c’est que les psychédéliques mettent en lumière voire exacerbent les émotions, là où les antidépresseurs, les benzodiazépines – ou l’alcool, d’ailleurs – les étouffent.

Que vous inspire ce qu’on peut caractériser comme la « renaissance psychédélique » que nos sociétés connaissent depuis quelques années ?

Mes impressions sont ambivalentes. Il y a d’une part un grand intérêt à l’égard des résultats particulièrement encourageants d’un nombre de plus en plus important d’études relatives aux thérapies assistées par les psychédéliques, ainsi que pour les témoignages de patient.e.s qui me partagent les expériences qu’ils ont pu en faire. D’autre part, il y a une grande frustration vis-à-vis de l’omerta, du dénigrement ou des résistances qui entourent encore ces produits dans nos pratiques professionnelles. « Omerta », le mot n’est pas trop fort : non seulement je ne peux pas me servir de ces produits et le souffle nouveau qu’ils pourraient avoir dans nos pratiques professionnelles. Bien sûr, il faut respecter les processus de validation de nouveaux traitements mais il est dommage de devoir de se priver de substances qui pourraient être utiles, en particulier dans le cas de patient.e.s résistant.es à d’autres formes de traitement, que ce soient dans des cas de dépression ou de troubles liés à l’usage de l’alcool, par exemple et il est inquiétant de voir le gap entre l’état des lieux scientifique et la montée en flèche de l’utilisation de ses substances dans des réseaux alternatifs.

Les psychédéliques sont présents partout, sauf dans les consultations médicales où l’on ne peut évidemment à ce jour rien proposer pour respecter la législation sur la question. Vu la médiatisation et la publicité dont ils font l’objet, il se crée un effet d’attente auprès des patient.es. S’il y a une demande, il y aura une offre et si cette offre n’est pas encadrée, on augmente les risques de décompensation. J’insiste vraiment sur l’importance du « set and setting », soit l’état d’esprit et le contexte dans lesquels sont ingérés les psychédéliques.

Quels sont précisément les risques à ne pas respecter ce « set and setting » ?

Dans une situation qui n’est pas encadrée, comme c’est le cas en Belgique, il y a des personnes qui s’improvisent chamanes ou thérapeutes, sans connaissance approfondie de la substance enthéogène donnée ou de la psychologie. Or, si le set n’est pas respecté, et que par exemple la personne souffre de bipolarité ou de schizophrénie, cette caractéristique pourrait ne pas être repérée, ce qui entraîne une série de risques. Dans la mesure où la prise de psychédéliques permet parfois de se reconnecter à des traumas qu’on ignorait(levée d’amnésie), elle est susceptible de mener à des décompensations anxio-dépressives ou maniaques, qu’un accompagnement adéquat permettrait de prévenir. Il faut donc s’assurer de soutien non seulement pendant l’expérience, mais également après (travail d’intégration de l’expérience). Beaucoup de patient.es témoignent d’un effet de reset après la prise de psychédéliques, mais le reset ne se met pas automatiquement sur la case bien-être.

Lors d’un « voyage », il y a des vérités qui explosent : certains mécanismes de défense sont levés et on ne peut plus se mentir à soi-même. On va au cœur de ses boîtes noires et c’est parfois extrêmement dur – c’est d’ailleurs un aspect qui me rend très sceptique quant au risque de développement d’une dépendance à ce type de substances.

Voilà pour les risques, mais il y a surtout un potentiel ! La plus belle image que je connaisse, c’est la comparaison entre le cerveau et un orchestre. Certains dysfonctionnements psychiques sont comparables à des dysharmonies. Pour poursuivre la métaphore, la prise de psychédélique pourrait permettre d’ajouter des instruments, de changer la partition et de faire jouer ensemble des parties qui opéraient isolément(synesthésies). Certain.es patient.es ont eu accès à des expériences qu’ils ne croyaient même pas possibles. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le fondateur des Alcooliques anonymes, Bill Wilson, prenait du LSD et croyait ardemment dans la capacité du LSD à libérer certains patients de lourdes addictions . Or, dans la pratique thérapeutique, on constate souvent que des patient.es ayant connu de nombreuses re- chutes entament une nouvelle cure en étant dépourvus de cette capacité à concevoir leur vie sans alcool avec déjà d’entrée de jeu une perte d’espoir quant à leur capacité à fonctionner autrement. Que ce soit pour les ruminations anxieuses, la dépression ou l’alcoolisme, on observe souvent dans les consultations thérapeutiques  quelque chose de l’ordre de la répétition, du « disque rayé », dont la prise de psychédéliques et l’effet de reset qu’il engendre peut permettre de sortir. Dans certains cas, il me semble que ces produits pourraient constituer un véritable accélérateur de psychothérapies.

Pensez-vous que la thérapie assistée par les psychédéliques puisse connaître une légalisation en Belgique dans un avenir proche ?

La possibilité récente de prescrire du Spravato (eskétamine en spray nasal) dans le traitement des dépressions résistantes a ouvert beaucoup de portes, et je pense que d’autres vont s’ouvrir. Je suis convaincue que d’ici 5 à 10 ans, on pourra prescrire de la psilocybine. Mais si on se contente de la considérer comme une molécule chimique, on sera aussi passé à côté de quelque chose de beaucoup plus large, et qui interroge le paradigme de la médecine contemporaine et qui interroge l’homme sur le rapport à sa propre nature et à la nature qui l’entoure .