Méthadone : mémoires d’une désobéissance médicale

octobre 2018

Une interview du Dr Claire Remy, réalisée par Caroline Saal.

La désobéissance au quotidien a été l’histoire du (G)R.A.T, quand la prescription de méthadone était encore interdite. Comment ce collectif de médecins généralistes a-t-il vécu et défendu sa pratique malgré les interventions de la gendarmerie et de l’Ordre des médecins ? Quelles étaient les motivations ? Quel équilibre trouver entre risques judiciaires et valeurs personnelles ? Plongée dans une histoire profondément humaine.

Comment avez-vous commencé à prescrire de la méthadone à des personnes dépendantes à l’héroïne ?

En sortant de l’université, avec deux autres collègues, j’ai ouvert une maison médicale à Bruxelles, La Perche, chaussée de Forest. Le quartier a radicalement changé de nature en une dizaine d’années et sont arrivés des gens beaucoup plus désaffiliés, beaucoup plus acculturés, avec parmi eux beaucoup de toxicomanes. En 1982-83, éclate l’affaire Baudoir. Ce psychiatre prescrivait du Mephenon (méthadone injectable) à un groupe d’héroïnomanes bruxellois (200-300 personnes). Quand cette pratique a été connue, la patientèle a afflué chez lui en grand nombre. Il a été arrêté, condamné et emprisonné. Les attendus de son procès ont servi de cadre légal jusqu’à la conférence de consensus en 19941.

Baudour arrêté, nous avons été submergés par des demandes d’aide d’héroïnomanes en très mauvais état de santé. Nous étions démunis. À l’époque, Jean-Jacques Deglon a publié un livre décrivant le traitement des héroïnomanes à la méthadone. La légitimité scientifique de la pratique n’était pas établie, mais il nous a beaucoup inspiré. Nous avons reçu 180 demandes en six mois, bref une file colossale. Quelques médecins généralistes se sont regroupés dans le GRAT, le groupe de réflexion pour une action en toxicomanie. Au même moment, Jean-Pierre Jacques fondait un centre de méthadone, devenu le projet Lama.

Il faut dire que nous étions dans un contexte dit « pléthore ». Il y avait de nombreux médecins pour la quantité de patients : ils avaient le temps d’écouter leurs patients et de réfléchir aux accompagnements.

Les conditions d’exercice de la médecine ont été déterminantes ?

Ce n’est pas un hasard si les procès méthadone et avortement ont eu lieu à une époque similaire. Nos conditions de travail différaient effectivement de celles d’aujourd‘hui. Nous avions une disponibilité d’esprit et du temps pour le patient. Nous mettions du temps à nous construire une patientèle, et nous pouvions décider de dégager un après-midi pour travailler dans un centre d’avortement.

Notre réflexion était la suivante : la plupart des usagers de drogues ont une vie normale. Nous voulions les déstigmatiser, les accueillir plutôt que les renvoyer automatiquement dans le secteur spécialisé « toxicomanie ». Nous voulions préserver et développer un accueil dans la première ligne de soins, un accueil généraliste.

Nous cherchions aussi à construire un soutien particulier pour les médecins qui prennent des patients héroïnomanes. Nous avons rendu un travailleur social disponible dans la maison médicale, nous nous sommes formés progressivement … et nous avons reçu une menace de radiation par l’Ordre des médecins.

Comment l’Ordre des médecins a-t-il été informé ?

En cas de problème avec la Commission médicale provinciale, l’Ordre et la BSR² sont avertis. J’ai donc été convoquée. Le premier médecin m’a considérée comme une petite sotte. Il faut me voir débarquer : je suis une femme, je travaille dans une structure horizontale, un réseau, sans chef. À l’époque, c’était incompréhensible. Ma classe de médecine était la première à comporter 1/3 de femmes. Ca déstabilisait les pontes, les chefs de service avec des années d’expérience, de m’imaginer, moi, jeune femme cheffe. Et voilà que je leur répondais que nous n’avions pas de chefs.

J’ai été référée à la BSR. Le gendarme que j’ai rencontré m’a dit que la Commission était très négative, mais lui voyait que mes patients avaient cessé de créer des troubles depuis leur traitement à la méthadone. Il m’a dit « C’est ça qui compte pour moi ». Il a décidé de classer le dossier sans suite judiciaire. Par chance ! L’Ordre des médecins a été moins complaisant. Il défendait la corporation, l’image de la fonction. Nous avons reçu une injonction d’arrêter immédiatement tous les traitements, sous peine de procès avec menace de radiation.

Une radiation à l’Ordre des médecins, c’est ta mort professionnelle, l’interdiction d’exercer à vie. C’est une sentence décourageante. Je voulais être médecin depuis mon enfance, j’avais effectué ma scolarité dans ce but et je risquais de perdre mon métier à 32, 33 ans. C’était très dur, inimaginable. Nous nous sommes rendus à différentes convocations. Ce qui comptait pour l’Ordre, c’étaient des arguments médicaux. Nous avons répondu par notre philosophie: l’abstinence ne fonctionne pas ! Et il faut trouver un système d’accompagnement et de maintenance, dans la longueur et à la carte. Les gens viennent, comme ils sont. Nous accompagnons leur demande. Le sevrage est une éventualité si les gens le désirent, en prenant le temps. En cas de rechute, nous ne punissions pas, contrairement à d’autres centres méthadone. Nous ne parlions pas de réduction des risques, mais nous en faisions. Pensant que nous n’aurions pas les épaules, l’Ordre nous a imposé de réaliser un protocole d’évaluation de la qualité des soins et de l’impact sur les patients. Nous devions prouver que notre réseau fonctionnait.

« Ce n’est pas un hasard si les procès méthadone et avortement ont eu lieu à une époque similaire.  Nous avions une disponibilité d’esprit et du temps pour le patient. »

La radiation n’a pas été exécutée…

Nous avons eu un coup de génie ou un coup de chance, c’est selon ! J’ai acheté un ordinateur (c’était très cher, compliqué à programmer), nous avons commencé à travailler en groupe et nous avons rédigé un protocole d’évaluation des traitements. Je l’ai présenté au FNRS en 1988. Face à la visibilité croissante des dégâts de l’héroïne, le FNRS s’est montré intéressé. Quand le protocole a été accepté en 1989, l’Ordre des médecins était bien obligé de reconnaitre la validité de notre pratique. J’avoue que ça nous a beaucoup amusés.

Le médecin Yves Ledoux a commencé à utiliser le protocole. Nous l’avons testé six ans. Le protocole consistait, pour les médecins généralistes, à coter une vingtaine d’items de 0 à 4 au fil du temps et d’observer les évolutions de l’état de santé du patient. L’idée donc, c’était de faire le point tous les six mois et de déterminer si le patient était stable ou non. Le but n’était pas de remplacer la discussion mais de suivre objectivement le patient, avec recul. De semaine en semaine, il se peut qu’on ne remarque pas un changement. Au quotidien, vu le nombre de patients, tu n’es pas attentif à chaque détail. Quand tu prends ton cahier, tu te dis : « Sur les six mois, il n’a plus de logement, il a perdu trois dents, ses habits sont sales, ça ne va pas du tout ! », ou, au contraire : « Tiens, il a fait refaire ses dents, il a remis tous ses papiers en règle, il va bien ! ». Le médecin est le seul à connaître le patient, mais doit pouvoir s’arrêter et réfléchir. Nous pouvons le former, mais nous ne pouvons pas l’accompagner sur tous ses dossiers.

La circulaire nous autorisant de pratiquer a été attaquée par certains médecins. Elle est cependant restée la référence jusqu’à la conférence de consensus « méthadone ». Les bonnes pratiques recommandaient de recourir à la méthadone orale, de travailler avec des référents multidisciplinaires, d’être formé et supervisé.

Le R.A.T. est né officiellement en 1991. Le projet Alto a eu pour vocation d’étendre le projet à l’ensemble de la Wallonie. Les pouvoirs publics étaient demandeurs mais ont omis d’accorder les moyens nécessaires. La prescription de méthadone s’est répandue cependant.

Les médecins craignaient-ils d’être contrôlés ? Beaucoup continuent de dire qu’ils ne sont pas dans de bonnes conditions pour recevoir des usagers de drogues.

En réalité, il y a peu de contrôle. On travaille sans cadre légal véritablement documenté. J’ai l’impression que la peur de cette pratique ne vient pas du contrôle. J’ai eu beaucoup d’ennuis au début, mais depuis, en 30 ans, j’ai eu une dizaine de lettres de la Commission médicale ou de la Commission pharmaceutique, me demandant des explications. Mes réponses ont toujours clarifié les questionnements et les dossiers étaient clos. J’ai eu quelques demandes de l’Ordre de suivre l’un ou l’autre médecin, de le cadrer dans sa pratique, mais uniquement pour deux ou trois. Le R.A.T. précisait que nous pouvions donner un soutien technique, mais nous n’avions pas vocation à contraindre la pratique d’un médecin.

Attention aussi au fantasme des BCBG chez le généraliste et des pauvres malades mentaux dans le dispositif 0.5³. La différence de patientèle n’est pas vraie. Les médecins généralistes reçoivent toutes les franges de la population, même si, effectivement, pour aller chez un médecin généraliste, tu dois être capable d’arriver à ton rendez-vous plus ou moins à l’heure, de tenir dans la salle d’attente. Les patients des médecins généralistes se distinguent par leur compliance, pas par leurs revenus.

Nous voyons combien désobéir à la loi pour des pratiques que l’on estime légitimes comporte des risques. Comment viviez-vous avec la menace d’ennuis judiciaires, de radiation ? Quel était l’objectif : forcer les politiques à changer la loi, agir dans l’urgence ?

C’est difficile à dire. La prescription de méthadone, pour moi, c’était une évidence ! Avant la prescription de méthadone, j’avais pratiqué l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG). J’étais engagée dans le mouvement féministe avant d’être médecin. Dès mon diplôme, j’ai travaillé à Aimer à l’ULB. J’ai appris à faire un examen gynécologique puis une IVG. L’Ordre a été soutenant sur ce dossier. J’ai beaucoup milité politiquement. J’ai vécu mai 68. Je suis rentrée à l’université en 1969, dans la foulée. L’état d’esprit était différent, engagé. Les grèves ponctuaient chaque année. Tu t’arrangeais pour que la grenade lacrymogène ne te fracasse pas la mâchoire, mais tu y allais. Je croyais en un monde, et j’agissais en conséquence.

Dans le procès avortement (1983), nous avons tous été acquittés, malgré de lourdes peines prononcées4. Lors du procès en appel, nous nous étions rassemblés. Nous avons été acquittés par ce que Roger Lallemand5 a appelé l’erreur invincible : une erreur due à la croyance que c’est autorisé. Nous savions tous évidemment que c’était interdit, mais, ayant pratiqué dix ans sans réaction des autorités judiciaires, nous pouvions légitimement penser que c’était autorisé. Une fois acquittés, le débat sur la dépénalisation était lancé.

« Tu agis parce que tu estimes que tu ne peux pas faire autrement, parce que tu vois les statistiques de l’avortement clandestin ou celles de la mort par overdose. Tu compares : quand un médecin pratique, les personnes ne meurent pas. Tout simplement. »

Le risque de l’emprisonnement, c’était secondaire ?

La question est de savoir où tu mets le centre de gravité dans ta vie, à qui tu considères devoir rendre des comptes. Si tu considères que c’est à ton image dans le miroir le matin, tu fais ce que tu penses devoir faire, le mieux possible.

Je n’ai jamais vraiment cru à l’emprisonnement, ou je ne l’ai pas vu comme une menace grave. Ca peut être un accident dans ta vie. Tu ressortiras, tu te dis que tu n’as rien fait de suffisamment mauvais pour que la société t’abandonne là. Par contre, l’Ordre a radié des médecins. Parfois, pour des pratiques effectivement indéfendables : un médecin prescrivait du Temgésic à des groupes entiers, qui payaient très cher pour ça 6 Il a été radié pour vénalité. En revanche, des collègues du R.A.T. ont été suspendus quinze jours pour l’accompagnement de toxicomanes. 15 jours, c’est peu dans une vie, mais beaucoup sur le C.V.

L’éthique est indispensable. Je fais mon travail le mieux possible : je n’ai jamais pratiqué d’avortements sans précautions et en risquant la vie d’une femme, mais toujours dans des conditions médicales irréprochables, selon des règles que l’association s’était données. Je n’ai jamais prescrit de méthadone injectable, trop instable. Nous faisions ce que nous estimions notre boulot. On a vu des gourous, avec des groupies, se pavaner devant les journalistes et utiliser des patients pour aller témoigner. Très peu pour moi ! Tu agis parce que tu estimes que tu ne peux pas faire autrement, parce que tu vois les statistiques de l’avortement clandestin ou celles de la mort par overdose. Tu compares : quand un médecin pratique, les personnes ne meurent pas. Tout simplement.

Le SIDA est arrivé. Nous voyions les conséquences dramatiques. En tant que médecin, tu sais que, si, maintenant, il n’y en a que cinq, l’inaction en contaminera 50 rapidement. Cinq, c’est déjà trop. C’est comme le réchauffement planétaire, tu le vois venir, sauf que, avec le SIDA, tu peux faire quelque chose, à ton échelle. Alors que la contamination dans le milieu gay a peu ému la plupart des politiques, la peur de la contamination des non-toxicomanes par les toxicomanes a plus mobilisé.

Le soutien et la pratique en collectif ont du jouer un grand rôle dans la motivation ?

Je me suis sentie soutenue par mes proches, par les autres praticiens, par la police aussi. Le gendarme reconnaissait les bienfaits de la délivrance de méthadone, il avait classé le dossier sans suite.

C’est intéressant, quand la police, représentante de l’ordre, de la loi, admet une inadéquation de la loi, l’échec de la prohibition, et devient une alliée.

Je suis une vieille militante, je me méfie des interventions policières, mais il ne faut pas sous-estimer l’intelligence globale de la fonction policière. Certains identifient des pratiques indéfendables et pensent ! Le type qui prescrit de la méthadone à prix d’or dans un bistrot, ce n’est pas défendable. Le type qui en plus prescrit pour une fellation, c’est encore moins défendable. A ce moment-là, l’Ordre, la police font leur boulot. Ils sont parfois plus proches de nous que certaines autorités politiques, qui veulent garder un électorat à n’importe quel prix. Aujourd’hui, avec des partis comme la NV-A, c’est l’ère du fascisme à la papa : pense comme ci, sois irréprochable, fais ceci, pas cela, porte un costume et une cravate. Je ne sais même pas s’ils le pensent. Je crois qu’ils sont tout à fait capables de voir la réalité et l’échec de la prohibition. Mais ce sont des idéologues.

Nous, nous agissions parce que nous savions qu’il y aurait des conséquences concrètes, réelles, pas à l’échelle planétaire, mais sur beaucoup de personnes. Pas seulement celles que tu traites, mais tous celles qui sont autour. Pour moi, c’était très motivant. Imaginer 50 personnes mortes parce que tu n’as pas eu le courage de faire une intervention endo-utérine, nous n’aurions pas pu. Nos combats ont d’ailleurs abouti : l’avortement clandestin a disparu et la méthadone a eu droit de cité.


1. Une conférence de consensus est une réunion entre pairs, experts, praticiens de terrain dont l’objectif est de déterminer un consensus scientifique et éthique sur une question. Démarche récurrente en médecine, elle se base sur l’état des connaissances pour définir un cadre commun de bonnes pratiques.
2. La Brigade de Surveillance et de Recherche (BSR) était une subdivision de la gendarmerie belge.
3. Le dispositif 0.5 désigne les services de réinsertion médicale, c’est-à-dire l’accès bas seuil à des soins infirmiers ou médicaux (infirmiers de rue, médibus…).
4. Claire Remy a écopé de 18 mois de prison avec sursis.
5. Docteur en droit, avocat de différents médecins arrêtés pour avortement, sénateur socialiste de 1979 à 1999, Roger Lallemand était le coauteur de la loi de dépénalisation de l’avortement en Belgique.
6. Le Temgésic est un antalgique puissant, apparenté à la morphine.