Si la Suisse a pu se montrer pionnière en matière de réduction des risques, elle l’a moins été en matière de régulation de la production, de la distribution et de la vente de cannabis. Mais des évolutions récentes indiquent un changement de cap sur le sujet. Entretien avec Jean-Felix Savary, secrétaire général du GREA (Groupe romand d’études des addictions).
Edgar Szoc (E.S) : En matière de légalisation du cannabis, la situation semble évoluer rapidement en Suisse, après une longue phase de stagnation.
Jean-Félix Savary (J.F.S.) : Oui, c’est assez symptomatique… Einstein a dit qu’il aimerait mourir en Suisse parce que tout y arrive avec vingt ans de retard ! Et en effet, le débat sur la légalisation du cannabis est en cours depuis une trentaine d’années chez nous, et avec encore plus de vigueur depuis le début des années 2000… Il faut revenir sur ces débats pour comprendre la situation actuelle.
Tout d’abord, d’un point de vues strictement politique/législatif, le Conseil fédéral – notre gouvernement fédéral – a déposé une première proposition sur les stupéfiants en 2001 : il s’agissait d’ancrer dans la loi le principe dit des quatre piliers (Promotion de la santé, prévention et repérage précoce ; thérapie et conseil ; réduction des risques et des dommages ; réglementation et exécution de la loi), que la Suisse a mis en place depuis les années ’90, qui comprend la prescription d’héroïne, les espaces de consommation, etc. À ce moment-là, il était assez clair qu’un compromis devait être trouvé sur la question de la répression : pour aider les gens, il fallait arrêter de les punir. Le Conseil a proposé de commencer à réguler le cannabis, ce que le Parlement a refusé. Cette décision avait quelque chose d’un peu paradoxal puisque les parlementaires ont voté en faveur de dispositifs qui paraissaient plus difficiles à accepter – comme la prescription d’héroïne et les locaux de consommation – mais il a buté sur la dépénalisation du cannabis. La politique de réduction des risques s’est donc poursuivie, mais sans avancée significative en matière de répression des consommateurs, notamment du cannabis. Et en 2008, une nouvelle loi a été votée, qui ancre légalement ce système.
Les forces de l’ordre ont donc continué à poursuivre la consommation de cannabis, ce qui surcharge évidemment les services de police et la Justice. La situation devenait d’autant plus hypocrite, ridicule et génératrice d’arbitraires, qu’existaient de grandes disparités entre les cantons en termes de pratiques policières et pénales. En outre, le deal de rue se poursuivait suscitant l’irritation de certains riverains et les produits vendus étaient de piètre qualité.
Face à ce constat, une espèce de compromis a été trouvé : retirer l’infraction pénale et la remplacer par une amende. Ce système est entré en vigueur en 2013 mais il a aggravé l’arbitraire, et donc les inégalités sociales. Des rapports ont attesté que cette politique d’amendes avait l’effet inverse à celui désiré, d’atténuation de l’arbitraire. On le sait bien, en Suisse comme dans les autres pays, la répression du cannabis sert parfois le prétexte à la répression de certains types de population, les moins favorisées dans la communauté, sans effet sur le niveau de consommation.
C’est alors qu’en 2017, intervient le tribunal fédéral, la plus haute autorité judiciaire suisse. Il statue pour la première fois sur le système d’amende en décidant qu’il est illégal. L’arrêt s’appuie sur une révision de 1975 de la loi sur les stupéfiants. Cette année-là sont introduits un article 19 disposant que la consommation de cannabis est punissable et un article 19b, qui précise que « celui qui se borne à préparer des stupéfiants en quantités minimes, pour sa propre consommation ou pour permettre à des tiers de plus de 18 ans d’en consommer simultanément en commun après leur en avoir fourni gratuitement, n’est pas punissable ». Dans le même article, la consommation est donc punissable et non punissable ! L’année d’après, le tribunal fédéral prendra la même décision concernant la possession par un mineur.
E.S. : Et du point de vue des pratiques sociales et du débat public, quelles évolutions a-t-on pu noter ?
J.F.S. : Il faut savoir que dès la fin des années ’90, des magasins de produits naturels vendaient du cannabis sous le manteau. Tout le monde se préparait à la légalisation et il existait un marché du cannabis, qu’on pouvait qualifier de « gris clair ». Mais suite au refus de la légalisation par le Parlement, que j’ai déjà évoqué et qui correspond à la poussée très nette de l’extrême droite (en 2003 et 2007), l’opinion se retourne.
Le petit marché suisse « baba cool » avec ses planteurs de cannabis locaux a été supplanté par des réseaux internationaux, qui ont engagé pour la revente les personnes les plus fragilisées de la société – à savoir, souvent, des demandeurs d’asile. Le deal de rue est devenu un sujet politique important, appréhendé sous l’angle de l’ordre public, ce qui mène évidemment à une impasse. Le refus de légaliser a donc entraîné une augmentation de la visibilité du trafic, avec un certain nombre de nuisances publiques perçues dans les villes.
Très rapidement après ce raidissement, les villes, qui subissent le plus directement les externalités provoquées par cette politique répressive, manifestent une volonté de régularisation pour ne pas se laisser enfermer dans la vision fédérale. La première à agir est Zurich en 2010, suivie par Bern, Genève et Bâle. Il faut rappeler que le système fédéral suisse est basé sur le principe de subsidiarité : le pouvoir fédéral n’a comme pouvoir que celui que les cantons lui délèguent. Par exemple, les compétences judiciaires, sociales et médicales résident au niveau cantonal, ce qui laisse aux cantons une grande marge de manœuvre. Les villes et cantons ont cherché une lacune dans la législation pour trouver un compromis à partir de possibilités législatives et l’ont trouvée dans l’article 8 alinéa 5 de la loi de 2008 sur les stupéfiants, qui autorise « la culture, l’importation, la fabrication et la mise dans le commerce des stupéfiants qui sont utilisés pour la recherche, le développement de médicaments ou une application médicale limitée ».
Chaque ville commence alors à développer des projets-pilotes en matière de régularisation du cannabis, qui arrivent devant le Conseil fédéral en 2017. Mais le ministre de la Santé ne les autorise pas. La crise qui en a découlé s’est rapidement réglée : lors de la session suivante du Parlement, la majorité des députés demandent que ces projets soient mis en place et en 2019 une loi sur le sujet est même votée, qui donne un cadre et des perspectives pour les projets pilotes (dans un cadre de 10 ans). Aujourd’hui, ces projets-pilotes sont déposés mais doivent encore être autorisés par la Confédération. Ils ont en outre donné lieu à une inflation bureaucratique qui en dit beaucoup sur notre rapport aux drogues. Par exemple, dans certains de ces projets, les femmes doivent fournir un test de grossesse tous les six mois pour pouvoir acheter du cannabis.
L’analyse détaillée des projets montre que la partie alémanique se dirige plutôt vers un modèle libéral, avec une vente dans les pharmacies. Du côté francophone, Genève et Lausanne proposent des associations contrôlées de consommateurs : le modèle est à vocation non lucrative, associative, communautaire (assez proche des « cannabis social clubs »). Le but est d’éviter de pousser à la consommation et de favoriser une culture collective de cette consommation.
Parallèlement à ces évolutions, un mouvement s’organise, qui regroupe le milieu des addictions, des associations de consommateurs et l’industrie du cannabis – avec un marché du CBD qui se développe à partir de 2013 en Suisse. C’est « Cannabis Consensus Schweiz » (Consensus cannabis Suisse) qui regroupe ces acteurs pour essayer d’aller de l’avant sur cette question en passant par la voie parlementaire. Et c’est désormais un succès puisque l’initiative parlementaire Siegenthaler pour « réguler le marché du cannabis pour mieux protéger la jeunesse et les consommateurs » vient de passer le cap des deux commissions du Parlement. Elle permet d’aller beaucoup plus vite que les projets très frileux du Conseil fédéral et donne deux ans pour proposer une loi de réglementation du cannabis. Il y aura peut-être encore des phases référendaires mais le processus est encadré et la direction est indiquée.
E.S. : Parmi les différents modèles de régulation qui se dessinent, quel est celui que défend le GREA ?
J.F.S. : Nous sommes très clairement pour un marché non-lucratif, soit l’approche associative et non marchande : les produits psychotropes ont certaines caractéristiques qui se marient assez mal avec un système basé sur le profit – on le voit avec les grands producteurs de tabac et d’alcool, et plus récemment avec le marketing très agressif des gros producteurs de cannabis aux USA.
Il serait temps d’essayer de créer de nouveaux dispositifs, qui s’éloignent du libéralisme à tout crin, par exemple un marché à but non lucratif, qui ne crée pas d’incitation à augmenter la consommation, à cibler les jeunes, etc. Chacun pourrait s’y retrouver en termes d’ordre public et de santé.
Dans cette vision qui ne donne pas une place centrale au marché, il y a en gros deux sous-modèles. Le premier attribue un rôle central, voire un monopole, à l’État. C’est le cas du modèle québécois où l’État gère la production, la distribution et la vente, comme il le faisait déjà pour l’alcool. Le deuxième est associatif : l’État donne à l’association, sous certaines conditions strictes, une autorisation de production et de remise de cannabis, mais pas en dehors, ce qui freine les incitants à vendre aux mineurs, et évite d’individualiser le consommateur face au marché. On le voit par exemple au Québec, qui est la seule province canadienne dans laquelle il n’y a pas eu d’augmentation de la consommation chez les jeunes. Il est en tout cas indispensable de « mettre une couche » entre les acteurs commerciaux et le consommateur, soit à travers l’État, soit à travers les associations.
E.S. : Est-ce un de ces sous-modèles qui va prévaloir en Suisse ?
J.F.S. : On ne s’oriente sans doute pas vers un modèle unique et c’est probablement mieux : nous sommes convaincus qu’en matière de drogues, il faut écouter les gens. Ça ne sert à rien de leur expliquer le monde : les problèmes liés à la consommation de drogues prennent des formes très différentes selon les lieux et sont intimement liés aux visions morales qui prédominent. Ces visions, on ne peut pas les changer d’un coup de baguette magique et il vaut mieux s’y adapter de manière pragmatique sur toute une série de questions (impôts ou pas d’impôts ; visibilité du commerce ou non, etc.). Dans un pays de 26 cantons, le plus simple est de disposer d’une loi qui peut s’adapter aux spécificités régionales. Il y aura donc sans doute une certaine flexibilité, qui dépendra du débat qui s’annonce.
Maintenant que le débat sur la prohibition est réglé, la question est celle de la nature de la régulation. La prohibition, c’est un débat et une erreur du XXe siècle. Au XXIe siècle, l’enjeu, c’est de trouver une régulation des psychotropes, qui puisse réduire les risques pour la société et pour les personnes – et même qui augmente les bénéfices pour la société. Pour prendre un exemple, quand les magasins de CBD se sont ouverts, les principaux clients n’ont pas été les jeunes mais les personnes âgées, qui ont des problèmes d’appétit, de douleur ou de sommeil. Des modèles de régulation émergent d’ailleurs dans d’autres domaines, dont on pourrait s’inspirer. Je pense par exemple aux coopératives agricoles, dont la vocation n’est pas exclusivement lucrative mais se base sur des valeurs de proximité, de durabilité, de liens sociaux, de contacts entre le producteur et le consommateur.
Cette expérience existe d’ailleurs déjà pour le marché de l’alcool : si les grands acteurs sont prêts à tout pour placer leurs produits et en vendre le plus possible, les petits producteurs sont d’accord avec nous sur presque tout ; ce sont des amoureux du produit qui le respectent et le connaissent, et vont donc également respecter tout ce qui l’entoure. Ils vont valoriser la culture et la convivialité du produit, sans méconnaître les problèmes qui peuvent découler de sa consommation. Il y a sans doute plus d’intérêt en commun entre spécialistes de la santé et des addictions et petits producteurs, qu’entre ces petits producteurs et grands acteurs industriels. Un exemple suisse récent l’illustre parfaitement : l’extrême droite a proposé de supprimer les taxes sur les bières et c’est l’Union brassicole, au sein de laquelle les micro-brasseurs sont majoritaires, qui s’y est opposée ! Les alliances peuvent donc vraiment changer. L’opposition pertinente n’est plus celle entre acteurs de la santé publique et producteurs mais entre petits producteurs responsables et grands intérêts qui veulent capter le marché pour en tirer un maximum de profits.