La consommation de produits psychotropes s’est historiquement ancrée dans des conduites ritualisées, qui scandaient les temps de la vie. La déritualisation qui marque une grande partie des consommations contemporaines amène à se poser une série de questions inédites.
Le rite[1] est un moment d’exception. La première illustration qui me vient à l’esprit est celle d’un délire orgiaque qu’Emmanuel Carrère, dans son roman Limonov, décrit sous l’appellation de zapoï. « Marathon d’ivrognerie, (…) [zapoï est] une affaire sérieuse, pas une cuite d’un soir qu’on paye, chez nous, d’une gueule de bois le lendemain. Zapoï, c’est rester plusieurs jours sans dessoûler, errer d’un lieu à l’autre, monter dans des trains sans savoir où ils vont, confier ses secrets les plus intimes à des rencontres de hasard, oublier tout ce qu’on a dit et fait : une sorte de voyage » (p. 59). Ce marathon est collectif, un moment de folie à plusieurs, qui débute par des litres de vodka puis s’ouvre à toutes les débauches possibles, dont les malheureux qui croisent leur chemin font les frais. L’ivresse soude le groupe, le groupe se compose d’individus jeunes et marginaux qui sèment la terreur : faire peur est ce qu’on recherche et ce qu’on met en scène. Le rite, dans ce contexte, est l’organisation de cet épisode transgressif destiné à montrer aux autres « qui on est », qui se répète dans le temps pour se venger d’une société qui vous oublie et augmenter la terreur ambiante, pour renforcer une identité défaillante parce que, dans la vie, ses protagonistes n’ont d’autre perspective qu’un avenir médiocre, sans la gloire à laquelle ils aspirent.
Parlant de rite, le rite de passage séparant l’enfance de l’âge adulte en est une autre acception. Initiatique, il symbolise la transition d’un état à un autre sans retour possible. Le rite évoque les cérémonies à la fois spectaculaires et douloureuses qui avaient cours dans certaines cultures lointaines pour marquer la fin de l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte. Le rite de passage est alors associé à des épreuves généralement contraignantes, notamment le marquage du corps (faire sauter une dent, couper une phalange, trouer le lobe de l’oreille ou le septum, pratiquer des tatouages ou des scarifications, couper les cheveux d’une certaine façon[2]), ou l’obligation de commettre, pour une fois et dans un cadre socialement légitimé, des actes interdits (par exemple consommer des substances hallucinogènes). Cette transgression programmée était en usage dans l’Antiquité grecque : les Spartiates élevaient leurs garçons en les confrontant à la douleur, à la peur, à l’horreur, mais également à des conduites aberrantes, déshonorantes, ainsi qu’aux plaisirs jugés honteux ou indécents. Le but était que l’adolescent puisse se familiariser avec ce qu’il devait vaincre ou surmonter[3]. Les initiations agencées par un collectif ouvrent la porte à un nouveau venu, accepté dans son nouveau statut s’il réussit son examen de passage.
Notre société n’incorpore pas la transgression dans le processus éducatif, loin de là. René Goscinny l’illustrait dans Le petit Nicolas, écrit en 1960, c’est-à-dire à une époque qui commençait à se libérer des carcans d’autrefois. Le héros de l’histoire, Nicolas, s’exprime. « Alceste m’a dit : « Viens avec moi, j’ai quelque chose à te montrer, on va rigoler. » Moi, j’ai tout de suite suivi Alceste, on s’amuse bien tous les deux. (…) « Qu’est-ce que tu veux me montrer, Alceste ? » j’ai demandé. « Pas encore », il m’a dit. Enfin, quand on a tourné le coin de la rue, Alceste a sorti de sa poche un gros cigare. « Regarde, il m’a dit, et c’est un vrai, pas en chocolat ! » (…) Le premier coup, ça l’a surpris, Alceste, ça l’a fait tousser et il m’a passé le cigare. J’ai aspiré, moi aussi, et, je dois dire que je n’ai pas trouvé ça tellement bon et ça m’a fait tousser, aussi. (…) On rigolait bien. »
Dans cet extrait, les enfants sont attirés par un objet auréolé du prestige des adultes : un cigare. Ils jouent à être grands, et même si l’expérience n’est pas agréable elle offre un merveilleux parfum d’interdit. La transgression est « raisonnée », à défaut d’être raisonnable, avec des arguments qui n’entrent pas dans le champ de compréhension des adultes, parents ou enseignants. Deux priorités s’affrontent : celle des adultes est de protéger et par conséquent d’empêcher, celle des enfants est d’explorer, et donc de s’autoriser. Le rite de passage d’autrefois se déroulait sous le regard fier et probablement inquiet des parents. Celui d’aujourd’hui, qui se décline de multiples façons toutes marquées par la prise de risque, doit s’abstraire de ce regard. Il est par conséquent dénué de légitimité sociale, redouté et déploré par les adultes. Toutes proportions gardées, la peur est palpable aussi bien pour les malchanceux qui se retrouvent dans le chemin des zapoï que pour les parents d’ados dont l’enfant, autrefois sans mystère, commence à prendre des libertés. Et si Nicolas hésite au début puis se risque, on peut supposer qu’il en va de même pour les novices du zapoï qui, eux aussi, ont dû ingurgiter l’alcool au goulot sous la contrainte des plus expérimentés, sous peine de passer pour des lâches. Dans les deux cas, il y va de leur honneur.
Le rite est compassé ou débridé, selon le contexte dans lequel il s’invite. Dans le registre sacré, le baptême (comme l’ordination d’un prêtre, l’intronisation d’un roi) est régi par une ordonnance légitimée par la tradition. Les gestes se succèdent, solennels et symboliques. Les spectateurs admirent, ils sont émus et impressionnés. L’événement se veut mémorable, il renforce une identité collective.
Du côté profane, le « baptême » étudiant, par exemple, reprend les codes du registre sacré en y ajoutant une dose de burlesque, de dérision, ainsi que des épreuves que le candidat doit surmonter. Le cérémonial est imposé par un groupe dominant, héritier d’une tradition plus ou moins établie. L’arbitraire s’accompagne de solennité mais aussi de dérives possibles, de vexations diverses, caricaturant les pratiques traditionnelles avec de la violence et du sexe enrobées d’actes loufoques. La dynamique est proche de celle du carnaval, lieu du masque et de l’inversion des hiérarchies, dans une libération temporaire après laquelle, une fois passée la fête, les choses reprennent leur cours habituel. Le dérèglement organisé, permis lors d’une occasion bien précise, rend supportables les contraintes du quotidien. Dans le champ professionnel, les procédures de team building poursuivent le même but à coup d’activités ludiques qui tranchent sur le quotidien pour mieux en accepter les aspects contraignants. Entre ouverture au monde et secret, médiatisation et clandestinité, solennité ou défoulement, le rite consolide l’ordre social ou celui d’un groupe.
Initiatique ou répétitif, les pratiques réglées font revivre ici et maintenant ce qui se faisait jadis ou, comme le rappellent la gerbe déposée sur la tombe du soldat inconnu ou le défilé annuel rappelant une victoire, ce qui est arrivé un jour et que l’on fête par une mise en scène bien calibrée conçue pour s’imprimer dans les mémoires. Le rite inscrit l’individu dans une histoire. Il en réfère au « temps long », aux croyances, à la culture, à nos racines.
Plus prosaïque, le rite évoque les habitudes ou petites manies qui scandent notre quotidien (le café noir du matin), qui nous appartiennent en propre ou caractérisent un collectif comme la famille, les amis ou les collègues. C’est un temps pour soi, un temps pour mieux affronter les contraintes sociales qui vont suivre. Le rituel d’endormissement du bébé, par exemple, a pour fonction de l’apaiser, de le réconforter, mais aussi de lui faire intérioriser les règles de vie avec son découpage horaire. Le repas du dimanche, les fêtes ou les sorties en famille sont des rituels ordinaires chargés de connotation affective, pour rappeler d’où on vient. Leur agencement dépend d’une personne ou d’un groupe, il se construit progressivement par une suite d’essais et d’erreurs jusqu’à trouver la bonne formule. Il est destiné à rassurer aussi bien qu’à structurer le temps en dehors de toute précipitation, comme un moment où l’on peut respirer.
Notre vie est scandée aujourd’hui par une multiplication de rites qui, autrefois, ne se célébraient qu’une fois. Il n’est pas rare d’expérimenter plusieurs configurations familiales au cours de sa vie, de changer d’emploi ou d’en cumuler plusieurs, de déménager au gré des circonstances, de construire un foyer puis, à la suite d’une séparation ou d’une perte d’emploi, de revenir vivre chez ses parents. Les « premières fois » se succèdent, comme si les bouleversements propres à l’adolescence se revivaient à chaque nouvelle étape, comme si l’état « adulte » (au sens de bien installé dans la vie, responsable et immuable) ne se concrétisait jamais une fois pour toutes. D’où l’affaiblissement qui accompagne la multiplication de nos « rites de passage ». Ils marquent certes une évolution, mais sans impliquer qu’il n’y aura pas de retour, de bifurcation, d’hésitation, d’autres rites futurs tout aussi importants.
Les rites du quotidien sont parfois féroces. Nous y voyons surtout le fait d’adolescents qui s’exposent et prennent des risques pour éprouver le sentiment d’exister, qu’il s’agisse de vitesse excessive ou de binge drinking. Or, tout le monde est concerné. Pensons aux traders ou autres spéculateurs financiers, aux sportifs face au dopage, aux professionnels sous pression, ou encore aux anonymes en quête de gloire, même éphémère, notamment par les réseaux sociaux. L’enjeu est de devenir un héros, quel qu’en soit le prix, pour échapper à la fadeur du quotidien ou à la crainte de l’avenir. Ce type de conduite est qualifiée d’ordalique lorsque la prise de danger est inconsidérée, qu’elle s’accompagne d’une excitation intense (« ça passe ou ça casse… »). La personne joue avec sa vie, mise sur sa chance, jouit d’un sentiment de terreur. L’ordalie était une épreuve judiciaire qui avait cours au moyen âge, pour décider de l’innocence ou de la culpabilité d’un individu en s’en remettant au jugement des forces divines (par exemple, celui qui marche sur des braises et s’en sort indemne est déclaré innocent ; un accusé jeté dans l’eau avec une pierre au cou flotte si le diable l’aide, coule et meurt s’il est innocent… certains scénarios laissent peu de chances pour s’en sortir). Dans le monde des écrans se joue parfois une « ordalie numérique », avec un public d’inconnus (qui remplacent la figure divine) pour se prononcer sur le destin d’un individu[4]. Si les réactions sont favorables, elles rassurent la personne sur ses capacités de séduire, de convaincre, ou sur sa force mentale pour surmonter les défis. En cas d’avis négatifs, l’estime de soi peut aller jusqu’au sentiment de n’être plus digne de vivre. L’affrontement numérique n’est pas une confrontation à l’autre, il « témoigne d’une difficulté à trouver ailleurs un regard significatif sur soi » (p. 651), d’un manque de lien et d’un manque de sens. Le rite vient à point nommé pour combler ce vide.
La conduite ordalique a longtemps caractérisé le regard porté sur les toxicomanes. Le psychiatre Marc Valleur[5] donne l’exemple du consommateur d’héroïne, conscient du risque encouru à consommer un produit dont rien ne garantit la qualité, à l’overdose potentiellement mortelle, réprimé par la loi et condamné par la société. Certains se l’injectent non pas malgré ces dangers, mais parce qu’ils existent. Ce phénomène est devenu constitutif de « la clinique du toxicomane » (p. 14), pour investir ensuite la compréhension du mal-être des jeunes et même de notre civilisation.
Depuis la nuit des temps, les psychotropes associés au rite ont pour fonction de relier l’individu ou le groupe à une entité supérieure au moyen de pratiques codifiées. Dans le chamanisme, le phénomène de transe, induit notamment par l’ingestion d’un végétal psychotrope, permet à l’homme de communier avec Dieu ou même de devenir Dieu. Historiquement, c’est à la Renaissance que le champ médical et le champ religieux ont bifurqué, chacun de leur côté, abandonnant la connaissance des herbes psychotropes aux sorciers, guérisseurs ou charlatans, libres de pratiquer leur art hors des sentiers balisés de la science et de la théologie[6].
Une autre césure prend place entre usage rituel et usage profane ou récréatif. Le tabac, par exemple, était utilisé lors de rituels anciens (les westerns nous ont familiarisés avec la scène du calumet de la paix). Depuis environ un siècle, il est massivement investi par les fumeurs qui le consomment en dehors de toute tradition et la plupart du temps en excès. Des études outre-Atlantique[7] signalent que, pour les anciens autochtones, fumer de façon récréative dénote un manque de respect vis-à-vis de la tradition. Un raisonnement analogue peut être posé concernant l’alcool, dont l’usage rituel subsiste d’une façon symbolique dans les églises chrétiennes. Dans sa consommation abusive, l’ivresse provoque un état de conscience modifié, sous une « forme inférieure de la mystique » qui se donne en spectacle et qui fait rire, comme la figure grotesque du clown à l’allure titubante, mais qui fait peur aussi, comme le zapoï et ses adeptes dont il ne fallait pas croiser la route. Mais attention : l’ivresse n’est pas la dépendance. La première se dénote par une scène d’exception, la seconde insiste et rejoue le scénario qui, comme un disque rayé, tourne sans fin. La dépendance est l’échec du rite.
Si la consommation de produits psychotropes d’usage courant a des relents de pratique rituelle désacralisée, certains hallucinogènes sont investis, aujourd’hui comme autrefois, pour une meilleure connaissance de soi et l’accès au monde des esprits. La plante est là pour soigner, pour instruire et pour guider, selon un protocole d’inspiration chamanique mais sans en conserver la tradition, à laquelle s’est substitué un rituel exotique ou alternatif pour des personnes déçues par la médecine officielle[8]. Il s’agit moins d’une pratique collective que d’un cheminement personnel en marge de tout fondement culturel.
Aujourd’hui comme autrefois, les rites offrent une parade à l’incertitude, au sentiment de solitude, au manque de sens. Ils déjouent le temps informe et le chaos, délimitent aussi l’espace entre un « moi » ou un « nous » par opposition aux « autres ». Tous partagent certaines composantes.
On dit souvent qu’un adolescent qui prend des risques (comme celui qui ne fait rien, d’ailleurs) « hypothèque son avenir », qu’il prend à l’avance le temps de la liberté et du repos auxquels, selon les normes qui sont les nôtres, il aura droit des années plus tard, quand il aura fourni les efforts pour les mériter. L’hypothèque en question est un temps mal utilisé.
Le rite en lui-même est un pharmakon, à la fois remède et poison. Il permet de juguler la peur du futur, de la mort, de la solitude, soit en organisant le temps d’une façon rassurante, prévisible, soit en l’annihilant, par exemple à l’aide de substances qui permettent de s’en extraire momentanément. Les conduites extrêmes donnent une illusion de maîtrise mais ne font que répéter le temps présent, sans lien avec le passé, sans projection possible dans l’avenir. Pour être constructif, le rite doit s’inscrire dans le temps du « sens commun », un temps sans héros ni martyr, pour nouer le passé avec un futur possible.
[1] Selon le Trésor de la Langue française (en ligne), le rite est une pratique réglée de caractère sacré ou symbolique puis, par analogie, une habitude de faire qui relève du quotidien. Rituel, comme adjectif, qualifie ce qui se rapporte au rite puis, comme substantif, fait référence à un ensemble de rites (par exemple, le rituel du carnaval englobe tous les rites qui en constituent la spécificité). Dans le langage courant, rite et rituel sont plus ou moins synonymes.
[2] VAN GENNEP A. (1909), Les rites de passage, Paris : Picard.
[3] VERNANT J.-P. (1987). « Entre la honte et la gloire ». Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 2, n°2, p. 269-299.
[4] LACHANCE J. (2015), « L’ordalie numérique », Adolescence, vol. 33, n° 3, p. 649-654.
[5] VALLEUR M. (2020), « Spiritualité et conduites ordaliques », Psychotropes, vol. 26, n° 1, p. 13-25.
[6] ROSENZWEIG M. (2008), Drogues et civilisations, une alliance ancestrale. De la guerre à la pacification, Bruxelles : De Boeck.
[7] JETTY R. (2017), « L’utilisation du tabac à des fins rituelles et le tabagisme chez les enfants et les adolescents autochtones du Canada », Paediatrics & Child Health, vol. 22, n° 7, p. 400–405.
[8] GHASARIAN C. (2017), « Altérités liminales. A propos de quelques usages contemporains de plantes psychotropes », Drogues, santé et société, vol. 16, n° 2, p. 55-75.