Comment réconcilier désirs et pornographies ?

juillet 2016

> Une interview de Magali Michaux, réalisée par Julien Nève.

 

On sait la vive opposition que rencontre généralement la pornographie. Alors que d’aucuns y voient ni plus ni moins qu’une forme de négation du désir, d’autres pointent l’extrême danger d’exposer des adolescents sans défense au formatage des images pornographiques. À rebrousse-poil de ce genre de repré- sentations alarmistes qu’elle se fait fort de déconstruire, Magali Michaux donne à voir comment élaborer une éducation à la consommation de la pornographie (1), envisagée moins comme un dispositif par essence oppressif que comme un des mécanismes de production de la sexualité, des sexualités.

La pornographie a indéniablement mauvaise presse. Comment te positionnes-tu par rapport à ce dénigrement² ?

Réfléchir à la pornographie suppose de faire attention aux mots utilisés pour activer sa pensée. Parler de la pornographie est assez réducteur, voire dangereux. Il faut avoir à l’esprit que si, historiquement, la pornographie a été constituée comme une catégorie à part entière, c’est en vue de discriminer un certain type d’images et d’en réguler l’accès. Aujourd’hui encore, ce mot est lesté d’une rhétorique très précise, la rhétorique de l’addiction où opèrent des notions lourdes de sens telles que substance nocive, consommateur en danger, public non averti, etc. Ce type de discours se déploie toujours selon une lecture linéaire faite de liens de causalité simplistes entre deux pôles immuables, à savoir d’un côté un produit considéré comme toxique et de l’autre un consommateur posé comme naïf.

Plutôt que de parler de la pornographie, je préfère parler des productions pornographiques de manière à se dégager de tout discours orienté pour s’intéresser à ce qui  se fait et ce qui se passe, c’est-à-dire aux différents publics et, surtout, aux stratégies de lecture adoptées ou élaborées par ces mêmes publics.

La relation qu’entretiennent les jeunes avec la pornographie suscite de nombreuses polémiques. Beaucoup y voient une perdition morale ou considèrent que consommer de la pornographie empêcherait d’accéder à un désir authentique.

Derrière ce point de vue se loge une nouvelle question de définition par rapport à la catégorie jeune. D’un point de vue légal, la pornographie est régulée et même interdite aux jeunes dans la mesure où ils sont considérés comme un public non averti. Or, cette considération est déjà en soi problématique : en quoi les jeunes seraient non avertis ? De quoi ne sont-ils pas avertis ?

La question met aussi en évidence cette tendance consistant à penser la pornographie comme homogène et nécessairement mauvaise. De nouveau, interrogeons-nous : en quoi est-elle mauvaise ? Est-ce parce que la sexualité y est mal représentée ? Est-ce parce que seules sont représentées des sexualités orientées par des rapports de pouvoir ? Autant de présupposés fondés sur une conception de la pornographie comme homogène et invariable dans le temps.

Si on s’intéresse aux pornographies, on constate rapidement qu’il existe des pornographies non soumises à ce genre de dictats misogynes et que les jeunes ont bel et bien accès à cette pluralité de pornographies. S’agissant de la définition des jeunes comme public non averti, elle est symptomatique de cette tendance à toujours parler à la place des jeunes en ne leur demandant que très rarement ce qu’ils pensent. En l’occurrence, comment ils perçoivent leur rapport à la pornographie.

Sur cette question, il existe une enquête anglo-saxonne porn-research³ très intéressante dans laquelle chaque répondant était invité à définir sa vision et ses usages de la pornographie, expliquer ce qui le motive à en regarder et décrire la façon dont la pornographie s’inscrit dans son parcours personnel. Les résultats montrent qu’il y a peu de publics non avertis et que les adolescents savent à quel point la pornographie peut être chargée de poncifs. À rebours des idées reçues, on se rend compte qu’ils ne partagent pas cette vision naïve de la pornographie comme représentant la réalité où, selon le cliché absolu qui soulève toutes les peurs, il convient de prendre une femme contre son gré pour la faire jouir malgré elle.

Tu t’inscris donc en faux contre l’idée que la pornographie formate ou oriente la sexualité des jeunes spectateurs ?

Il faut en effet nécessairement prendre du recul face à une vision de la pornographie comme un produit intrinsèquement mauvais qui aurait des effets directs et, à vrai dire particulièrement simplistes, sur ceux qui le consomment, c’est-à-dire majoritairement de jeunes hommes soi-disant littéralement transformés en brutes épaisses et misogynes. Il faut se méfier de cette vision linéaire qui ne tient jamais la route dès lors qu’on interroge lesdits consommateurs qui, en réalité, s’inscrivent dans une approche réflexive et non dénuée d’esprit critique de la pornographie.

Sans pour autant tomber dans une dramatisation excessive, ne doit-on pas toutefois considérer qu’aujourd’hui, une certaine inquiétude peut se justifier, notamment au vu des innombrables vidéos auxquelles ont désormais accès les jeunes internautes ?

Historiquement, c’est précisément cette inquiétude qui a défini la pornographie comme catégorie à part entière. La définition moderne de la pornographie s’élabore au moment même où s’opère une démocratisation des modes de diffusion via l’invention de l’imprimerie. Pensons par exemple à l’œuvre de Pierre L’Arétin dont les textes, très critiques par rapport aux pouvoirs en place et agrémentés de dessins sexuellement explicites, ont suscité l’ire des autorités étatiques de l’époque4. L’Arétin n’a évidemment pas inventé le dessin pornographique, dont les traces sont bien antérieures à la Renaissance italienne, mais du fait de l’imprimerie, les autorités n’ont plus le contrôle de la diffusion. Autrement dit, l’identité des lecteurs ou spectateurs potentiels échappe à leur savoir. Le danger survient quand la pornographie n’est plus l’apanage des classes sociales privilégiées mais devient accessible aux femmes, enfants et autres brutes épaisses que seraient les prolétaires. Cette inquiétude est d’une certaine manière constitutive de la pornographie. Y a-t-il davantage de raisons de s’inquiéter du fait de la diffusion massive que permet internet? Je ne pense pas car internet permet également une plus large diffusion des réflexions sur la ou les pornographies. L’important est de sortir la pornographie de son isolement qui empêche la réflexion. Il y a effectivement un accès massif, mais c’est un accès massif aux pornographies.

Si je te suis bien, on pourrait même se réjouir de ce nouvel élargissement de l’accès aux pornographies. Je pense notamment à certains jeunes publics qui pour des raisons liées à des tabous d’ordre familial, moral ou religieux ne sont pas du tout informés par rapport à la sexualité. Le libre accès aux pornographies viendrait en quelque sorte dynamiter ces chapes de silence ?

Tout à fait. On lie toujours la pornographie à des questions de pouvoir et, depuis les travaux de Michel Foucault, à des questions de savoir, mais il faut bien se rendre compte que ces questions peuvent également être positives. Les publics peuvent s’approprier ce qui est montré dans les pornographies et en faire un élément constitutif de leur sexualité ou de leur approche du désir. Cela peut parfois même faciliter certaines acceptations identitaires.

Il faut sortir d’une lecture naïve de la pornographie pour comprendre que cet accès massif offre la possibilité de nouveaux savoirs, d’autres manières de penser et d’accepter son corps. Cela peut aider aussi, quand on crée du couple, à négocier certaines pratiques. Ce sont toutes des choses qui peuvent être des usages positifs de la pornographie.

Pourrait-on alors parler de « bonne pornographie » en opposition à une « mauvaise pornographie »?

À nouveau, il faut faire attention aux catégorisations. En effet, on conçoit généralement la pornographie comme une « mauvaise pornographie » où le dis- cours misogyne règne en maître avec un homme qui ressemble à Brutus mettant une femme ressemblant à une poupée gonflable dans des tas de positions. On a alors tout un script sexuel qui mène à l’orgasme masculin, la question de l’orgasme féminin ne se posant pas spécialement. Bien sûr, ce sont des choses qui existent mais elles baignent dans une pensée critique. Aujourd’hui, qui va voir un film pornographique en se disant que ça va lui révéler la vérité sur les femmes ? De même, qui s’étonne qu’à la fin d’un épisode de série télévisée, il y ait un rebondissement qui nous pousse à regarder l’épisode suivant ? Les spectateurs savent que les séries télévisées obéissent à des codes très précis. Les films pornographiques sont eux aussi codés et c’est important de le souligner, de voir comment ça marche, à quoi ça correspond.

King Kong Théorie
Virginie Despentes, Paris, Grasset, 2006.

« J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés. Parce que l’idéal de la femme blanche séduisante qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu’il n’existe pas. » V.D.

En racontant pour la première fois comment elle est devenue Virginie Despentes, l’auteure de Baise-moi conteste les discours bien pensants sur le viol, la prostitution, la pornographie.

Mutantes (Féminisme Porno Punk)
Film documentaire de Virginie Despentes, Blaq Out, 2010.

L’écrivaine Virginie Despentes voulait rendre hommage aux réalisatrices, activistes, sex- workers qui ont précédé la génération libérée d’aujourd’hui et ont tracé la voie de la porno- graphie faite par des femmes. C’est pour cette raison qu’elle a réalisé Mutantes, un documentaire féministe, porno, punk passionnant.

Constitué d’une série d’entretiens réalisés aux États-Unis, à Paris ou à Barcelone, et de documents d’archives autour de l’action politique des travailleuses sexuelles, des activistes queer et de performances post-pornographiques, Mutantes dessine les contours d’un féminisme dont on a peu parlé en France.

Avec les interventions de Norma Jean Almodovar, Maria Beatty, Lynnee Breedlove, Catherine Breillat…

On peut évidemment faire un parallèle entre la pornographie et les produits psychotropes… De la même manière qu’en prévention, on parle de « réduction des risques », pourrait-on aussi envisager une éducation à bien consommer la pornographie ?

Bien sûr, c’est d’ailleurs déjà en cours depuis les années 80 dans les milieux féministes américains au sein desquels il y a eu une importante scission autour de la pornographie. En effet, le débat s’est cristallisé autour de la question de l’image de la femme, essentiellement représentée comme objet passif du désir des hommes. La pornographie étant vue comme intrinsèquement mauvaise, certaines souhaitaient en censurer l’accès alors que d’autres se sont plutôt positionnées en faveur d’un changement au sein de sa production.

Le paradoxe entre la volonté du mouvement féministe de donner aux femmes de la puissance en tant que sujets tout en soutenant l’idée paternaliste selon laquelle les femmes ne seraient pas prêtes à investir le champ de la pornographie a entraîné un pan du féminisme à investir la pornographie en essayant d’en créer d’autres formes.

Parallèlement, il y a également eu tout un mouvement universitaire qui s’est intéressé à la pornographie et aux productions pornographiques comme un phénomène complexe. Cette stratégie a permis de sortir la pornographie de son isolement en l’envisageant dans un premier temps comme un genre cinématographique qui, à l’instar des films d’horreur, poursuit un objectif : créer un affect sur le corps du spectateur. Toutes ces réflexions ont permis d’influencer notre manière de lire la pornographie, de la com- prendre mais également de la concevoir différemment en tant que spectateur, voire en tant qu’acteur ou producteur dans le cas des films amateurs.

Prenons le cas d’un enseignant, quel conseil pourrais-tu lui donner pour parler de pornographie aux jeunes ?

Tout d’abord, il faut commencer par donner la parole aux jeunes avant de se positionner comme celui qui sait. Comme pour la consommation de drogues, les jeunes en savent beaucoup plus que ce qu’on ne croit ! Qu’il s’agisse de consommation de drogues ou de pornographie, ce n’est pas nécessairement quelque chose qui se fait tout seul, dans sa chambre en cachette, dans la honte et dans le silence absolu. Je pense qu’avant d’imposer un discours sur la pornographie et sur la consommation de pornographie par les jeunes, c’est plus intéressant de commencer en leur donnant la parole et en les questionnant sur leurs représentations, leurs pratiques.

Parler de pornographie, c’est toujours quelque chose de compliqué : d’un côté, cela peut provoquer un sentiment de puissance et donner des idées mais, de l’autre côté, cela peut entraîner de la honte et de la gêne. Il est important de pouvoir accueillir cela et de les faire émerger. Or, tenir un discours surplombant immédiat rend difficile la réflexion individuelle et commune sur la pornographie et sa consommation.

Sans dramatiser ni banaliser, quelles seraient alors les balises à donner aux jeunes ?

Une première piste serait alors d’introduire la thématique par une analyse de la pornographie au sens historique : quelle est l’origine du mot ? Quelles sont ses évolutions dans le temps? En quoi fait-elle débat dans les mouvements sociaux ? … Cela permet de replacer la pornographie dans un contexte plus large, d’objectiver et de verbaliser tout en soulignant le fait que nous sommes tous vulnérables à ces images, ce qui peut provoquer de l’embarras mais également des choses très positives comme l’excitation, le plaisir, un sentiment de puissance ou de réassurance. En replaçant la pornographie dans son histoire, dans ses pratiques, dans ses codes, cela permet de la sortir de son isolement, et donc d’éviter des catégories  surplombantes.


1. Le post-porn est un courant cinématographique de pornographie critique de la pornographie traditionnelle comme entreprise de normalisation des corps. Il s’agit d’un contre-projet pornographique échappant à la fois aux représentations médicales objectivantes et à la pornographie majoritaire  hétérosexiste.

2. Propos recueillis par Julien Nève.

3. www.pornresearch.org

4. Pierre L’Arétin (1492–1556) est un dramaturge italien, auteur des Sonetti lussuriosi (Sonnets Luxurieux), recueil de pièces érotiques accompagnées de 16 illustrations pornographiques de Giulio Romano (Jules Romains), ce qui lui vaut de perdre la protection du pape Léon X.