Le « Modèle islandais » : les rythmes communautaires au service de la prévention

juin 2022

Depuis trente ans qu’il a été mis en œuvre, le modèle islandais en matière de prévention des consommations adolescentes a suscité beaucoup d’intérêts et… quelques tentatives d’exportation. Les environnements de vie et la ritualisation de certaines activités y jouent un rôle central, mais en quoi consiste-t-il précisément ?

De par la taille réduite de sa population (366 000 habitants) et son insularité, l’Islande se prête volontiers aux expériences grandeur nature en matière de politiques publiques. C’est exactement ce qui s’est passé en matière de consommation de substances psychotropes par les jeunes. Au départ d’un constat inquiétant posé au début des années nonante et de l’inefficacité des méthodes traditionnelles de réduction des consommations adolescentes (campagnes de sensibilisation et d’information sur le danger des substances), le gouvernement a mis en œuvre un dispositif global dont les effets peuvent désormais être mesurés sur une longue période, et qui a même droit à son acronyme : IPM (Icelandic Prevention Model).

Ce processus au long cours se fonde largement sur les théories – et l’implication personnelle – du psychologue Harvey Milkman (désormais professeur émérite de psychologie à la Metropolitan State University de Denver), dont l’approche en matière de prévention est ancrée dans des « théories de la déviance » issues de la sociologie et de la criminologie, qui s’appuient beaucoup plus sur les facteurs sociaux et environnementaux pour expliquer les comportements, que sur des caractéristiques purement individuelles. Le véritable début de l’expérimentation islandaise est marqué par l’envoi d’un questionnaire anonyme à tous les Islandais âgés de 13 à 16 ans, qui doivent le remplir à l’école. Répétée en 1995 et 1997, l’enquête comportait les questions suivantes : As-tu déjà essayé l’alcool ? Si oui, quand as-tu pris un verre pour la dernière fois ? As-tu déjà été ivre ? As-tu déjà essayé la cigarette ? Si oui, à quelle fréquence fumes-tu ? Combien de temps passes-tu avec tes parents ? As-tu une relation étroite avec tes parents ? À quel genre d’activités participes-tu ? Près de 25 % des jeunes interrogés fumaient tous les jours, et plus de 40 % avaient été ivres au cours du mois précédent.

Une analyse des résultats a révélé des différences marquées et des facteurs protecteurs : les activités organisées – particulièrement les activités sportives trois à quatre fois par semaine –, la quantité de temps passée avec les parents pendant la semaine, le sentiment d’être considéré à l’école, et le fait ne pas être dehors tard le soir. C’est essentiellement sur ces facteurs que va agir la réforme islandaise en se concentrant sur le renforcement de l’implication parentale et la facilitation de l’accès aux activités culturelles et sportives, ainsi que sur l’instauration d’un couvre-feu pour les mineurs de 13 à 16 ans, à partir de 22h en hiver et de minuit pendant l’été. S’y ajoutent des mesures centrées sur les substances, de manière ciblée sur les jeunes ou non, telles que l’interdiction de la vente de tabac aux moins de 18 ans, et d’alcool aux moins de 20 ans, ainsi que de toute publicité en faveur de ces produits.

Les résultats sont frappants : en reprenant les données de consommation autorapportée par les jeunes eux-mêmes, les consommations les plus aigües (tabagie quotidienne ; ébriété au cours des trente derniers jours) ont connu une diminution drastique1, qui a fait passer l’Islande du statut de mauvais élève européen à celui de premier de classe (voir Tableau 1).

 

Une méthode avant tout

Il est intéressant de noter que les présentations du « modèle » ont tendance à varier fortement dans leur insistance respective sur l’aspect « soutien » (par exemple, un chèque sport de 300 euros par enfant) ou l’aspect « contrôle » du modèle (les couvre-feux, par exemple), selon les biais des personnes et institutions qui entendent le promouvoir. Ce faisant, ces zélateurs oublient que, de l’aveu même de ses concepteurs, l’IPM constitue moins une solution clé sur porte qu’une méthode de mobilisation de la société, dont les mesures concrètes peuvent varier en fonction des spécificités locales ou nationales. Cette méthode se conçoit en six étapes :

  1. Préparation et mobilisation de la communauté
  2. Administration du questionnaire en milieu scolaire
  3. Analyse des résultats
  4. Partage des résultats avec l’ensemble des parties prenantes
  5. Définition et déploiement des actions à mener validées sur la base des résultats et discussions de l’étape 3 et 4
  6. Évaluation du programme

À chacune de ces étapes, s’appliquent les cinq principes directeurs suivants : mettre en œuvre une approche de prévention primaire visant à améliorer l’environnement social ; mettre l’accent sur l’action communautaire et considérer les écoles comme le noyau naturel des efforts du quartier/de la région pour entretenir la santé, l’apprentissage et la réussite des enfants et des adolescents ; engager et habiliter les membres de la communauté à prendre des décisions pratiques en utilisant des données et des diagnostics locaux, de haute qualité et accessibles ; intégrer les chercheurs, les décideurs, les praticiens et les membres de la communauté dans une équipe unifiée dédiée à la résolution de problèmes complexes et concrets ; adapter l’ampleur de la solution à l’ampleur du problème, notamment en mettant l’accent sur l’intervention à long terme et les efforts pour mobiliser les ressources communautaires adéquates.

Certains des aspects les plus coercitifs du « modèle » (et en premier lieu, les couvre-feux) paraissent peu compatibles avec notre conception des libertés publiques : en Belgique, nombreuses sont les tentatives de bourgmestres d’établir des couvre-feux pour les mineurs qui ont été victorieusement contestées au Conseil d’État. Mais encore une fois, le modèle n’est pas pensé pour être exporté clé sur porte. Au-delà des mesures spécifiques, c’est sans doute l’insistance sur l’accroissement de l’offre de loisir supervisé, qui constitue le principe directeur de la « politique des temps » en Islande.

Un produit d’exportation

Le modèle a maintenant été exporté dans des dizaines de pays, en général au niveau local ou régional, ce qui limite le spectre des mesures qui peuvent être prises (en matière de publicité, par exemple). Le seul exemple d’adoption nationale est celui du Chili : le lancement en 2019 y est encore trop précoce pour pouvoir en évaluer les résultats. Il est à noter qu’ISCRA (Institut islandais de recherches sociales) a créé l’agence « Planet Youth » dédiée à la promotion et la dissémination du modèle islandais, et qui constitue une véritable multinationale de la prévention, avec un siège central à Reykjavik et des représentations en Espagne, aux États-Unis, en Suède, Finlande, Espagne, Suède, Grande-Bretagne, Allemagne, Brésil et Roumanie2. Son rôle principal consiste à accompagner, partout dans le mondes, les collectivités qui souhaitent mettre en place des politiques inspirées du « modèle islandais ».

Si elle ne s’appuie pas sur une modification des rythmes scolaires stricto sensu, la réforme islandaise intègre néanmoins très fortement la dimension des temps de vie des jeunes, depuis l’encouragement des pratiques sportives jusqu’aux mesures de couvre-feu, en passant par l’insistance sur les repas familiaux. À défaut de consentir à chacune des mesures spécifiques, voilà certainement un principe dont toute tentative d’importation devrait s’inspirer.

1 Une centaine d’articles scientifiques sont venus valider ces résultats. On pourra trouver les études les plus importantes sua page que l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies consacre au « Modèle islandais » : https://bit.ly/3SDTsq9.