Le désir et la mort dans l’écriture adolescente

juillet 2016

Nous savions déjà que les adolescents étaient d’éminents stratèges, toujours prompts à déjouer les attentes des adultes. S’appuyant sur les textes issus d’un concours d’écriture organisé dans une école secondaire, Christine Barras démontre qu’ils sont également dotés d’un don pour la prémonition philosophique. Nous aurions en effet tort de nous arrêter au désir morbide qui semble habiter la plupart de leurs textes, de nous en contenter en ce qu’il vient confirmer la symbolique de l’adolescent en proie au mal-être. Un lien de causalité qui se révèle beaucoup trop pauvre pour saisir la complexité du rire inquiet porté par la multitude des « je » adolescents.

Sept années d’un concours d’écriture

Lorsque les jeunes écrivent, qu’expriment-ils sur eux-mêmes ? L’article apporte un éclairage sur cette question à partir d’un ouvrage que j’ai publié en 20141 qui retrace le parcours d’un concours d’écriture organisé depuis 2006 dans une école secondaire de la Suisse romande. Les textes primés sont écrits par des jeunes de 15 ans, en majorité des filles. L’ouvrage en présente vingt et les analyse selon deux approches, l’une portant sur les artifices du je dans les textes scolaires, l’autre sur les changements propres à l’adolescence, tels qu’ils transparaissent à la lecture des textes. Les candidats sont de « bons élèves » et leur participation au concours est soumise à l’aval des enseignants. Les titres, variés, sont préparés par leurs professeurs. Ces titres en disent beaucoup sur l’adulte tel qu’il voit l’adolescent. Parmi les titres préférés par les jeunes, Mourir pour rien a remporté le plus de suffrages, suivi par Un bruit de pas trouble la nuitJe l’appellerai libertéDerrière les masques, ou encore Dis, tu m’aimes ?

Même si les consignes du concours recommandent aux jeunes de s’exprimer librement et d’être authentiques, le non-dit, très présent, conditionne leur écriture sans toutefois annihiler ce qu’ils ressentent et transmettent malgré eux, entre les lignes.

L’expression d’un désir frustré

La plupart des récits traduisent un mal de vivre profond. Cette impression rejoint l’idée parfois évoquée d’une génération sans espoir, à l’image d’indicateurs très sombres de notre société comme la consommation outrancière, l’exigence d’une jouissance immédiate, la disparition des repères philosophiques, la menace du chômage ou encore la crainte d’attentats. Pour abonder dans cette vision pessimiste, le dernier rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé consacré à la santé des adolescents² relève que si, globalement, les jeunes vont bien, une minorité d’entre eux s’en sort mal. La dépression est la première des maladies qui affectent les jeunes, et le suicide est la troisième cause de mortalité de cette population, après les accidents de la route et le VIH.

En mai 2014, juste après la parution de mon livre, SOS-Suicide a pris contact avec moi pour me demander de participer à un événement organisé quelques mois plus tard. Lors de la remise du prix 2014, j’ai fait part de cet appel aux adolescents présents. Leur réaction a été immédiate: ils se sont mis à rire.

Si l’inquiétude des adultes est attisée à la fois par des données épidémiologiques et par la production écrite de textes morbides, les deux éléments ne sont pas à amalgamer, ils ne s’inscrivent pas dans une logique de cause à effet.

Étymologiquement, désir signifie « nostalgie de l’étoile », en référence aux marins déplorant l’absence de repères pour guider leur voyage. Que faire avec ce manque ? Deux pistes se dessinent. Ressasser son bonheur perdu au risque de s’y noyer, ou tourner son regard et chercher ailleurs, en acceptant une rupture, même douloureuse, avec son passé.

« J’ai plongé mon âme dans cette bouteille comme j’aurais pu me noyer dans cette étendue d’eau limpide qui se dessinait à l’horizon. C’était un jour comme un autre. Encore profiter du soleil jusqu’à se brûler la peau, encore ces volutes de fumée aspirées jusqu’aux entrailles, comme un antidote, un moyen de destruction. Les enfants poussaient des cris de joie sur la plage, les vagues venaient s’écraser sur la rive et leur écume avait une odeur familière, rassurante. […]. Mon passé, je le voyais comme un fardeau que je traînais douloureusement derrière moi, mon présent n’était qu’une suite de déceptions ; quant à l’avenir, il me faisait si peur que je n’osais y songer. J’étais arrivée au fond, à un tel point que je ne voyais rien en dessous. Alors j’ai pris une gorgée, puis deux. Les paroles prononcées autour de moi se transformaient en murmures presque inaudibles. Ma vue s’embrouillait et mon pouls faiblissait petit à petit sous l’effet meurtrier de la boisson. J’ai bu, toujours plus, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à ce que je sente que je m’approchais du but. » (Lorelei)³. Que déduire d’un tel récit ? Si c’était le fait d’une seule élève, il serait à prendre comme un appel à l’aide. Mais au fil des sept ans, les récits de ce type se sont succédés. Plus qu’un mal-être généralisé, ils expriment une mise à l’épreuve de l’adulte qui, désormais, doit compter non plus avec un enfant, mais avec un jeune en qui il y a du secret.

L’adolescent est communément représenté comme une personne en souffrance et il adopte l’image du rebelle mal dans sa peau qui est attendue de lui. Dans une enquête réalisée auprès de jeunes usagers de cannabis4, un d’entre eux s’exprime de la façon suivante : « On nous demande pourquoi on fume et on n’a pas de réponse. Alors on se justifie en expliquant nos problèmes, alors qu’en fait il n’y a pas de raison. On ne sait pas pourquoi on fume ». De façon analogue, il est possible de prendre la production de textes morbides comme une traduction de ce qui est confusément ressenti, pour montrer que quelque chose d’important se passe.


1. Barras Christine, On est trop sérieux quand on a quinze Des jeunes écrivent sur la mort, l’amour et la vie, Vevey, L’Aire, 2014.

2. Voir le rapport 2014 de l’OMS sur le site de l’institution : http://apps.who.int/ado- lescent/second-decade/

3. Les citations sont extraites des textes des élèves et suivies du prénom de l’auteur.

4. Descamps Luc et Schepens Pierre, « Enquête “Génération cannabis”: paroles d’usagers », in Psychotropes, 2007, 13, p. 83- 98.

L’écriture de soi et la fiction du « je » scolaire

Un « je » de convenance

Le « je » scolaire est un « je » de convenance, qui colle aux exigences de la société. Autrefois, ce « je » était celui d’un sujet obéissant et soumis. Les consignes données indiquaient quels étaient les sentiments ou les impressions à ressentir: « Pourquoi faut-il obéir à nos parents ? – Pour leur montrer que nous les aimons »5. Toujours en toile de fond, la hantise d’imprimer des « idées fausses ». Le maître était censé amener une dimension morale à tout ce qui était fait et dit.

De nombreux auteurs ont raconté des souvenirs liés à cet exercice scolaire : Nathalie Sarraute y voyait la découverte d’un « réel littéraire avec ses mots revêtus de beaux vêtements d’habits de fête » ; pour Claude Duneton, c’était une quasi-fiction qui préservait leur vie réelle. En revanche Annie Ernaux, très sévère, déplorait l’hypocrisie de l’école : « C’était un faire comme si continuel, comme si c’était drôle, comme si c’était intéressant, comme si c’était bien ».

L’avènement d’un « je » créatif

Dans la mouvance de mai 1968, la société se met à privilégier l’individu, son épanouissement et sa créativité. La rénovation de l’enseignement du français vise à libérer l’élève, le maître devenant un meneur de jeu plus en retrait. Le « tour personnel » est demandé. Une rédaction pleine de bons sentiments est jugée banale et, ce qui est paradoxal, elle est également jugée scolaire. Bourdieu6 dénonce le fait que cette révolution renforce les compétences dont bénéficient déjà les jeunes issus des classes supérieures, à l’aise avec le milieu scolaire, et fige les autres dans un sentiment d’infériorité. Le « je » personnel qui est demandé doit exprimer la curiosité, la créativité, l’émotion, l’agilité intellectuelle. Ces qualités, valorisées par la société, mettent en difficulté les élèves plus défavorisés7.

Le « je » des réseaux sociaux

Aujourd’hui, parler de soi sur les réseaux sociaux n’est pas réservé à quelques initiés. Chacun peut se mettre en scène pour se faire connaître et faire reconnaître sa singularité. Les adolescents s’exposent dans des confessions où « chacun reconnaîtra un peu de soi dans le récit de l’autre8 ». Le jeune met sa vie en récit. S’il exprime le désir d’être authentique, il développe également la capacité de jouer un rôle social grâce auquel il peut cultiver son jardin secret et, même si cela semble contradictoire, le soumettre au regard d’un autre. Le jeune se raconte, se dévoile, et l’autre se dévoile à son tour. Il communique une part de sa vie intérieure, pour mieux se l’approprier ensuite grâce aux réactions de l’autre. Cet échange se passe entre pairs, les jeunes définissant eux-mêmes les codes implicites pour y parvenir. Il se passe aussi à l’école, qui adopte ce nouvel art d’écrire sur soi.

L’apparence d’un jardin secret

Si les rédactions d’autrefois donnaient des détails de la vie ordinaire (par exemple les souvenirs de vacances), elles ne disaient rien des sentiments personnels. Au moins en apparence, l’élève faisait siens les sentiments qu’il convenait d’éprouver. Les récits que nous étudions dans cet article ont opéré un renversement. Ils traduisent des sentiments qui ont l’air vrai, mais ne disent rien de ce qui se passe au quotidien. Les stéréotypes d’autrefois ont été remplacés par d’autres. Apparemment, le récit qui nous est offert est inventé. Comme il le faisait autre- fois, l’élève se cache ou se protège. Il parle de lui sans parler de lui. Mais s’ils ne dévoilent pas la per- sonne, ces textes en disent beaucoup sur ce qui est psychiquement au travail chez les jeunes.


5. LaLire Gervais (1952), La rédaction et le français. Livre de l’élève cours moyen et cours de Fin d’Études de Transition, Paris, Nathan, 85. Il faut noter qu’autrefois les jeunes de quinze ans fréquentaient l’école primaire jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, l’entrée à l’école secondaire étant réservée à une minorité qui se destinait à l’université

6. Pierre BourDieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970

7. Christine Barré-De miniac, Le rapport à l’écriture. Aspects théoriques et didactiques, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, 114

8. DuBet François, « Sur soi comme objet biographique », Le français d’aujourd’hui, 2004, 4, n° 147, p. 11

Le regret du passé et la nostalgie du présent

La nostalgie d’un paradis perdu

Quatorze textes mettent en scène la mort, qu’il s’agisse d’un suicide ou de la mort d’un proche.

Certains évoquent avec nostalgie un passé révolu, fait d’un bonheur évanoui. Les héros font penser à des personnes à la vie fracassée par un drame. « La joie, le bonheur et tous ces sentiments de plénitude avaient pris le large, sans mon consentement » (Lorelei).

L’auteure ajoute : « Mon passé, je le voyais comme un fardeau que je traînais douloureusement derrière moi ». La nostalgie, « sa seule et dernière amie » (Céline), est à la fois un poison et un remède, comme le sont les amours toxiques à la fois indispensables et destructeurs. Le souvenir des fleurs est une torture, comme l’est le souvenir d’un rire. « Depuis des années je n’éprouvais plus rien, uniquement des réminiscences du temps où j’étais vivante » (Lauraine). Les rêves ou certains endroits magiques évoquent ce passé comme un univers où il faisait bon, où l’on était bien. « J’ai aimé cet endroit dès le premier instant. Je m’y sentais comme dans un cocon, à l’abri du bruit et de tous les problèmes auxquels se confrontent les personnes arrivant à l’âge adulte » (Laura). La phrase évoque une volonté de repli dans l’univers d’avant.

La mélancolie adolescente

Comme le héros romantique du XIXe siècle, le jeune est malheureux, prisonnier d’une souffrance sans fin. « Plus je lutte, plus on resserre l’étreinte invisible qui emprisonne chaque instant, qui vous empêche de respirer sans jamais vous tuer » (Elvira). « Tandis que je tremblais, des larmes de rage et de frustration coulèrent sur mes joues. À quoi bon vivre, si ce foutu corps abîmé par la maladie ne suivait pas, m’attachait à un lit aussi bien qu’un lien d’acier ? » (Sophie).

La mélancolie, étymologiquement, signifie « bile noire ». Le mélancolique aspire à un changement qu’il redoute. Dans l’Antiquité grecque, la mélancolie était propre aux créateurs qui devaient traverser et vaincre cet état sombre pour que surgisse l’inspiration. Elle n’est pas exempte de complaisance, voire de jubilation dans une souffrance qui, paradoxalement, révèle que l’on est vivant.

La crainte de stagner

La crainte de l’adolescent n’est pas seulement de quitter ses parents, mais aussi de ne pas parvenir à les quitter. Cette crainte de stagner dans un présent éternel se lit dans les récits mettant en scène des vieillards. Les vieux ou les ratés décrits par les jeunes sont des adolescents qui n’ont pas grandi. Ils sont pris dans un temps figé, condamnés à rester ce qu’ils sont, avec des projets inaboutis, seuls ou entourés de gens qui ne les comprennent pas, qui ne les regardent pas. Les adultes qu’ils décrivent représentent ce vers quoi ils voudraient surtout ne pas aller. Une vie d’échec, si jamais rien ne bougeait dans leur parcours.

« Je n’ai jamais été qu’un raté, un petit écrivain minable de seconde zone. Le syndrome de la page blanche a eu raison de moi » (Antoine). La vie a eu raison des ambitions du jeune, qui en meurt de honte et de désespoir, « rongé par les tourments des ombres spectrales ». Les rêves brisés transforment les gens en fantômes.

Pour les jeunes dont nous parlons, mourir est parfois la seule chose à faire, la seule en tout cas qui met du sens là où ils n’en voient plus. Pour la psychanalyse, le drame de l’adolescent est de comprendre que le « quand je serai grand » de l’enfant est un leurre, que les années n’apportent pas de réponses, mais de nouvelles questions. La mort qui s’ensuit est celle des fausses certitudes. Ensuite, c’est le saut dans l’âge adulte, la possibilité de s’ouvrir à la complexité.

La vogue des réseaux sociaux et notamment des photos que l’on partage, des événements que l’on commente, incite à regarder le présent comme un moment qui fuit et qui, déjà, appartient au passé. D’où un sentiment de nostalgie envers sa jeunesse perdue au moment même où on la vit. « Je me dis que ma jeunesse est passée trop vite, que j’en ai de très bons souvenirs » (Marion, 18 ans)9. Ce regret fait penser à une intériorisation de l’éphémère qui imprègne notre société.

Winnicott affirmait que l’adolescent ne cherche pas à être compris, qu’il cherche à étonner. Le jeune montre à l’adulte qu’il n’est plus un enfant sans mystère, mais aussi qu’il n’est pas prêt à s’ouvrir à la curiosité de l’autre. Le jeune ressent confusément qu’il va vers quelque chose d’autre, et qu’il y va de sa vie. Il ne veut ni ne peut dévoiler ce qu’il y a de secret en lui mais montrer que ça existe.


9. Exemple cité par Lachance Jocelyn, L’adolescence Le nouveau rapport au temps des jeunes, Presses universitaires de Laval, 2011, p. 102.

Le courage de s’ouvrir au futur

La mort n’est pas toujours une fin triste : « À cette seconde précise, j’ai ressenti l’implosion de mon cœur. Un sourire a fendu mes lèvres. La fin d’une histoire éphémère, le début de l’éternité. Oui, j’ai sauté et je suis morte de bonheur » (Lorelei). Elle abrège les souffrances physiques: « Alors, mue par un incroyable élan mêlé de désespoir, de douleur et d’amertume, je m’élançai ; ce fut avec un sourire apaisé que je m’écrasai dans les vagues. Je préférai le soulagement et l’oubli que me procura enfin cette échappatoire, à une vie que je ne supportais plus » (Sophie). Elle met fin à un destin sordide et injuste : « Ma fierté et mon orgueil ont depuis longtemps disparu, pour ne jamais revenir. Je regrette d’avoir eu à choisir cette piètre solution. Je regrette de ne pas être une combattante. Seule la mort elle-même sera mon chemin vers la lumière. » (Elvira). La mort est également évoquée d’une façon symbolique. À une amie coupable de trahison : « Tu m’as tuée, en quelque sorte, mais ça m’a permis de renaître, comme une larve devient papillon, je te dois ma renaissance. Alors merci, merci d’exister. Mais sache que si c’était à revivre, je ne changerais rien, […] l’avenir qui se dessine devant moi ne me fait plus peur, vivre doit être une drôlement belle aventure » (Faustine). Dans ces extraits, le sujet prend de sa propre initiative la décision de la rupture. Il n’est plus dans l’attente d’un sauveur qui viendra le délivrer.

L’écriture est un moyen de « donner du sens à son histoire et ne pas laisser à l’abandon de vieilles blessures psychiques10 ». Cette activité se heurte à certains biais (contexte scolaire, présence du regard et du jugement de l’adulte), mais elle reste créatrice par ce qu’elle met en jeu d’une façon plus ou moins consciente. Elle permet de quitter l’univers des enfants pour qui d’un côté il y a les gentils, et d’un autre les méchants et de s’ouvrir à la nuance.

La maîtrise du temps

La maîtrise du temps est un des grands défis d’aujourd’hui. Nous avons coutume de nous plaindre d’un temps qui s’accélère et qui manque à la fois, d’une impression pénible que plus nous nous agitons, plus nous nous dispersons dans l’effort, un peu comme Alice au pays des merveilles qui s’étonnait de voir les personnages courir pour pouvoir rester à la même place. L’artifice des drogues permet, pour un adulte comme pour un jeune, d’apprivoiser le temps et d’en gommer les aspérités menaçantes.

C’est aussi une réponse facile à une demande de solution immédiate, pour répondre à une exigence du « tout, tout de suite ». Deux textes seulement en font mention, comme d’une solution un peu lâche.

Le temps immobile occupe en revanche une place essentielle. Il ne consiste pas en un simple ennui, du temps perdu à ne rien faire, mais en un ratage plus important. Certains adolescents sont angoissés à l’idée de rester coincés dans le temps. Un constat similaire est posé par certains philosophes actuels, parlant d’une société qui voit son tempo s’accélérer d’une façon paradoxale, jusqu’à la pétrification. Pour Hartmut Rosa, l’accélération observée dans les champs technique, social et individuel, va finir par s’autodétruire dans une immobilité fulgurante11 : malgré l’apparence « d’une hyperpossibilité de choix et d’une ouverture illimitée vers l’avenir […] le système de la société moderne se referme sur lui-même et l’histoire se rapproche d’une fin qui a la forme […] d’une inertie polaire12 ». Cette vision catastrophiste d’une société à la fois figée et frénétique n’est pas sans rappeler les angoisses d’adolescents qui, pour la première fois, prennent conscience du caractère éphémère des choses (durée de vie des couples, familles décomposées et recomposées, emplois précaires, modes vestimentaires et technologiques qui se succèdent), mais qui s’effraient encore plus à l’idée de rater le train en marche et de n’être que des laissés pour compte. Et lorsqu’on leur demande de bâtir leur projet de vie, ils ont comme modèle une société qui, elle, semble se diriger vers le néant.

À notre époque, les modes de pensée adolescents ont été érigés en valeurs communément admises13. Il est possible dès lors de doter nos textes adolescents d’une prémonition philosophique, ou de supposer que les angoisses des philosophes actuels sont empreintes d’une nostalgie adolescente. Le vertige catastrophiste ressemble en effet à la peur d’un futur dont nous aurions perdu les codes d’accès, comme le jeune qui, faisant le deuil de son enfance, doit s’inventer lui-même. Toujours est-il que nos jeunes auteurs donnent eux aussi l’impression paradoxale que rien ne bouge, malgré, ou à cause de cette accélération effrénée. Et ils ont réussi à montrer quelque chose de cette angoisse philosophique. Sans vraiment le dire, ils montrent également que le choix de la rupture, d’une mort symbolique, ouvre le chemin à un futur possible.


10. hachet Pascal, « Quelques enjeux psy- chiques de l’écriture adolescente », Lignes d’écriture, 2003, no 27,

11. rosa Hartmut, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2011, 363.

12. rosa Hartmut, Aliénation et accéléra- Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012, p. 51.

13. marceLLi Daniel et Lamy Anne, L’état adolescent: miroir de la société, Paris, Armand Collin, 2013.