Allemagne : quelles modalités de mise en oeuvre au-delà d’un accord a minima ?

mars 2022

Pour des raisons qui demeurent quelque peu mystérieuses, les campagnes électorales et débats politiques allemands ne sont que marginalement évoqués dans la presse internationale. Ce mystère s’épaissit d’ailleurs encore un peu plus quand on tient compte du poids déterminant de ce pays dans le processus décisionnel européen.

Mise en place suite aux élections du 26 septembre 2021, après des négociations de plus de deux mois, la récente coalition « feu tricolore » (Ampel-Koalition) pourrait en effet considérablement modifier l’équilibre actuel des forces entre les pays européens qui demeurent obstinément prohibitionnistes en matière de cannabis, et ceux qui s’engagent – ou se sont engagés depuis longtemps – sur un chemin de décriminalisation, voire de légalisation. Dans l’accord de gouvernement intitulé « Oser plus de progrès – Alliance pour la liberté, la justice et la durabilité » (Mehr Fortschritt wagen – Bündnis für Freiheit, Gerechtigkeit und Nachhaltigkeit), les trois partenaires gouvernementaux – le parti social-démocrate (SPD), les Verts (Bündnis 90/Die Grünen) et les libéraux (FDP) – annoncent en effet clairement leur volonté de légaliser la production, et la distribution de cannabis [1] – ce qui fait de l’Allemagne le pays le plus peuplé à s’engager sur cette voie (pour l’ensemble du pays, et pas seulement, comme c’est le cas aux États-Unis, pour une partie des États). Ne fût-ce que d’un point de vue économique, il s’agit là d’une transformation de premier ordre de l’économie globale du cannabis.

Des modalités encore à déterminer

Malgré les neuf semaines de négociation et les 178 pages que contient l’accord de gouvernement, les dispositions concernant cette légalisation sont particulièrement lapidaires et ne tranchent pas entre les différentes modalités de régulation envisageables. Elles tiennent en effet en deux lignes :
« Nous introduisons la distribution contrôlée de cannabis aux adultes à des fins récréatives dans les magasins de vente au détail agréés. Cela permet de contrôler la qualité, d’empêcher la distribution de substances contaminées et de protéger la santé publique et la jeunesse. Nous évaluerons la loi au bout de quatre ans [2] ».

Il s’agit en quelque sorte d’un accord a minima qui rejette l’affrontement politique à une phase ultérieure, celle de l’élaboration et de la mise en œuvre de la loi. Si les trois partenaires se rejoignent en effet sur le principe de la fin de la prohibition, ils divergent en revanche quant à ses modalités – les deux options les plus différentes étant celles défendues par les Verts et les libéraux, quand bien même le principe de la légalisation du cannabis constituait un de leurs rares points de convergence, ce qui l’a vraisemblablement fait monter dans l’agenda des discussions.

Les libéraux mettent avant tout l’accent sur la dimension économique et fiscale de la légalisation. Leur programme pour les élections de septembre 2021 évoquait par exemple des recettes évaluées à 1 milliard d’euros en cas de libéralisation du marché du cannabis, taxé à la même hauteur que les cigarettes [3]. Il semble d’ailleurs que ce chiffre soit largement sous-estimé puisqu’une étude de Justus Haucap et Leon Knoke, économistes à l’université Heinrich Heine de Düsseldorf estime l’effet positif pour le budget de l’État à 4,7 milliards d’euros (dont, essentiellement, 2,8 milliards de rentrées fiscales et 1,36 milliard d’économies en matière policière et judiciaire – sans parler de la création de 27 000 emplois [4]).

Les libéraux y voient même un enjeu économique important pour une économie allemande foncièrement exportatrice depuis des décennies. Lors d’un débat organisé en octobre 2020 au Bundestag autour d’une proposition de légalisation déposée par les Verts, le député libéral Wieland Schinnenburg y voyait même un nouveau secteur potentiel d’exportation pour l’économie allemande : « Cannabis made in Germany pourrait devenir une nouvelle marque de l’économie allemande [5] ».

Du côté des Verts, la position la plus précisément développée se trouve dans le projet de loi évoqué ci-dessus, qui compte pas moins de 72 pages [6]. Le projet propose de supprimer le cannabis de la liste des dispositions pénales de la loi sur les stupéfiants, de réguler et contrôler l’ensemble de la chaîne de commercialisation du cannabis (culture, production, distribution et vente), dont chacun des maillons devra recevoir un agrément, tout en continuant à en interdire la vente aux mineurs. Il entre dans de nombreux détails – par exemple la quantité maximale par achat (30 grammes), le nombre maximal de plants de cannabis que les particuliers seront autorisés à cultiver 3 et jusqu’au degré de résistance (norme EN 1143-1) des « armoires de protection » dans lesquelles les revendeurs sont tenus de conserver le cannabis !

La proposition est également détaillée sur la question épineuse de la taxation (qui doit être assez élevée pour ne pas inciter à la consommation et assez basse pour « étouffer » le marché illégal) : « les parties de plantes séchées de la plante de cannabis femelle (« marijuana »), quatre euros par gramme de produit final ; la résine extraite de la plante de cannabis femelle et pressée (« haschisch »), cinq euros par gramme [7]».

Enfin des normes très strictes, notamment en termes de « formation à la vente responsable » s’appliquent au personnel chargé de l’exploitation des magasins spécialisés, qui seront en outre tenus de remettre aux autorités un « rapport social » tous les deux ans. Ils devront également offrir « du matériel d’information sur les risques liés à la consommation, des informations sur les programmes de prévention et de traitement, les programmes d’intervention rapide et les coordonnées de services de conseil et de thérapie qualifiés [8]».

Si le projet s’applique à tout le territoire, dans ce pays fédéral qu’est l’Allemagne, une certaine latitude est laissée aux Länder dans l’application de la loi. Ceux-ci pourront par exemple imposer une limite aux nombres de magasins présents sur leur territoire, ou imposer une distance minimale entre ceux-ci.

Mais, rejeté par le Bundestag en octobre 2020 (à l’époque de l’ancienne majorité, donc), ce projet des Verts sera vraisemblablement fort différent de la loi à laquelle aboutira la majorité actuelle, au sein de laquelle les libéraux sont soucieux de défendre les intérêts économiques des producteurs.

Quel approvisionnement ?

La légalisation entraînera évidemment une forte augmentation de la demande légale – actuellement limitée à l’usage médical sur prescription. Selon l’étude de Justus Haucap et Leon Knoke, elle devrait en effet conduire à une demande située autour de 400 tonnes par an [9]. Or, l’entreprise berlinoise Demecan, qui est actuellement la seule entreprise allemande autorisée à cultiver du cannabis dans le pays – aux côtés de deux filiales de producteurs canadiens –, dispose d’une capacité de production actuelle de 1,5 tonne par an. D’après Cornelius Maurer, son directeur général et co-fondateur, cette capacité pourrait être augmentée à court terme : « En six à neuf mois à quatre tonnes, avec un peu plus de délai à dix tonnes [10]». Avec une capacité de production limitée à terme à 2,5% de la demande estimée, le « Cannabis made in Germany » cher au député Wieland Schinnenburg va donc sans doute devoir encore attendre quelques années avant de devenir une réalité… Le cas allemand, en l’état actuel du débat, semble donc attester une fois encore qu’en termes économiques, une prime existera aux entreprises issues de pays qui auront été les premiers à procéder à la légalisation et dont les « champions nationaux » seront les premiers à bénéficier de l’ouverture plus tardive de pays plus timides.

[1] Il est à noter que la consommation était déjà décriminalisée depuis 2011, ainsi que l’usage à des fins médicales sur prescription.

[2] SPD, Bündnis 90/Die Grünen et FDP, Mehr Fortschritt wagen – Bündnis für Freiheit, Gerechtigkeit und Nachhaltigkeit, 2021, p. 87 [Notre traduction]. Disponible sur : https://bit.ly/3QnYlCF.

[3] FDP, Nie gab es mehr zu tun, Das Programm der Freien Demokraten zur Bundestagswahl 2021, p. 30. Disponible sur : https://bit.ly/3b0SLWE.

[4] Justus Haucap et Leon Knoke, Fiskalische Auswirkungen einer Cannabislegalisierung in Deutschland: Ein Update, DICE, 2021, p. 42. Disponible sur : https://bit.ly/3xSWC1d.

[5] Deutscher Bundestag, Opposition scheitert mit Anträgen zum Umgang mit Cannabis, 2020. [Notre traduction]. Disponible sur https://bit.ly/3mMSN7t.

[6] Fraktion Bündnis 90/Die Grünen, Entwurf eines Cannabiskontrollgesetzes, 2020. Disponible sur : https://bit.ly/3tDkdjJ. [Notre traduction].

[7] Fraktion Bündnis 90/Die Grünen, op. cit. art. 2 §1 [Notre traduction].

[8] Fraktion Bündnis 90/Die Grünen, op. cit. art. 23 §7 [Notre traduction].

[9] Justus Haucap et Leon Knoke, op. cit., p. 57.

[10] Déclaration à la télévision WDR dans le cadre du reportage « Cannabis legalisieren – das ist dabei wichtig » [Notre traduction]. Disponible sur : https://bit.ly/3b118S1.