Depuis le 1er juillet 2014, la promotion de la santé n’est officiellement plus une compétence de la Fédération Wallonie Bruxelles. Désormais entre les mains des Régions, l’avenir du secteur charrie encore de nombreuses incertitudes pour les professionnels de terrain, mais aussi pour toutes celles et ceux qui bénéficient de leurs services. Fruit de la VIe réforme de l’État, cette régionalisation a entrainé une intense mobilisation du secteur. Outre d’éclairer les enjeux de cette réforme, les quelques réflexions qui suivent ont pour but de comprendre en quoi cette mobilisation fait évènement, mais surtout pourquoi elle s’apparente avant tout à une quête identitaire.
Cela n’a pas fait et ne fera vraisemblablement pas la une des journaux, mais si vous n’êtes pas encore au courant il convient de vous annoncer que la promotion de la santé, compétence méconnue de la Fédération Wallonie Bruxelles, est au même titre que, par exemple, les allocations familiales, concernée par la sixième réforme de l’État. Il reviendra désormais aux régions de « promouvoir la santé » et partant, de subventionner les acteurs associatifs de terrain. Quelle attitude adopter face à cette régionalisation ? Doit-on s’en réjouir ou au contraire s’en alarmer ? Quels bénéfices en tireront les citoyens concernés ?
Même s’il est encore trop tôt pour se prononcer, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que l’annonce de cette régionalisation a eu au moins un effet positif, celui d’inciter les acteurs francophones de promotion de la santé à se mobiliser afin de revendiquer que soit pris en compte leur point de vue dans l’application de cette réforme. Depuis un peu plus d’une année, ces organismes sont donc sur le pied de guerre. Enchainant les réunions et les groupes de travail, ils n’ont eu de cesse d’interpeller les responsables politiques et leurs administrations.
C’est qu’en accord avec les principes qui guident leurs interventions, ils entendent, autant que faire se peut, se poser en garant d’une approche bottom-up de la réforme, autrement dit, glisser assez de leurs propres grains de sel dans les rouages institutionnels pour ne pas se sentir complètement dépossédés de leur devenir professionnel.
Promouvoir la santé ou comment empêcher de penser en rond
Le politique réforme, les travailleurs se mobilisent. Quoi de plus normal se diront les novices de la promotion de la santé, soit l’écrasante majorité de lapopulation ? En quoi cette mobilisation fait-elle évènement ? Les acteurs de promotion de la santé sont-ils à ce point adeptes de la soumission politique pour que l’on en vienne à s’étonner de leur velléité de mobilisation ? Pas plus ou moins soumis qu’un autre, l’acteur de promotion de la santé n’a tout simplement pas l’habitude. Le réflexe corporatiste lui est généralement étranger. Il monte pourtant souvent au créneau et ne rechigne jamais à dégainer le plaidoyer politique. Nous pourrions même avancer que la mobilisation sociale est au coeur de son ADN professionnel. Et pour cause, c’est le politique lui-même qui en a fait sa mouche du coche, son empêcheur de penser et d’agir en rond : « Par promotion de la santé, il faut entendre le processus qui vise à permettre à l’individu et à la collectivité d’agir sur les facteurs déterminants de la santé et, ce faisant, d’améliorer celle-ci, en privilégiant l’engagement de la population dans une prise en charge collective et solidaire de la vie quotidienne, alliant choix personnel et responsabilité sociale. La promotion de la santé vise à améliorer le bien-être de la population en mobilisant de façon concertée l’ensemble des politiques publiques. » En clair, la promotion de la santé n’est rien d’autre que le processus qui vise à permettre à l’individu et à la collectivité de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Poil à gratter officiel du politique, les acteurs de promotion de la santé oeuvrent à ce que les bénéficiaires de leurs interventions fassent valoir leurs droits et deviennent les porteurs d’un discours que nous pourrions, en forçant légèrement le trait, imaginer en ces termes :
(1). Beauchesne L., « Les programmes de prévention d’abus des drogues en milieu scolaire », in Les Cahiers de Prospective Jeunesse, Vol. 2, no 3, 1997.
(2). Le Collectif des acteurs de promotion de la santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles, « La santé pour tous et par tous », in Prospective Jeunesse Drogues-Santé-prévention no 61, hiver 2011-2012.
(3). Neyrat F., « La société du risque court à la catastrophe », in Prospective Jeunesse Drogues-Santé-prévention, no 54.
« Chers décideurs, vous souhaitez me voir en meilleure santé. Comment ne pas être d’accord avec vous, d’autant plus que — il ne faudrait pas me prendre pour une quiche — ce surcroît de bien-être est aussi pour vous un excellent levier pour équilibrer vos dépenses publiques. Sachez toutefois que pour que votre souhait soit réalisable il ne suffit pas de me donner accès aux soins. Faire de mon bien-être une réalité suppose également que je dispose d’un logement digne de ce nom, que je puisse fréquenter une école où je me sente valorisé et plus globalement que j’aie mon mot à dire dans la manière dont mes différents milieux de vie sont administrés, autrement dit que vous vous remuiez le popotin de façon concertée. Et si par le plus grand des hasards, vous manquiez d’entrain, je vous préviens, je monte un collectif qui se mobilise, s’engage et s’organise de façon citoyenne afin de s’assurer que derrière vos grandes phrases et vos beaux mots, les résultats suivent. »
Tel pourrait donc être en substance le discours non victimaire d’un individu en prise avec son environnement et, de ce fait, en capacité d’être auteur de son devenir individuel et social. Tel pourrait être le discours d’un individu en bonne santé, étant entendu que, comme le résume très bien Line Beauchesne, « la santé c’est avoir un certain plaisir à vivre et suffisamment d’estime de soi pour maintenir un bon équilibre physique et mental (1). »
En travaillant à promouvoir ce type d’individuation ou d’« être au monde », les acteurs de promotion de la santé font indéniablement partie de ceux qui bougent les lignes et mettent le social en mouvement. De fait, la santé qu’ils ont pour tâche de promouvoir ne se résume pas à une absence de maladie, mais doit être appréhendée dans toutes ses dimensions : physique, psychologique, sociale, économique, spirituelle, etc. « Ce qui élargit la conception de la santé à la notion de qualité de vie. Face à une vision individualiste et « segmentée » de la santé, la promotion de la santé propose donc une approche qui interroge les conditions de vie et modes d’organisation de la société (2) ».
Autant dire que ses acteurs n’ont que peu à voir avec un quelconque corps médical institué. La blouse blanche ne fait définitivement pas partie de leur vestiaire. Pour être pertinente et efficiente, la promotion de la santé doit déployer son action bien au-delà des déterminants purement médicaux de la santé. Son champ d’action s’étend à tous les déterminants sociaux de la santé et ce faisant, englobe de multiples compétences telles que les politiques d’éducation, d’aide aux parents, d’emploi, de logement, de sport, d’accès à la culture, d’environnement, de mobilité, d’animation de quartier, de jeunesse, etc.
Par essence multifocale et transversale, la politique de promotion de la santé entraine donc une dissémination de ses acteurs dans tous interstices du corps social de manière à construire avec les citoyens, tous les citoyens, ce que le philosophe Frédéric Neyrat range sous le concept de « surfaces d’accueil », c’est-à-dire « des protections, des milieux sociaux et environnementaux suffisamment solides et protecteurs pour étayer l’expérience de soi. » Et le philosophe d’opposer ces surfaces d’accueil aux « formations réactionnelles » qui ne valent protection que de manière fantasmatique, telles des « forteresses imaginaires » construites sur « des frontières étanches, des clivages qui coupent du monde, de l’autre, de l’étranger ». Dans une société qui n’a de cesse de valoriser la prise de risque, travailler sur les déterminants sociaux de la santé, c’est permettre à tout un chacun de disposer de « surfaces d’accueil capables d’opérer des médiations entre le dedans et le dehors, soi et l’autre, la vie et la mort, ce que je suis et ce que je pourrais être. Transformer une protection en une surface d’accueil, c’est transformer radicalement la question du risque. On ne peut pas demander à des gens de s’exposer à des risques si la société ne rend pas possible les médiations grâce auxquelles le risque peut être vécu comme plus constructif que destructeur (3).
L’action du secteur repose sur une vision positive, globale et multifactorielle de la santé. Nous nous référons à la constitution de l’OMS de 1948 qui définit la santé comme « un état complet de bien-être physique, mental et social et ne constitue pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
Cette définition est complétée par la charte d’Ottawa, fondant, en 1986, la promotion de la santé. La santé n’est pas une fin en soi et doit être considérée comme une ressource de la vie quotidienne permettant à l’individu et à la collectivité de « réaliser ses ambitions et de satisfaire ses besoins, d’une part, et d’évoluer avec le milieu ou de s’adapter à celui-ci, d’autre part ».
Cette vision sous-tend une approche de la santé à travers ses déterminants sociaux et non-médicaux. Les interventions qui en découlent s’inscrivent dans un grand nombre de secteurs dont celui des soins. La promotion de la santé est définie dans la charte d’Ottawa comme « le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci ». La définition de la charte de Bangkok met l’accent sur les déterminants de santé en parlant de « meilleure maîtrise sur ce qui détermine la santé ».
(1). Les contenus des encadrés qui complètent cet article sont tous issus des documents de travail établis par les acteurs de la plateforme bruxelloise du secteur de promotion de la santé dans le cadre du processus de concertation mis en place avec l’administration de la Cocof.
Le secteur se donne comme priorité de réduire les inégalités sociales de santé existant sur le territoire bruxellois. Pour ce faire, une approche spécifique doit être adoptée. Lutter contre les inégalités sociales de santé c’est:
(2). Partout dans le monde, plus on est pauvre, moins on est en bonne santé. À l’intérieur des pays, les données montrent qu’en général, plus un individu occupe une position socio-économique défavorable, plus il est en mauvaise santé: ce gradient social concerne toute l’échelle socio-économique, de haut en bas. Il s’agit d’un phénomène mondial, que l’on constate dans les pays à revenu faible ou intermédiaire comme dans ceux à revenu élevé. Le gradient social signifie que les inégalités sanitaires touchent tout un chacun. (www.inegalitesdesante.be)
La promotion de la santé en quête d’identité
On l’aura compris, contrairement à d’autres secteurs professionnels, la promotion de la santé se caractérise par son absence l’homogénéité. Or, bien qu’essentielle en ce qu’elle garantit une vision globalisante ou holistique de la santé, c’est précisément cette hétérogénéité qui constitue le principal obstacle à la mobilisation. En effet, alors que la galaxie du non-marchand regorge de fédérations d’acteurs professionnels promptes à monter au feu pour défendre les droits et les acquis de leurs membres respectifs, le champ de la promotion de la santé en est dépourvu. En plus d’être peu connue du grand public comme des élites politiques, la promotion de la santé est un secteur à l’identité floue. Cela étant dit, autour de la table, les acteurs de la promotion de la santé font, à première vue, figure de grande famille. Tous différents de par la spécificité de leur milieu d’intervention, ils n’en sont pas moins reliés par une vision commune, un même modus operandi. Mais forment-ils pour autant une famille au sens propre ? Une famille du genre de celle qui entoure annuellement un sapin de noël dans la demeure de quelque patriarche et dont les membres, eux aussi tous différents, se congratulent, s’embrassent et s’invectivent avec plus ou moins de bonheur au nom d’une certaine familiarité. Pas vraiment, car leur assemblée, aussi diversifiée soitelle, ne compte aucun personnage semblable à ce vieil oncle rendu quelque peu aigri par sa nostalgie du colonialisme, ni à cette cousine aimant jouer de la rime avec Marine. Est-ce à dire que le secteur de la promotion de la santé est un agrégat de fieffés gauchistes ? Nous aurions également tort de le penser. D’une part parce que le gauchiste, à l’instar de l’oncle un peu lourd ou de la cousine vulgaire, peut aussi faire montre d’un sens aigu de la réaction.
Or ce qui relie les acteurs de promotion de la santé c’est précisément le rejet des formations réactionnelles ou l’affirmation que seules les surfaces d’accueil peuvent « faire société ».
D’autre part, parce que ce serait se fourvoyer que de penser pouvoir situer la promotion de la santé sur un échiquier politique. Pour s’en convaincre, arrêtons-nous un instant sur le concept de proximité.
La proximité est l’un des principes que les professionnels de la promotion de la santé considèrent comme essentiels pour opérationnaliser les politiques de santé, notamment et surtout celles ayant trait à la réduction des inégalités sociales de santé. « Parce qu’ils la vivent au quotidien, à l’école, en famille, sur leur lieu de travail ou dans leur quartier, les citoyens peuvent énoncer des priorités d’action pour améliorer leur qualité de vie. Ils peuvent aussi identifier des ressources individuelles et collectives, activables dans leurs environnements respectifs. Encore faut-il être à l’écoute des citoyens et leur reconnaître des ressources et des compétences 4. »
Or, ce genre de reconnaissance n’est malheureusement l’apanage d’aucune famille politique. Elle est l’exception davantage que la règle. À titre d’illustration cocasse, citons ce récent appel à projets de réduction des inégalités sociales de santé concocté par un cabinet ministériel dans le cadre duquel une association de prévention des assuétudes fut chargée de monter un projet ayant pour ligne directrice la consommation responsable d’alcool à l’adresse de jeunes d’un quartier qui pour la plupart ne buvaient jamais une goutte d’alcool. Un exemple parmi d’autres d’une politique bienveillante — qui pourrait être aussi bien de gauche que de droite — mais désincarnée de par son pilotage directif qui ne tient nullement compte des besoins et des aspirations de ceux à qui pourtant elle s’adresse.
En lien avec la charte d’Ottawa qui institue la promotion de la santé et en lien avec la complexité des problématiques relevées depuis de nombreuses années par les actrices et les acteurs de promotion de la santé à Bruxelles, les actions de promotion de la santé doivent s’appuyer sur les stratégies fondamentales suivantes:
En première ligne
En deuxième ligne
Promouvoir plutôt que contrôler
Ce qui a poussé les acteurs de la promotion de la santé à se réunir n’a donc rien à voir avec une quelconque métaphore de la famille, voire une connivence politique. Bien que dispersés en de multiples secteurs professionnels, les acteurs de promotion de la santé se reconnaissent en ce qu’ils partagent une même approche des problématiques de santé et une même méthodologie d’action. Chacun à leur manière, ils visent à permettre à tout individu de devenir acteur de son bien-être et plus globalement d’être en mesure de peser sur son devenir. Au final, ils concourent à éviter que ne sonnent creux des expressions telles que droit à la santé, citoyenneté, participation. Jusqu’il y a peu, ce travail bénéficiait d’une reconnaissance institutionnelle via un décret de la Fédération Wallonie Bruxelles. Loin d’être parfait, ce décret a toutefois le mérite de coiffer la politique de santé publique d’une dimension irréductible à toute forme de contrôle social. Comme nous le rappelions plus haut, il garantit la oossibilité d’interroger les conditions de vie et les modes d’organisations de la société. En ce sens, il est un rempart contre la toute-puissance de l’approche épidémiologique où ne dominent que les catégories négatives telles que la maladie ou les facteurs de risque. En pratique, il donne la possibilité aux acteurs de terrain de développer des politiques de prévention qui ne soient pas guidées par le seul souci de redresser ou normaliser des comportements individuels, mais qui s’inscrivent dans la réalité des contextes de vie par définition complexes, car traversés par une multitude de déterminants sociaux de santé. Pour reprendre l’exemple de la prévention des assuétudes à l’adresse des jeunes publics, le décret donne la liberté aux acteurs de développer des interventions dont le but n’est pas d’empêcher la consommation de produits psychotropes ou de convaincre ceux qui en consomment de se convertir à l’abstinence. En promotion de la santé, l’objectif de la prévention des assuétudes est à la fois plus complexe et, paradoxalement, plus réaliste. La prévention vise à ce que les consommateurs et/ou les potentiels consommateurs ne développent pas de consommations problématiques, c’est-à-dire des consommations qui les empêcheraient d’avoir un certain plaisir à vivre et suffisamment d’estime de soi pour maintenir un bon équilibre physique et mental.
Si nous prenons l’exemple de l’école, en pratique cela consiste, non pas à former les acteurs scolaires à la détection des produits ou à éveiller les jeunes aux dangers des drogues, mais à permettre aux acteurs scolaires d’interroger le sens et les motivations que recouvrent ces consommations dans le contexte scolaire, de manière à ce qu’ils puissent, le cas échéant, travailler ce contexte afin de le rendre plus inclusif, moins anxiogène et plus à même de valoriser les jeunes. Agir sur la qualité de vie plutôt que sur le comportement individuel, « construire avec » plutôt qu’« empêcher de », voilà ce que garantit la promotion de la santé.
Peu comprise, confinée dans une sphère de spécialistes, l’approche complexe soutenue par promotion de la santé n’a jamais vraiment pesé très lourd au sein des politiques de la FWB. La régionalisation porte donc en elle le risque d’une dilution, voir d’un effacement des principes et des objectifs qui animent les acteurs de terrain au profit d’une approche parcellaire, individualisante et sanitaire. C’est précisément contre ce risque que les professionnels de la promotion de la santé ont choisi d’unir leurs forces. Le réalisme politique les a conduits à construire cette union selon une logique régionale. La VIe réforme de l’État a donc donné naissance non pas à une, mais à deux plateformes d’acteurs ;
mais comme en témoignent les contenus de leur mémorandum respectif 5, c’est de concert qu’elles entendent conduire la mobilisation et faire entendre leur voix. Le premier acte posé consista à sortir la promotion de la santé du flou, à tracer les lignes et les contours d’une identité commune. Il leur reste désormais à s’assurer que les pouvoirs régionaux garantissent une place de choix à la promotion de la santé de façon à ce qu’elle puisse irriguer l’ensemble des politiques publiques.