Alchimie particulière, le désir d’enseigner la morale ne m’a jamais vraiment effleurée. Dans le langage commun, la Morale ne s’enseigne pas, elle se transmet, insidieusement d’une génération à l’autre. On est tellement habitué à ce qu’on nous la fasse, à ses références brimantes, empêchant souvent le rapport juste au corps, son écoute. La Morale accepte difficilement les hésitations qui jalonnent l’enfance, l’adolescence, la vie. Elle manque de vitalité, se décompose dans l’avant-garde, mais elle rend la créativité magique et surprenante. La morale est un jalon, posé au coin d’une pièce, sur lequel on se mesure, on se compare, on grandit.
C’était dans cette brèche en pirouette que j’avais fait mon nid. Le nid de mes réflexions solitaires. Lorsque le soir, le calme advenu quand la fatigue d’une journée d’école clouait mes gamins à leurs oreillers encore froids, dans les courants d’air qui traversent ma petite maison liégeoise, je tissais tran- quillement les fils des réflexions qui feraient de mes cours ce qu’ils seraient. Je tissais des paysages dans lesquels les élèves choisissaient des chemins. Il est probable que j’en perdais parfois, des élèves, en chemin… Mais il y a dans la perte toujours une joie de se retrouver et on avançait, mine de rien, de plus en plus loin.
Si le désir d’enseigner la morale ne m’a jamais effleurée, c’est celui de partager ma surprise qui m’a mue. La surprise devant le développement joyeux de la pensée. La surprise devant la vitalité créative de l’adolescence, printanière et fugace, qui s’étouffe si vite, faisant des femmes et des hommes cela même qu’ils deviennent. Une combinaison de deux choses m’a mise sur la voie de l’enseignement: une envie, d’abord, de transmettre ce que la philosophie a porté vers moi dans son sillage, ce que j’ai découvert de beau et de complexe, d’envahissant, d’irritant, d’horrible, de magique dans la capacité de l’esprit à percevoir l’abstrait quand tout nous fige dans le fait, dans l’action concrète. Et puis, la possibilité d’entamer ce travail à l’âge même où tout semble encore possible. Un partage qui se faisait pour moi à travers ce cours-là, qui s’appelle morale. Et puis, ce que je fais à l’école prend racine, inévitablement dans la découverte de ce que la réflexion compose et décompose. Parce que l’école dans ce monde fait partie de la vie.
« Je désire une tarte parce que j’ai faim.
Pourtant, ce n’est pas toujours agréable
Et j’arrête pas de continuer.
Il faudrait que le désir soit toujours réciproque.
Pour que tout le monde le désire aussi.
Finalement, il faudrait que tout le monde y croie. »
« Je désire parce que je suis humaine.
Pourtant, c’est plus raisonnable d’aller à l’école
Et je suis triste.
Il faudrait que tout ne soit que désir
Pour que Poutine soit content.
Finalement, je ne sais rien. »
« Je désire parce que je suis Frodom Socquet,
Pourtant c’est pas si simple
Et j’ai envie de m’amuser, de rigoler.
Il faudrait être riche pour y arriver.
Pour que tout soit plus facile.
Finalement, le naturalisme n’est qu’une imitation scrupuleuse de la réalité. »
Je ne désire pas grand chose aujourd’hui dans ce que les ministères conçoivent de l’école, où il faut amener les enfants à penser par nous une éthique sibylline. Une éthique citoyenne ? Vaste programme pour des mots rendus creux à force d’être cuisinés pour des sauces parmi les plus indigestes. Lorsqu’il est si essentiellement utile d’apprendre d’abord à aiguiser les regards et épicer les réflexions. Lorsqu’il est impératif de continuer à penser la pensée. Cette gymnastique heureuse où tous les coups sont encore permis.
Permission. Peut-être que l’alchimie dont je parle tient du rapport entre désir et permission. Dans le manque aussi, le manque d’une autre école où l’apprentissage ne serait pas appâté seulement par des points face auxquels nous sommes tous inégaux. Où le désir serait valorisé comme moteur d’existence. Où il serait permis de hurler parfois et de se taire, de patienter, de courir ou d’attendre. Ce que l’on fait si peu lorsqu’on vit en tension.
Peut-être aussi que le manque, s’il appelle au désir, est déjà un changement en puissance…
Dans ce numéro se sont donc logés des textes couleur printemps. Écrits par les élèves auxquels je donnais ce cours. Non par bonté d’âme ni par dépit mais bien parce que pour gagner ma croûte, c’est ce que je sais faire de mieux, transmettre l’étonnement de la pensée et du doute dans les jalons posés par l’histoire des idées.
« Je désire parce que je suis une fille.
Pourtant on ne peut pas tout avoir et il faut limiter ses désirs,
Et on a peur d’être déçu.
Il faudrait faire plus attention à l’environnement,
Pour que je puisse bien m’amuser en ville. »
« Je désire parce que je suis.
Pourtant je ne suis pas un animal
Et je veux aller vivre quelque part où je vivrai heureuse et tranquille (si possible dans un trou d’Hobbit).
Il faudrait pouvoir faire ce qu’on a envie,
Pour que tout se passe mieux dans le monde.
Finalement, j’ai passé une bonne soirée malgré ma tristesse. »
« Je désire parce que je suis un être humain.
Pourtant, on a pas toujours ce qu’on veut,
Et alors, j’arrive à me contrôler.
Il faudrait légaliser la vente de cannabis
Pour que personne ne soit déçu.
Finalement, la vie devrait être plus simple. »
« Je désire voyager parce que ça me permet de m’évader.
Pourtant, le désir peut avoir différentes significations
Et c’est dommage.
Il faudrait que les gens arrêtent d’être jaloux
Pour que tout le monde soit heureux.
Finalement, c’est peut-être mieux comme ça. »
1. Les textes encadrés ont été rédigés par les élèves suite à un atelier proposé par Prospective Jeunesse sur la thématique du désir.