Pourquoi (se) former au(x) jeu(x) ?

juillet 2014

L’ASBL Ludo est partenaire de l’année de spécialisation en « sciences et techniques du jeu » qui a démarré en septembre 2013 à la Haute École Paul-Henri Spaak et à la Haute École de Bruxelles. Michel Van Langendonckt, cheville ouvrière de la mise en place de cette formation, nous en expose les principaux objectifs. Il est temps de prendre le jeu au sérieux nous dit-il, et de renforcer les compétences des professionnels des secteurs social, pédagogique et paramédical en la matière. Le jeu, par ses dimensions psycho-socio-éducatives, a en effet entièrement sa place au sein du travail social.

Pourquoi cette formation en sciences et techniques du jeu (1) ?

Le jeu nous construit, nous entretient et, au besoin, nous répare. Il est temps de le prendre au sérieux. Un master « sciences de l’éducation » en sciences du jeu et des formations diplômantes (BAC +3) de ludothécaire existent en France depuis plus de trente ans, il était grand temps que la Belgique francophone emboîte le pas.

À qui s’adresse-t-elle ? Comment a-t-elle été mise sur pied ?

Nous avons profité de l’appel à projet de formations « innovantes » du ministre de l’Enseignement supé- rieur, Jean-Claude Marcourt émis en octobre 2011. La Haute École Spaak IESSID forme des assistants sociaux et des bibliothécaires documentalistes. En tant que président de Ludo ASBL, association de promotion culturelle du jeu, j’avais regretté que leur formation ludique soit pour ainsi dire inexistante. La directrice, Nadine Vanden Borre, saisit la balle au bond…

Avec ses collaborateurs, Natacha Wallez et JeanSébastien Vandenbussche, nous avons rapidement réuni un comité d’experts et commencé à monter le dossier. La potentialité de la formation s’est rapidement révélée plus large que prévue, intéressant les professionnels du secteur social, mais également ceux du pédagogique et du paramédical.

Nous avons obtenu le soutien et l’aide de la directrice de la Haute École de Bruxelles — catégorie pédagogique Defré, madame Dierkens, d’où le résultat final: une année de spécialisation en co-diplomation des deux Hautes Écoles. Nous avons finalement opté pour une spécialisation généraliste sur le(s) jeu(x) ouverte à tout titulaire d’un grade de bachelier. Ceci impliquait une année complète (750 heures) et de plein exercice, mais organisée à horaire adapté afin de permettre de suivre les cours tout en travaillant en journée.

En février 2012, ce projet fut le seul à obtenir l’agréation du Conseil supérieur social à l’unanimité dans le cadre de l’appel du ministre.

Au bout d’une année de travail et de péripéties supplémentaires, la convention était enfin signée, l’accord du cabinet obtenu et l’équipe pédagogique, largement pluridisciplinaire, réunie. Le 15 septembre 2013, 18 étudiants assistaient aux premiers cours…

Quel est l’intérêt du jeu (et de la formation) pour les professionnels ?

Prendre le jeu au sérieux nous aide d’une part en tant qu’être humain à faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux et ainsi à faire face aux difficultés de l’existence avec une attitude ludique et constructive. Cela nous apprend d’autre part en tant que professionnel à mieux identifier les circonstances favorables à l’utilisation du jeu et à adapter, à créer des outils ludiques adéquats et efficaces pour nos pratiques respectives. Le jeu est interdisciplinaire par nature et concerne chaque être humain, il faut pouvoir l’envisager sous toutes ses facettes permettant d’élargir notre point de vue « tubulaire ».

Éducateurs et enseignants spécialisés, travailleurs sociaux, assistants en psychologie, logopèdes, ergos, kinés, infirmiers… ont des métiers différents, mais que ce soit au niveau de la prévention ou de la remé- diation, ils sont tous amenés à s’occuper de publics fragilisés. Le jeu (le jouet) dans la créativité, l’autonomie et les jeux (à règles) dans la socialisation, la confrontation aux normes, l’acquisition de savoirs et de compétences leur fournit ici et là un outil inestimable qui plus est doté d’une pédagogie du détour, une motivation du plaisir ou du défi intrinsèque. La démarche ne s’improvise pourtant pas, encore faut-il à la fois bien connaître son métier et connaître le(s) jeu(x)…

En tant qu’éducateurs passeurs de culture, les (ludo) bibliothécaires, naturellement, mais aussi les autres dans leurs métiers d’enseignant, de parents ou d’êtres humains se doivent de mieux appréhender les jeux dans toutes ses dimensions.

Quelles sont-elles ?

Il y a au départ dans tout jeu, la dimension première de plaisir désacralisé; il y a ensuite les aspects psycho-socio-éducatifs non moins essentiels ; il y a encore les aspects de création (immatérielle ou en 3 dimensions) à valeur économique; il y a enfin la 4e dimension: les jeux sont des miroirs d’hommes en un temps et un lieu déterminé, ils font partie de notre patrimoine culturel.


(1) Propos recueillis par Alain Lemaitre

N’y a-t-il pas une tension avec une certaine définition du jeu comme activité en soi à l’écart des activités « sérieuses » et des objectifs d’apprentissage qu’on voudrait lui faire porter ?

Tout d’abord, on peut s’amuser au travail et s’ennuyer en jouant. Le jeu n’a ni le monopole ni la garantie du plaisir.

Ensuite, l’opposition travail/loisir apparaît de plus en plus manichéenne si pas dépassée. À cet égard, la vision univoque du jeu assumé comme un manécessaire de distraction pour permettre le sérieux a pourtant la dent particulièrement dure. Et pour cause, cette idée est ancrée dans nos racines culturelles helléniques et plus encore judéo-chrétiennes. Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote se demande si « l’homme cultivé et appartenant à une civilisation raffinée peut chercher son délassement même dans le plaisant badinage et le jeu ». Sa conclusion est affirmative mais il ajoute: « puisqu’il doit y avoir dans la vie aussi du délassement… l’homme doit y trouver le milieu entre le trop et le trop peu »; il appelle cette vertu « l’eutrapélie ». Saint Thomas d’Aquin reprendra cette notion qui sera ensuite intégrée à la doctrine chrétienne avec une connotation de plus en plus péjorative comme exemple d’une nécessaire tempérance. Le divertissement est dès lors plus toléré qu’accepté comme adjuvant au travail; loisir et oisiveté étant fréquemment confondus. Le divertissement assumé comme mal nécessaire sera également central dans les Pensées de Pascal.

Depuis Freud, nous devrions pourtant savoir que « le jeu n’est pas l’inverse du sérieux, c’est l’inverse de la réalité ». C’est plus précisément l’acceptation d’entrer momentanément dans une réalité seconde (une « fiction réelle » écrit Brougère) qui nous permet de nous distraire, mais surtout d’expérimenter des stratégies, vivre des expériences et des défis, bref apprendre, sans éprouver la pleine piqûre du réel. Enfin, ce n’est pas l’apprentissage qui est sérieux c’est l’évaluation, la certification.

Le jeu ne convient sans doute pas vraiment pour évaluer de manière certificative (ou alors sous la forme du jeu pédagogique, à la « ludicité » altérée). Mais, bien utilisé, il permet de très précieuses (auto) évaluations formatives et aide à préparer, à dédramatiser les autres.

En matière d’apprentissages, au-delà de quelques faiblesses, les pédagogies actives (et la pédagogie du jeu n’est pas la moindre) ont prouvé leur efficacité notamment (mais pas uniquement) sur le plan de la remédiation. Officiellement le décret-missions de 1997 et la réforme de l’enseignement en Fédé- ration Wallonie-Bruxelles les encouragent dans un idéal démocratique de progrès social.

Le jeu a-t-il vraiment sa place dans l’éducation formelle jusque dans les classes ?

Oui, assurément. Pour les détracteurs du jeu en classe, le jeu doit être gratuit, sans conséquences. « Jouer en classe ce n’est plus du jeu, c’est un détournement pédagogique ». De plus il doit être libre, « jouer en classe c’est jouer sous la contrainte ». Cette double confusion provient de la définition classique du jeu par Huizinga (1938) que l’on retrouve chez Caillois (1958, les jeux et les hommes). Le jeu est certes « une activité réglée, séparée, fictive, incertaine », mais elle n’est assurément jamais sans conséquences fût-ce en termes d’estime de soi, d’expérience. Pour le Larousse, « Le jeu est une activité qui, dans le chef de celui qui s’y adonne, n’a d’autre but que le plaisir qu’elle procure. » Certes, et c’est ce plaisir qui rend la motivation à la tâche intrinsèque; encore faut-il le définir… plaisir de se détendre? Plaisir d’apprendre? De relever un défi?

Quant à l’enseignant, l’éducateur ou le parent, rien ne l’empêche d’y mettre d’autres intentions qui vont au-delà de ce plaisir…

Libre? Oui, sans doute, mais ni plus ni moins que toute autre activité scolaire. La liberté est inhérente à l’homme. Forcer un enfant à suivre une leçon quelle qu’elle soit est impossible, l’école des châtiments corporels ou psychiques n’est pas une école. Par ailleurs, le jeu n’est évidemment jamais totalement libre… Une forêt, une chambre d’enfant, une ludothèque, une classe, une culture, une éducation, le jeu est toujours conditionné par un environnement donné. Mais, surtout, il n’est jamais totalement contraint… ceux qui croient l’inverse ne jouent pas assez. Peu importent les circonstances, l’expérience montre que le joueur bascule bel et bien dans une réalité seconde et oublie d’entrée de jeu qu’il est à l’école, en classe ou chez lui, dans sa chambre; une seule réalité existe, celle du jeu.

Pourquoi dans ce cas ne pas l’utiliser plus ?

J’y vois au moins 4 raisons:

  1. Un effet d’inertie général dans l’application du décret-missions: pouvoirs organisateurs, directions d’écoles, parents et plus encore enseignants affichent un manque d’adhésion face à l’ambitieux chantier de réforme de notre enseignement demandant paradoxalement plus à la profession dans un contexte de restriction budgétaire. Afin de produire des effets positifs, toute pédagogie active (et notamment la pédagogie du jeu) et/ou différenciée nécessite au contraire plus de temps et/ou de moyens que les méthodes expositives traditionnelles.
  2. Les réticences à l’égard du jeu en classe s’expliquent plus encore par un déficit important d’information et plus encore de formation des parents, des enseignants et des autres professionnels de l’éducation (ludothécaires compris!) en matière de pédagogie du jeu.
  3. Le caractère peu quantifiable d’une pédagogie ludique en termes d’efficacité apparaît particulièrement pénalisant dans la culture ambiante de l’audit, du chiffre et de l’évaluation.
  4. Enfin, la difficulté d’utilisation pédagogique de jeux en classe est réelle. La démarche ne s’improvise pas. Il ne suffit pas de décréter son utilité, il faut la nuancer, l’accompagner afin d’en circonscrire les pratiques favorables et d’en prévenir les abus. De plus, la question du jeu en classe divise jusqu’aux milieux scientifiques. Dans le secteur de l’éducation en mutation, les identités professionnelles en devenir (enseignants, orthopédagogues, éducateurs, animateurs, ludothécaires, école des parents…) paraissent interférer sur ce débat par un positionnement défensif plutôt que de travailler en relais complémentaires de constellations éducatives salvatrices pour l’enfant (Cyrulnik, 2007). En l’absence d’une théorie générale du jeu, un approfondissement de la recherche en la matière s’avère plus que jamais nécessaire.

Comment concrètement s’articule le programme de cette formation ?

La formation est à la fois théorique et pratique, elle forme des « intellectruels ».

Trois axes généralistes importants rythment le premier quadrimestre:

  • Les aspects ludologiques généraux tels l’histoire, la socioanthropologie du jeu, des jeux et des jouets ou les apports du jeu en psychologie du développement.
  • Les aspects ludothéconomiques tels la connaissance et la classification des objets de jeux ou la gestion d’une ludothèque ou d’une séance de jeu (y compris stage professionnalisant).
  • Le « game design » et la créativité par la réalisation en équipes d’un jeu de A à Z.

Le second quadrimestre se centre sur:

  • L’animation, la mise en jeux et la gestion de groupes par des jeux de rôles.
  • Les apports pédagogiques et les aspects didactiques des jeux.
  • L’utilisation et l’adaptation des jeux en remédiation avec des publics spécifiques.
  • La valorisation de ses réalisations par des cours tels la gestion de projet et l’aménagement d’espaces ludiques ou la connaissance des filières professionnelles et de l’actualité des jeux et jouets.

Enfin et surtout

  • Le projet personnel de l’étudiant par des séminaires optionnels et la réalisation d’un stage et d’un travail intégré de son choix.

Plus d’infos sur www.ludobel.be