Comment passe-t-on de la boîte de Pandore à la chirurgie esthétique, soit de la segmentation du mal à l’emprise médicale sur la beauté ? Par un processus en trois étapes, qui ne sont ni distinctes ni successives mais schématiquement décrites ici.
Le premier mouvement est la segmentation du mal, son découpage en éléments distincts. Le chaman, sibérien ou sioux, fait fuir les esprits, soigne les fièvres et fait venir la pluie, selon. Comme le fait aussi le voyant extraordinaire qui distribue des papillons jaunes dans ma boîte aux lettres : il prévient le Covid, fait fuir les rivaux amoureux et gagner au Lotto, pour la modique somme de 45 euros. Ou 70 s’il se déplace jusqu’au domicile.
Et quand Pandore, la plus belle des femmes, conçue par Zeus lui-même avec de la glaise, soulève le couvercle de la jarre qu’on lui avait confiée et qu’elle ne pouvait pas ouvrir, ce sont toutes les malédictions qui s’en échappent : la Maladie, le Misère, la Folie, la Guerre, la Famine, le Vice, la Tromperie, et l’Orgueil. Seule l’Espérance, trop lente à s’envoler, la fille maladroite de Satan, reste au fond du vase que Pandore a refermé.
La maladie est donc une des multiples formes du malheur, un des multiples visages du diable, du mal : c’est le mal que nous éprouvons dans notre chair, n’importe où dans notre corps, mais uniquement dans notre corps. C’est la fracture du tibia mais pas le tremblement de terre, la migraine mais pas la disette, la cirrhose du foie mais pas la guerre.
« La médecine s’approprie les tourments de l’âme, l’hygiène, la reproduction, la mort, la beauté, la prévention, la santé publique, la pharmacie et la morale. »
La deuxième segmentation est interne à la médecine, ou peut-être aux diverses médecines, ces expertises qui ont démembré « la maladie » en ses diverses entités : les fièvres, les épilepsies, la peste, le cancer ou le COVID 19. Chaque entité a ses caractéristiques, son avenir, son traitement, son pronostic, ses spécialistes. Chaque maladie a son étiquette, qui fait d’elle un objet semblable aux objets matériels. Qu’importe si les choses évoluent, si l’hystérie faisait partie de l’épilepsie il y a 150 ans, si ceux que nous désignons aujourd’hui comme souffrant d’une maladie d’Alzheimer étaient qualifiés de « gâteux » il y a à peine quarante ans. Et qu’importe si le COVID19 se manifeste cliniquement par des symptômes allant de « rien » à une insuffisance pulmonaire rapidement mortelle. Et quand on « a » le Covid, son Covid ressemble moins à celui du voisin que ma Peugeot 208 break ne ressemble, sans aucun doute, à la Peugeot 208 break du Chili ou de Tanzanie.
Le troisième mouvement de la partition est l’extension des prérogatives médicales, la conquête impériale des territoires environnants. L’histoire se déroule essentiellement en Europe, au XVIIème siècle. Les Lumières éclairent l’Occident avec fierté, la religion vacille devant la pensée scientifico-technique, les Empires coloniaux s’édifient, diffusant le goût de l’extension territoriale. La médecine, encore peu outillée, participe à l’aventure.
Le moment inaugural est peut-être la publication, dix ans avant la Révolution française, de l’ouvrage du médecin Jean-Louis Baudelocque (Principes sur l’art des accouchements par demande et réponses en faveur des élèves sages-femmes). Après un siècle de tâtonnements, les médecins mettent la main sur la naissance, jusque-là réservé aux sages-femmes. Dans un même mouvement, la médecine étend son expertise sur un processus biologique (la naissance) qui, pour être parfois problématique, sort du champ de la maladie stricto sensu, le confisque aux sages-femmes pour les accouchements difficiles d’abord, tous les accouchements ensuite, et les hommes se déclarent seuls autorisés dans cette discipline jusque-là uniquement féminine.
La médecine a colonisé une terre déclarée inconnue, aussi inhabitée que l’Amérique avant Colomb. La rivière est sortie de son lit. Malgré les résistances, elle ne s’arrêtera plus. Au même moment, la médecine s’approprie les tourments de l’âme (l’aliénisme, puis la psychiatrie), l’hygiène (depuis la séparation des eaux pour la prévention du choléra, le lavage des mains de Semmelweiss[1] jusqu’à la distanciation physico-sociale actuelle et l’autorité sur le discours en matière de gestes barrières), la reproduction (sexualité, contraception, avortement), la mort (soins palliatifs et suicide assisté), la beauté (la chirurgie esthétique), la prévention, la santé publique, la pharmacie et la morale. Sur toutes ces activités, qui ont le corps humain comme point commun mais ne relèvent pas nécessairement du concept de maladie au sens traditionnel du terme, la corporation médicale a le monopole.
Sommes-nous tous malades ? En tous cas, nous sommes tous, de plus en plus, consommateurs de médecine. Ce qui a comme conséquence d’étendre le champ de celle-ci, mais aussi de la fragiliser et d’obliger une redéfinition de la maladie. Elle n’est plus seulement la forme du mal dans le vécu du corps, mais la manifestation explicite du corps comme moyen de l’organisation sociale, ce dont s’occupe la médecine moderne.
[1] Ignace Philippe Semmelweiss (1818-1865) est un médecin obstétricien hongrois qui a démontré que le lavage des mains diminuait le risque de décès provoqué par la fièvre puerpérale chez les femmes après l’accouchement.