Interview de Dominique Méan (médecin généraliste, auteur de « Devenez l’acteur de votre sommeil ») par Edgar Szoc
L’adolescence est une période de changements à la fois psychologiques, sociaux et biologiques. Le sommeil y connaît une configuration spécifique, qui est trop rarement prise en compte dans les politiques publiques, notamment en ce qui concerne les horaires scolaires.
Prospective Jeunesse : Une grande majorité de parents d’adolescents constate chez ces derniers une tendance à se coucher tard. Cette impression est-elle confirmée par la recherche ?
Dominique Méan : Oui. Le sommeil adolescent est marqué par ce qu’on peut appeler un « retard de phase » : le coucher se produit une à trois heures plus tard qu’à la préadolescence et – bien des parents ont eu l’occasion de le remarquer – le lever matinal est difficile.
Des facteurs à la fois psychosociaux et biologiques président à ce retard de phase. Par exemple, la sécrétion de mélatonine intervient à une heure plus tardive à l’adolescence. Or cette hormone, dont la sécrétion par la glande pinéale est supprimée par la lumière, joue un rôle important dans le rythme circadien : sa présence dans le système nerveux central informe en quelque sorte ce dernier que la nuit est tombée et qu’il est temps de dormir. Les adolescents présentent également une résistance accrue à la pression homéostatique du sommeil : toutes choses étant égales par ailleurs, nous avons tendance à nous endormir d’autant plus facilement que la durée de veille a été longue. Eh bien, à l’adolescence, cette pression de besoin de sommeil est diminuée. Il est à noter que ce retard de phase ne se manifeste pas de façon identique chez les garçons et les filles : il apparaît en moyenne un an plus tôt chez les filles que chez les garçons mais son amplitude y est moindre, probablement du fait que l’œstrogène est capable de provoquer une avance de phase, et donc d’amoindrir l’effet de retard généralement observé à l’adolescence.
À côté de ces déterminants biologiques, il existe évidemment des facteurs psychosociaux qui permettent d’expliquer ce caractère atypique du sommeil adolescent : c’est une période de prise d’autonomie et notamment en ce qui concerne l’heure du coucher, qui n’est plus (ou moins) contrôlée par les parents. La technologie n’est pas sans effet non plus : depuis quelques décennies, le coucher adolescent est très fréquemment précédé par des activités sur écran. Ces activités peuvent s’avérer trop stimulantes pour favoriser la venue du sommeil et la lumière bleue qui émane des écrans a en outre comme effet d’interrompre la sécrétion de mélatonine. C’est un des nombreux exemples qui voient s’entremêler les facteurs psychosociaux et biologiques.
Les élèves d’une école dont le début des cours se situait une heure plus tard obtiennent de meilleurs résultats que ceux d’une école dont l’horaire débute une heure plus tôt.
Ces observations ont-elles un impact, ou devraient-elles en avoir quant à l’organisation sociale de la vie des adolescents ?
D.M. : La réponse est qu’elles n’en ont pas, mais qu’elles devraient en avoir ! L’école commence beaucoup trop tôt le matin pour les adolescents, à une heure où leurs rythmes circadiens favorisent encore le sommeil. Cette précocité des horaires entraîne une privation de sommeil chez un nombre important d’élèves du secondaire, qui a des effets préjudiciables sur leur santé… mais aussi sur leurs résultats scolaires. Ce n’est pas une supposition théorique : des études ont pu montrer que les élèves d’une école dont le début des cours se situait une heure plus tard obtenaient de meilleurs résultats à des tests standardisés que ceux d’une école dont l’horaire débutait une heure plus tôt1. Il existe dans toute la population des variations qu’expriment les chronotypes : la tendance plus ou moins importante des individus à « être du soir » ou « du matin ». Si chacun a une intuition de son propre chronotype, il y a moyen d’affiner cette intuition via des questionnaires de chronotype. Les adolescents ayant un chronotype soir marqué sont évidemment ceux qui souffrent le plus de cette inadéquation entre les horaires sociaux et la spécificité de leurs rythmes circadiens. Ce n’est sans doute pas un hasard, dès lors, si c’est aussi dans ce groupe qu’on retrouve une plus grande prévalence de consommation d’alcool et de psychotropes, et même un risque suicidaire accru.
P.J. : Que préconisez-vous face à ces constats ?
D.M. : Il y a des réponses individuelles et collectives. Sur le plan individuel, les préconisations ne diffèrent pas fondamentalement à l’adolescence et à l’âge adulte et elles sont bien connues. Elles touchent entre autres à la nutrition, à la pratique sportive (mais pas dans les quatre heures qui précèdent le coucher), à la fraîcheur de la chambre à coucher, à son silence évidemment, à l’absence d’écran avant le coucher, etc. Mais il me paraît également de plus en plus nécessaire de considérer le sommeil (et en particulier son manque ou sa mauvaise qualité) comme un problème de santé publique, et donc aussi un problème politique. On perçoit bien que les horaires scolaires ont été pensés en fonction de la journée de travail parentale plutôt que des besoins spécifiques des enfants et surtout des adolescents. La révision du calendrier scolaire que nous venons de connaître aurait été une bonne occasion de repenser l’organisation du temps de l’école, non seulement sur le plan de l’équilibre de l’année, mais aussi sur celui de la journée. D’une certaine manière, c’est encore plus facile à envisager pour les adolescents que pour les enfants en bas âge, dans la mesure où à partir d’un certain âge, ils gagnent en autonomie et sont beaucoup plus capables de se rendre à l’école par leurs propres moyens. La nécessité de faire coïncider leurs horaires avec ceux des parents est donc beaucoup moins pressante pour eux.
De manière générale, la question du sommeil, de sa qualité, de ses bienfaits est beaucoup trop peu abordée comme une question publique. Ce déterminant majeur de la santé physique et mentale est encore beaucoup trop souvent considéré comme du temps perdu, improductif (dans une société obsédée par la productivité) et inintéressant. Mais il suffit de penser à l’état de vulnérabilité dans lequel nous met le sommeil, aux risques en termes de survie qu’il faisait courir à nos ancêtres préhistoriques, pour comprendre que, s’il a survécu à des milliers d’années d’évolution, c’est que ses bénéfices sont immenses !
1 WOLFSON et al., « Middle school start time : The importance of a good night’s sleep for young adolescents », Behavioral Sleep Medicine, 5(3), 2007.